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Qui perd gagne

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Extrait : "En 1887, Farjolle se décida à épouser sa blanchisseuse. A l'âge de trente ans, c'est une des plus graves résolutions que puisse prendre un homme. Mais, vraiment, cette existence d'hôtels meublés, de garnis vagues d'où on l'expulsait sans pitié dès qu'il n'avait plus d'argent, devenait intolérable. Ainsi, depuis des années, il trainait du quartier Latin à Montmartre, et parfois jusque dans les ruelles des extrêmes faubourgs."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.

• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I
I En 1887, Farjolle se décida à épouser sa blanchisseuse. À l’âge de trente ans, c’est une des plus graves, résolutions que puisse prendre un homme. Mais, vraiment, cette existence d’hôtels meublés, de garnis vagues d’où on l’expulsait sans pitié dès qu’il n’avait plus d’argent, devenait intolérable. Ainsi, depuis des années, il traînait du quartier Latin à Montmartre, et parfois jusque dans les ruelles des extrêmes faubourgs, une vieille malle, seul objet au monde dont il fût propriétaire. Cette malle eût contenu, à la rigueur, douze chemises, un habit noir et deux vêtements complets, en forçant un peu. Des circonstances indépendantes de sa volonté avaient toujours empêché Farjolle de faire cette expérience. Lorsqu’il abandonna ses études de médecine, après un examen malheureux, il vécut d’abord dans les tripots qui, à ce moment-là, pullulaient. Le long des boulevards, leurs larges fenêtres aux rideaux rouges raccrochaient les passants, et de la Madeleine à la Bastille, un pstt ! continuel vous attirait autour des cagnottes profondes. Il suffisait, pour entrer, de présenter poliment sa carte au valet de pied. Farjolle se nourrit quelques mois des miettes qui tombaient de la table de baccarat, empruntant, jouant, truquant. Puis il se lia avec des agents de publicité et esquissa ce métier de la réclame fantastique et indéfinissable. Cela lui procurait, de temps en temps, un billet de banque qu’il risquait aussitôt. À vingt-cinq ans, il retourna chez lui, à Rouen, où sa mère venait de mourir ; il y resta trois mois pour liquider la situation et rentra à Paris avec quinze cents francs environ. Pendant le trajet en chemin de fer, l’idée lui surgit d’employer cette somme à une œuvre pratique, comme l’achat d’un mobilier et le payement des dettes pressantes. À la deuxième station, il se voyait installé dans un petit entresol de la rue de Douai qu’il avait visité jadis par curiosité ; à Mantes, son projet lui parut irréalisable, et, lorsqu’il franchit les fortifications, il ne se faisait plus aucune illusion sur le sort de son héritage. En effet, le même fiacre qui porta ses bagages dans un hôtel le conduisit à son tripot familier où il perdit, à quelques sous près, les quinze cents francs, dans la nuit. Le lendemain, il se réveilla à cinq heures de l’après-midi et sourit sans amertume en pensant à l’entresol de la rue de Douai. Il se rappela qu’il avait rendu la veille un louis à un garçon de jeu et il se hâta d’aller le lui réemprunter. Son existence ordinaire recommença. Ses histoires de femmes étaient fort simples, ses intrigues ne variant que suivant le prix qu’il y mettait et la rue qu’il choisissait. Une fois, pourtant, il se crut amoureux d’une modiste, lui fit la cour et le soir du rendez-vous définitif n’eut pas d’argent pour lui payer à dîner. Il ne sut jamais où avait dîné la modiste ce soir-là. Le souvenir de cette aventure s’effaça bientôt. La trentième année le surprit sans qu’il lui fût arrivé quelque chose de saillant ou d’imprévu, un grand chagrin, une joie, une émotion. Il avait essayé de plusieurs professions sans s’y appliquer et sans réussir. Trois ou quatre mois reporter au journal l’Informé où il gagnait par-ci par-là vingt-cinq francs les jours d’incendie ou de catastrophe ; quelques mois aussi employé chez Letourneur, le grand banquier. L’habitude de passer la nuit au cercle et de se lever à l’heure du dîner étant incompatible avec un travail assidu, il renonça bientôt à toute occupation régulière et se borna à traiter de menues affaires de publicité, suivant l’occasion. Il ne montrait une apparence de volonté et d’audace que dans cette lutte avec le client, et les rares fois qu’il se leva avant midi, ce fut pour forcer des industriels à « faire de la réclame » dans l’Informé. Un hasard heureux – la publicité de Bretelles écossaises, conquise par un vigoureux boniment – lui permit de payer quatre-vingts francs par mois deux pièces meublées dans la rue des Martyrs. Une suite de coïncidences fortuites lui fit solder son loyer exactement et il eut, pour la première fois de sa vie, la sensation d’un crédit quelconque dans un quartier. La conquête de la patronne de la Blanchisserie des Martyrs le récompensa de sa sage conduite et de sa bonne tenue. Certes, elle était désirable, Mme Emma Favard, vue surtout au milieu des cinq chétives et maigrelettes ouvrières qui, toute la journée, dans la boutique, s’éreintaient le fer à la main. Celles-ci ne parlaient de la patronne qu’avec respect et aucune n’eût osé risquer la moindre gouaillerie à son sujet, car elle imposait par son allure résolue et la hardiesse de ses yeux noirs. Non pas qu’Emma Favard étalât avec une ostentation de mauvais goût une vertu d’ailleurs inusitée sur la butte Montmartre. – Tiens ! mes petites, leur disait-elle en leur offrant, après le travail, du vin blanc et des marrons, vous pensez bien qu’à vingt-neuf ans, je n’en suis pas à ma première bêtise. Mais je n’ai jamais pris le premier venu et je ne me suis pas donnée à tort et à travers, comme Joséphine que voici. – Oh ! Madame, hasarda Joséphine, une grande de vingt-deux ans, très paresseuse. – Vous êtes idiote, ma chère, à votre âge et avec une figure pareille… mais oui, un brin de toilette, vous seriez gentille. Vous êtes idiote de traîner dans les bals avec des pas grand-chose. Je ne vous conseille pas la vertu, ça ne me regarde pas, et d’ailleurs il est trop tard. Seulement soyez raisonnable et ménagez-vous. Un jour, vous aurez peut-être besoin de votre frimousse, et vous l’aurez usée dans les bastringues. Vous ne supposez pas que vous vous tirerez d’affaire en repassant des chemises, n’est-ce pas ? Les ouvrières, attentives et intéressées, souriaient : – Voulez-vous que je vous avoue tout, continua la patronne. Eh bien ! j’ai vingt-neuf ans, je suis plutôt bien, hein ?… – Rudement bien ! murmura Joséphine. – Et vous me croirez si vous voulez, j’ai eu quatre hommes, pas un de plus, pas un de moins. Le premier, à dix-huit ans, pour commencer, quand je travaillais chez une modiste, rue Nollet, aux Batignolles. Il m’a duré trois ans ; il était très gentil : je ne sais pas ce qu’il est devenu. De vingt et un à vingt-cinq ans, deux autres. Je ne vous donne pas de détails, c’est toujours la même chose. À vingt-cinq ans, un chef de bureau du ministère est devenu amoureux de moi ; j’ai demeuré avec lui jusqu’à l’année dernière. Il n’avait pas beaucoup d’argent, mais j’ai tout de même trouvé le moyen de faire des économies, quatre mille francs. Et quatre mille francs qu’il m’a donnés quand il s’est marié, ça fait huit mille. Je ne l’ai pas trompé, parce que les difficultés dans l’existence, ça m’ennuie. Alors, j’ai pris cette boutique pour m’occuper, et voilà un an que ça marche. – Et depuis le chef de bureau, Madame ? Rien ?… demanda une des ouvrières. La patronne réfléchit un instant. – Rien, jusqu’à il y a huit jours. – Le monsieur du quinze, un brun ! s’écria Joséphine. – Monsieur Farjolle ! Je l’avais deviné, dit une autre. Elle avoua sans réticences. – Oui, M. Farjolle, M. René Farjolle. Je me suis laissée aller. – Il est très gai, fit remarquer Joséphine, et il a l’air d’un bon garçon. – Maintenant, bonsoir, mes enfants. Mon amoureux va venir : c’est son heure. Il faut fermer la boutique. Au début de leur liaison, Farjolle arrivait vers dix heures du soir et il couchait dans la chambre de la patronne, située à l’entresol au fond de la cour. Il s’en allait le matin avant déjeuner pour surveiller quelques clients, mettre en train des affaires, voir des camarades dans un café de la rue Montmartre. Ils couchaient parfois chez lui à l’hôtel et, alors, Emma réparait un peu le désordre de son installation sommaire de garni, cousait des boutons à ses vêtements, enlevait des taches. Ils se plaisaient l’un à l’autre beaucoup et n’avaient pas, au courant de leurs nuits communes, une minute de regret ni d’amertume : lui, délivré enfin de l’écœurement de ses amours ordinaires ; elle, désennuyée par la bonne humeur de Farjolle et le sans-gêne de ses façons. Il lui raconta sa misère, sa décave, comme il disait d’un mot plus élégant, qu’il s’était souvent passé de dîner et qu’il avait couché sur les canapés des tripots. Ces histoires l’amusaient. – Oh ! moi, s’il me fallait être inquiète du lendemain, je crois que j’en finirais avec l’existence… Je n’ai jamais souhaité de faire la fête et j’aurais pu, cependant… Être tranquille et m’amuser gentiment quand l’envie m’en prendra, je ne désire rien de plus. Leur liaison durait depuis trois mois. Ils dînaient maintenant tous les soirs ensemble, tantôt au restaurant, tantôt chez Emma par économie. Car la patronne connaissait la cuisine, le ménage et tout ce que comporte l’éducation des femmes à Montmartre. Un matin, de bonne heure, ils furent réveillés par des coups très violents frappés contre la porte de la chambre. Farjolle sauta à bas du lit, pris de la vague inquiétude de quelque chose de désagréable. – Qui est là ? – Ah ! c’est vous, monsieur Farjolle ! cria une voix bourrue. Je vous trouve enfin, ouvrez donc. – Je ne peux pas, je ne suis pas seul ; mais je passerai chez vous cette après-midi… à trois heures juste, répondit Farjolle, croyant se débarrasser de son créancier par la précision de sa promesse. Le visiteur tourna le bouton de la porte et appuya. En même temps, il chassait du pied les deux bottines disposées le long du mur, et ce geste brutal signifiait évidemment : « Quand on a des bottines comme ça, on paye ses dettes. » – Je resterai ici tant que vous n’ouvrirez pas. J’en ai assez, à la fin, eh ! Monsieur !… Si ça n’est pas honteux de ne pas payer sa nourriture… Voulez-vous ouvrir, oui ou non ? Emma se leva brusquement, en colère : – Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ? – C’est le patron d’une table d’hôte où j’ai mangé l’année dernière… Je lui dois une note. – Beaucoup ? – Deux cents francs, je crois, à peu près. – Il faut le payer, c’est assommant, ce potin ! Elle ouvrit la porte. Le créancier se précipita dans la chambre et s’arrêta court en voyant Emma, en camisole, qui le regardait courageusement. Il tendit un papier quelle lui arracha des mains. – Asseyez-vous là, et tâchez de vous tenir tranquille. Je vais chercher de la monnaie… Vous n’aurez pas beaucoup de clients, vous, avec ces manières-là… Elle traversa la rue, rentra chez elle et revint bientôt. – Acquittez votre note, on va vous payer, dit-elle au créancier qui s’empressa de remplir cette formalité. Et il disparut, avec le remords de n’avoir pas fait à Farjolle un crédit plus important… Alors, Emma s’approcha de son amant, qui, assis sur le bord du lit, semblait tout penaud, et l’embrassa. – Es-tu bête de te faire de la bile pour cette misère ! murmura-t-elle doucement. Tu me dois deux cents francs : voilà un malheur ! – Je les trouverai cette après-midi, je m’arrangerai, répliqua Farjolle, je ne veux pas de ça… – Tais-toi donc, ce n’est rien. Tiens ! tu ne sais pas, si j’étais riche ? Je payerais tes petites dettes, les plus ennuyeuses, celles qui gênent dans la rue. Je suis sûre que c’est ça qui t’empêche de gagner de l’argent et de te créer une position… – Peut-être. – Tu es gentil, au fond, et je t’aime bien. Quand tu serais riche, ce serait ton tour, n’est-ce pas ? Elle répéta à plusieurs reprises : – Je t’aime bien, va, je t’aime bien. Nous sommes très amis, nous deux, mon chéri. Cette circonstance rendit leur union plus intime. Le soir, Farjolle lui tendit cinquante francs, empruntés au cercle, en lui disant : – C’est tout ce que j’ai pu trouver. J’aurai le reste demain. Elle refusa de les prendre et il consentit à les garder. Les jours suivants, ils eurent des conversations sérieuses. Elle l’interrogea sur son métier et lui demanda en quoi il consistait. – La publicité, en quoi ça consiste ? Hum ! ce n’est pas commode à t’expliquer. On fait un peu de tout… Il lui montra la quatrième page d’un journal qu’il avait dans sa poche. – Regarde là : Bretelles écossaises, les seules qui ne rétrécissent pas. C’est moi qui ai levé cette affaire-là, ça me rapporte cent cinquante francs par mois. Mais c’est une bagatelle : on peut gagner énormément d’argent. – Il y a de l’avenir alors ? fit-elle. – Je connais des gens qui gagnent deux cent mille francs par an les bonnes années… Un tas d’affaires autour… C’est le meilleur métier aujourd’hui… Fichus, les autres ! Seulement il faut de la chance, des relations. Ça viendra… – Deux cent mille francs par an ! C’est trop, mon chéri. On serait si heureux avec dix ou douze mille, vingt mille au plus. – Vingt mille ! le petit Velard, que je vois au cercle et qui a vingt-cinq ans, les gagne les vingt mille, et il commence à peine… Ah ! on va vite, mais les débuts sont joliment durs quand on n’a pas de relations. Emma voulait des détails. Comment des négociants, des industriels, dépensaient-ils tant d’argent pour que leurs noms soient dans les journaux ou sur les murs ? quel intérêt ?… – Quel intérêt ? ma pauvre enfant, tu n’es pas assez au courant pour te rendre compte de ces choses-là… Sans la réclame, la publicité, personne ne vivrait plus maintenant. Il n’y a qu’à en profiter. Elle restait interdite sous le mystère de ce métier bizarre et sentait confusément que Farjolle avait raison. Ils ne se quittèrent presque plus et combinèrent des projets pour l’avenir. Emma négligeait la blanchisserie, ce qui inspira à Joséphine cette réflexion : « La patronne se dérange. » Ses soupçons s’aggravèrent lorsque la patronne l’envoya en tournée chez les clients, réclamer les notes et réaliser. Enfin, Emma avoua ses nouvelles dispositions. Décidément elle lâchait la blanchisserie et le commerce ; elle avait trouvé un acquéreur. – Oui, ma petite Joséphine, je me marie… Joséphine et les autres ouvrières furent subitement émues par la gravité de ce mot. – Vous vous mariez sérieusement ? – À la mairie et à l’église ; je deviens Mme Farjolle. Le mariage avait été décidé entre eux, très rapidement. Au fait, pourquoi se « coller » et se priver des avantages d’une situation régulière ? Ça résolvait aussi la question d’argent qui aurai fini par se compliquer. Le passé d’Emma et le passé de Farjolle se valaient et l’indulgence réciproque pour les petits accidents de l’existence n’est-ce pas ce qu’il y a de plus commode en ménage ? Et puis, qui le saurait ? Farjolle n’était rien, et personne n’avait intérêt à connaître sa vie. D’ailleurs ils allaient s’installer dans un autre quartier. Le mariage eut lieu dans le plus bref délai. Emma prit comme témoins deux clients, et lui, deux anciens camarades de la rive gauche qu’il rencontrait de temps en temps au café. À cette occasion, la patronne offrit à dîner à ses anciennes ouvrières et les quitta en leur recommandant de ne pas trop se galvauder. La nuit de leurs noces, ils ne se crurent pas obligés de faire des excentricités.

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