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2024 Words
Prudemment, il rentra sans bruit rue de Beaune, monta à son cabinet de travail, chercha son Annuaire et vit que le régiment dont il devenait le chef occupait Vienne, l’ancienne ville romaine, bien déchue de son antique splendeur, mais agréablement située sur les bords du Rhône, à proximité de Lyon. Ce fut un Dictionnaire géographique sous le bras qu’il aborda sa femme et ses filles. La vue de cet in-folio déconcerta Judith. S’agissait-il donc de quelque bourgade ignorée, de quelque petite ville obscure ? – Tout va bien ! se hâta de dire l’excellent homme en rassurant son monde par un sourire encourageant. -Dites vite, fit Judith avec impatience. – Mon régiment est la fleur de l’arme comme composition, tradition, discipline. – Hussards ? interrogea Judith, qui songeait au brillant uniforme. – Lanciers ? demanda Hortense, qui réfléchit que son père n’aurait peut-être pas à changer le sien. Le colonel, lui, n’y avait même pas songé. – Le 17e hussards ! répondit-il triomphalement. Il y eut un murmure de satisfaction, puis quatre voix curieuses demandèrent : – Et la ville ? Le colonel ouvrit son Dictionnaire géographique. « Vienne, dit-il, 20 000 habitants, département de l’Isère, ancienne province du Dauphiné, sur la rive gauche du Rhône, sous-préfecture, tribunal de première instance, tribunal de commerce. » – Sous-préfecture ! répéta Judith avec une moue dédaigneuse. – « Fabrique de ratines, continua le colonel, draps, toiles, ouvrages en acier et en cuivre, papier vélin, verreries, fonderies, hauts-fourneaux. » – Ville de commerce : tout y doit abonder, opina Hortense avec satisfaction. – « La cathédrale, ou église Saint-Maurice, est un fort beau monument gothique. La ville abonde en ruines d’un grand intérêt. » – Ah ! tant mieux ! cela m’intéressera à visiter, dit Marcelle. Madame de Clarande ne demandait rien ; mais un regard d’intelligence, que lui décocha son mari, lui apprit que ses intentions avaient été remplies et que le 17e hussards, selon toute probabilité, lui offrirait une abondante pépinière de gendres. Les quelques jours qui suivirent furent employés en visites d’adieu aux relations parisiennes, aux ménages du régiment de lanciers que l’on quittait. Puis vinrent les préparatifs de départ, grosse affaire, quand une famille se compose de quatre dames et transporte trente et un colis. Ces trente et un colis se divisaient de la sorte : Sept pour le colonel et madame de Clarande. Cinq pour le linge, les cristaux, la porcelaine, etc. Deux pour le piano et quelques menus objets d’ameublement. Trois pour Hortense. Onze pour Judith. Deux pour Marcelle. Un pour la femme de chambre et l’ordonnance, qui mettaient en commun leurs cœurs et leurs richesses. Les transports de la guerre amenèrent ce volumineux chargement en gare de Vienne, où la famille de Clarande, arrivée la veille, s’occupait à s’installer le plus convenablement possible dans la prévision d’un séjour prolongé. Sur le quai, près du Champ-de-Mars, Judith avait manifesté sa préférence pour un joli appartement ; maison neuve, fenêtres ouvertes sur le Rhône, voisinage de la sous-préfecture et du quartier de cavalerie, toutes choses à considérer. Hortense, toujours pratique, penchait pour un grand logement garni, plus commode que luxueux, dans la Grande-Rue, qui est aussi l’une des plus anciennes de la ville. Comme avantages, un prix modéré et de larges dimensions. L’avis d’Hortense ne prévalut pas. La probabilité de réceptions futures fit incliner la balance du côté où la blonde Judith posait sournoisement sa petite main. On s’installa donc sur le quai, en face de Sainte-Colombe, la petite ville paisible, qu’un pont de fil de fer sépare de la ville manufacturière. On avait pour horizon les coteaux verts et aussi le Rhône, large, rapide, que les collines couvertes de vignes enserrent au loin et dissimulent dans leur courbe élégante. Les chambres étaient étroites, mais le salon était vaste : cela dédommageait de tout. Le meuble n’en était même que modérément fané. Judith jugea qu’on y danserait à l’aise et que les toilettes claires ressortiraient favorablement sur ses tentures rouges. À part elle, la jolie mondaine avait décrété que le colonel de Clarande divertirait, bon gré mal gré, son nouveau régiment. Le chef du personnel avait dit vrai. Un régiment superbe que ce 17e hussards ! De la tenue et de l’entrain, des hommes éprouvés par la dernière campagne d’Afrique, et des officiers qui joignaient une valeur personnelle incontestable aux avantages du grade ou du nom. Le 17e hussards possédait un lieutenant-colonel, infirmier volontaire d’une femme acariâtre et malade qu’on ne voyait jamais. Un major, que les chiffres n’absorbaient jamais entièrement au détriment d’un esprit très alerte et même un peu gaulois. Trois chefs d’escadrons, M. Fontille, M. Adalbert de Poitevy, et le troisième en congé. Le commandant Fontille était un être excellent, un cœur d’or, d’un commerce sûr, d’un avenir borné, auquel sa femme reprochait parfois de n’avoir pas parcouru une plus brillante carrière, et qui avait consciencieusement fait tous ses efforts pour y parvenir. Le commandant Adalbert de Poitevy était l’orgueil et la fleur aristocratique du régiment. Taille qui perdait de sa finesse printanière pour acquérir la grâce majestueuse de la trente-cinquième année. Cheveux en coup de vent, d’un blond vif, dont l’habile éparpillement faisait miroiter des filons dorés, brillants, irrésistibles. Sa moustache avait des propensions naturelles à se pencher mélancoliquement sur une bouche spirituellement coupée ; mais la mise en lumière de cette bouche mordante réclamait impérieusement un autre tour de moustaches. Et c’est pourquoi on les voyait apparaître le matin, au quartier, crânement relevées en crocs, la pointe à la hauteur des oreilles. Le médecin-major portait le deuil de sa femme et de sa jeunesse. Les capitaines en premier étaient des hommes faits, sérieux, dont quelques-uns même devenaient un peu matériels. Mariés pour la plupart, leurs idées, leurs impressions, leur langage, procédaient insensiblement de la solidité de leur carrure. Les capitaines en second offraient plus d’élégance dans le physique, et plus de ressources dans la conversation. La science du cheval, qu’ils connaissaient à fond, ne les possédait pas tout entiers, et l’on pouvait espérer rencontrer parmi eux plus d’un agréable causeur pour les jeudis du colonel. Les lieutenants et sous-lieutenants avaient, comme à l’ordinaire, le monopole de la gaîté, de la désinvolture, du brio. Ce devaient être des danseurs déterminés et des cotillonneurs émérites. Si la revue passée au quartier de cavalerie satisfit amplement le colonel, le défilé que ces messieurs exécutèrent en bon ordre, au premier jeudi de madame de Clarande, ne fut pas moins fertile en riantes espérances. Il paraissait impossible, en effet, que l’un de ces officiers intelligents ne fût pas séduit par le charme sérieux d’Hortense ou l’attrayante simplicité de Marcelle. Quant à Judith, madame de Clarande se surprit, au bout de quelques visites, à rapprocher dans son esprit la grâce souveraine de sa seconde fille des manières distinguées du commandant Adalbert de Poitevy. – On les dirait faits l’un pour l’autre, pensait-elle. Judith se l’était déjà dit. La plus jolie des filles du colonel avait encore infiniment plus d’ambition que de coquetterie. La grande passion qu’elle montrait pour le plaisir n’était, au fond, qu’une forme de son idée fixe, qu’un moyen d’arriver à son but : un beau mariage. Avec ses vingt ans et son apparente insouciance des réalités de la vie, Judith était éminemment pratique, dans le sens égoïste du mot. Elle se savait jolie, ce qui lui donnait grand espoir ; mais elle se savait aussi sans fortune, ce qui la rendait songeuse. Se marier sans dot !… problème social qui s’agite douloureusement au milieu de tant de familles ! C’était là l’incessante préoccupation de Judith, comme aussi la secrète inquiétude de monsieur et de madame de Clarande. Ils s’étaient mariés, eux, vingt-cinq ans auparavant, dans une petite ville de province où quarante mille francs de dot étaient une fortune. M. de Clarande, alors capitaine, peu ambitieux, très épris des yeux – un peu louches, mais positivement brillants – de sa future femme, s’était estimé très heureux d’obtenir la main désirée, sans se demander si le capital modeste qui y était joint suffirait toujours aux besoins croissants d’une famille. Tout alla bien d’abord dans le jeune ménage. Les changements de garnison empêchaient bien toute économie de se faire, mais n’écornaient pas encore le capital. Avec les enfants vinrent comme compensation les grades supérieurs ; mais avec les honneurs naquirent aussi les obligations. Il fallut recevoir, aller dans le monde, renouveler ses toilettes. Madame de Clarande, femme de dévouement, entendait beaucoup moins bien les détails d’arrangements domestiques, où l’on engloutit une partie de la petite fortune. Elle fit elle-même l’éducation de Judith et de Marcelle. Hortense, mise toute jeune à Saint-Denis, en était sortie avec des idées d’ordre, de prévoyance et d’épargne, qui réfutaient victorieusement les préventions répandues contre l’éducation de cette maison célèbre. Les trois sœurs étaient donc instruites, musiciennes, femmes du monde, parfaitement bonnes à marier : il ne leur manquait qu’une dot et un prétendant. En prélevant non sans peine dix mille francs sur le capital de madame de Clarande, en y ajoutant une petite rente, fondée sur son traitement d’officier supérieur, – lequel devait être fort réduit par une retraite inévitable, – le colonel ne se faisait pas l’illusion d’attirer autour de ses filles des enthousiastes nombreux. Aucun ne s’était présenté dans le régiment qu’il venait de quitter. En serait-il encore de même au 17e hussards ? Philosophe par principes et par état, le colonel comptait sur les bonnes qualités d’Hortense, sur la beauté de Judith, sur la gentillesse de Marcelle, sur la bonne volonté de leurs amis, sur les sourires du hasard, que sais-je encore ?… sur ces rencontres inespérées, naturelles ou providentielles, qui surgissent inopinément dans l’existence nomade des ménages militaires. Investie de toute la confiance de ses parents, Hortense, réfléchie par nature et prudente par système, s’était inféodé la charge d’intendant général de la maison. Elle comptait, réglait, économisait de son mieux, tout en conservant les apparences extérieures les plus honorables. Elle poussait des soupirs quand les voyages indispensables engloutissaient, dans une nuit de chemin de fer, les épargnes d’une année. Elle souriait quand sa vigilance épargnait à la bourse de la famille des dépenses inattendues. Son rôle d’économe se compliquait souvent de celui de frère-prêcheur, quand les exigences de Judith introduisaient des frais de toilette exagérés dans un budget d’un équilibre déjà si difficile. Elle trouvait alors des remontrances touchantes ou des élans d’indignation qui arrêtaient un peu… bien peu… les penchants frivoles de la blonde sœur et l’indulgente faiblesse de madame de Clarande. Avec Marcelle, rien de semblable à craindre. Sans posséder la raison supérieure d’Hortense, la troisième fille du colonel avait un naturel simple, candide, doux, heureux de peu de chose, facile au sacrifice. Un excellent petit cœur dans une mignonne petite personne. Judith disait d’elle avec une nuance de pitié : – Cette pauvre Marcelle ne réussira jamais dans le monde. Les trois sœurs eurent bientôt organisé leur existence à Vienne, chacune suivant ses goûts. Judith, une tapisserie ou un livre à la main, ne quittait guère le salon, où elle espérait se créer une petite cour. Marcelle peignait une partie du jour dans sa chambrette, dont elle avait fait un atelier. Quelques toiles, des fleurs, un trophée d’armes, y donnaient un certain cachet artistique. Hortense, levée la première et la dernière endormie, travaillait à mettre la maison de son père sur un pied honorable, en rapport avec sa position. Sa chambre ouvrait sur une cour intérieure assez étroite, où, si l’air était insuffisant, la lumière laissait à désirer. Marcelle n’avait pu y établir son atelier, et Judith ne l’aurait acceptée pour rien au monde. Hortense l’avait prise. Le petit bureau, sur lequel elle réglait chaque jour ses comptes de ménage, remplissait l’embrasure de l’unique fenêtre. Parfois, quand la sérieuse fille avait terminé ses additions et déterminé ses achats du lendemain, elle s’accoudait sur ses cahiers pleins de chiffres et rêvait à l’avenir. Que serait-il pour toutes trois ? Et quels résultats probables sortiraient de ces prodiges d’ordre et de calculs qui composaient sa tâche quotidienne ? Une nature moins forte que la sienne eût été découragée ; mais Hortense, qui connaissait la désillusion, ignorait le découragement. Un jour, assise devant son bureau, elle songeait tristement. – Nous marierons Marcelle avec une petite dot, pensait-elle ; Judith fera, je veux l’espérer, un mariage d’amour ; elle est assez belle pour cela. Et moi ?… oh ! moi je resterai avec mes parents… Si je m’en allais, qui donc ferait leurs comptes ?… Et, d’ailleurs, pour moi aussi il faudrait une dot… et la solde de mon pauvre père n’y suffirait pas. Mes sœurs mariées, je n’aurai plus de grands soucis… nous vivrons de peu… nous ne donnerons plus de fête… la vie sera plus facile… et je serai encore heureuse !… Elle étouffa un soupir. – Mais si je n’avais plus mes parents ? pensa-t-elle encore, je n’aurais pas de famille… Un frisson la secoua tout entière. Elle releva les yeux comme pour fuir cette désolante vision de solitude future. Son regard franchit la cour étroite, et rencontra vis-à-vis d’elle, derrière les vitres ternes d’une fenêtre à balcon de bois, deux têtes d’enfants qui s’encadraient entre les rideaux relevés. Déjà plusieurs fois elle les avait aperçus, là, ces enfants qui ne jouaient jamais et ne semblaient pas avoir la gaieté de leur âge ; mais jamais autant qu’à ce moment elle n’avait été frappée de la tristesse de leurs petites figures maigriottes et souffreteuses.
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