– Que désirez-vous, Monsieur ? lui dit-elle.
– J’ai à vous offrir, Madame, de continuer un marché que je considère déjà comme fort avantageux, puisque je puis le faire avec vous.
Madame Dilois prit un air gracieux, et le commis, qui avait entendu cette phrase, fronça le sourcil. Madame Dilois lui fit signe de s’éloigner, et répondit d’un ton plein de bonne humeur :
– À qui ai-je l’honneur de parler ?
– Je suis le baron de Luizzi, Madame.
À ce nom, elle recula d’un pas, et Charles, le beau jeune homme, examina Luizzi avec une curiosité craintive et mécontente. Cela ne dura qu’un moment, et madame Dilois indiqua à Luizzi la porte des bureaux en lui disant :
– Veuillez vous donner la peine d’entrer, Monsieur ; je suis à vos ordres.
Luizzi entra. Charles, qui le suivit, approcha une chaise du poêle énorme qui chauffait tout le rez-de-chaussée, et alla prendre une place à un bureau où l’attendait la correspondance du jour. Luizzi examina alors l’intérieur de cette maison, et aperçut, assise devant une table, la jolie enfant qui avait ouvert le carreau : elle écrivait avec attention. Elle pouvait avoir de neuf à dix ans, et ressemblait à madame Dilois de manière à ne pas permettre de douter qu’elle ne fût sa fille. Malgré sa beauté, quelque chose de triste et de résigné vieillissait cette jeune tête. Madame Dilois serait-elle sévère ? se demanda Luizzi. Il y avait cependant bien de l’amour, pensa-t-il, dans le regard qu’elle lui a jeté. Cette enfant ne leva les yeux de dessus son papier que pour dire à un vieux commis qui écrivait dans un autre coin :
– À quel prix les laines envoyées à la Roque ?
– Toujours à deux francs.
– C’est bien, dit Charles en intervenant ; donne-moi la facture, je mettrai le prix moi-même.
Si le Diable eût été là, il aurait expliqué à Luizzi le sens intime de cette interruption. Luizzi y supposa de l’humeur. Ce beau Charles, si complétement obéissant aux moindres signes de madame Dilois, était, selon la pensée d’Armand, un amant, ou pour le moins un amoureux ; l’apparition d’un élégant baron avait dû l’alarmer, et Luizzi attribuait à la crainte que pouvait inspirer sa personne la colère qu’il avait cru voir dans les paroles du commis. Luizzi se trompait : c’était l’âme du marchand qui avait parlé dans cette interruption. Devant un homme qui venait pour faire un marché de ses laines, il était inutile de dire combien on pouvait les revendre. Voilà ce que voulait dire Charles.
Bientôt madame Dilois arriva. Luizzi put la regarder de plus près : c’était une charmante créature, et le cadre où elle était placée faisait encore mieux ressortir les rares perfections de sa personne. Grande, svelte, fragile, ayant des yeux languissants recouverts de longues paupières brunes, voile voluptueux qu’il semble que la forte main de la colère peut seule relever entièrement ; laissant voir à plaisir des pieds effilés, des mains blanches aux ongles roses, elle avait l’air si étrangère parmi les rudes figures de ses ouvriers et les physionomies registrales de ses commis, que Luizzi eut le droit de penser que madame Dilois était une charmante fille descendue d’une noblesse indigente à une opulente mésalliance. Il prit donc avec elle un ton d’égalité qui parut, aux yeux du vaniteux baron, la plus adroite des flatteries.
Sans répondre autrement que par un sourire gracieux aux lieux communs de sa politesse, madame Dilois pria le baron de vouloir bien la suivre, et, ouvrant une porte dont elle tira la clef de la poche de son tablier, elle l’introduisit dans une pièce séparée. L’aspect, les mouvements, la langueur de cette femme étaient tellement amoureux, que le baron s’attendait à un boudoir bleu et parfumé, enfermé dans la poudreuse enceinte des bureaux comme une pensée d’amour au milieu des préoccupations arides des affaires. Le boudoir était encore un bureau. Le demi-jour qui y régnait venait de la mousseline de poussière entassée sur les carreaux à travers lesquels on voyait encore les épaisses barres de fer qui protégeaient la croisée. Un bureau noir, une caisse de fer à triple serrure, un fauteuil de bureau en maroquin, un cartonnier, quelques chaises de paille, tel était l’ameublement de cet asile que Luizzi s’était figuré si suavement mystérieux. Sans doute cet aspect aurait dû détruire la belle illusion de Luizzi ; mais, à défaut du temple, la divinité demeura pour continuer la foi du baron, et madame Dilois, doucement affaissée dans son fauteuil de bureau, sa belle main blanche posée sur les pages griffonnées d’un livre courant, les pieds timidement posés sur la brique humide et froide, parut à Luizzi un ange exilé, une belle fleur perdue parmi des ronces. Il éprouva pour elle un sentiment pareil à celui qu’il ressentit un jour pour une rose blanche mousseuse qu’un savetier avait posée sur sa fenêtre entre un pot de basilic et un pot de chiendent. Luizzi acheta la rose et la fit mettre dans un vase de porcelaine sur la console de son salon. La rose mourut, mais elle mourut dignement. Luizzi conquit la réputation d’être quelque peu chevaleresque.
Le baron ne pouvait guère acheter la fleur penchée qu’il avait devant lui ; mais peut-être pouvait-il la cueillir (je vous demande pardon de la pensée et de l’expression, Luizzi était né sous l’empire). Il lui prit donc la fantaisie ou plutôt le désir d’être comme une étoile dans le ciel voilé de cette femme, de jeter un souvenir rayonnant dans l’ombre froide de sa vie. Luizzi était beau, jeune, parlait avec un accent d’amour dans la voix ; il n’avait ni assez d’esprit pour manquer de cœur, ni assez de cœur pour manquer d’esprit. C’était un de ces hommes qui réussissent beaucoup auprès des femmes : ils ont de la passion et de la prudence, ils sont à la fois de l’intimité et du monde, ils aiment et ne compromettent pas. Luizzi avait vu tant de fois cette médiocrité préférée aux amours les plus flatteurs ou les plus dévoués, qu’il avait le droit de se croire un habile séducteur. La fatuité des hommes n’est en général qu’un vice de réflexion, c’est la sottise des femmes qui la leur donne. Or, Luizzi se laissa aller à regarder si attentivement cette femme posée devant lui, qu’elle baissa les yeux avec embarras, et lui dit doucement :
– Monsieur le baron, vous êtes venu, je crois, pour me proposer un marché de laines ?
– À vous ? non, Madame, répondit Luizzi. J’étais venu pour voir M. Dilois. Avec lui j’aurais essayé de parler chiffres et calculs, quoique je m’y entende fort peu ; mais je crains qu’avec vous un pareil marché…
– J’ai la procuration de mon mari, repartit madame Dilois avec un sourire qui achevait la phrase de Luizzi, le marché sera bon.
– Pour qui, Madame ?
– Mais pour tous deux, je l’espère.
Elle s’arrêta un moment, et reprit avec un regard souriant :
– Si vous vous entendez peu aux affaires, Monsieur, je suis… honnête homme, j’y mettrai de la probité.
– Cela vous sera difficile, Madame, et assurément je perdrai quelque chose au marché.
– Et quoi donc ?
– Je n’ose vous le dire, si vous ne le devinez pas.
– Oh ! Monsieur, vous pouvez parler : dans le commerce on est habitué à de bien singulières conditions.
– Celle dont je veux parler, Madame, c’est vous qui l’imposez.
– Je ne vous en ai fait aucune encore.
– Et cependant, moi je l’ai acceptée, et cette condition est celle de se souvenir peut-être trop longtemps de vous comme de la femme la plus charmante qu’on ait rencontrée, d’une femme à laquelle on voudrait laisser de soi la pensée qu’elle vous a donnée d’elle.
Madame Dilois rougit avec une pudeur coquette, et répliqua d’un ton de gaieté émue :
– Je n’ai pas procuration de mon mari pour cela, Monsieur, et je ne fais point d’affaires pour mon compte.
– Vous y mettez de l’abnégation ou de la générosité, repartit Luizzi.
– Je ne suis pas seulement honnête homme, répliqua madame Dilois d’un ton assez sérieux pour couper court à cette conversation.
En même temps elle ouvrit un carton, y chercha une liasse, la défit, en tira un papier et le présenta à Luizzi avec un air qui semblait lui demander pardon du mouvement de sévérité auquel elle s’était laissée aller.
– Voici, lui dit-elle, le marché passé il y a six ans avec monsieur votre père ; à moins que vous n’ayez le projet d’améliorer la race de vos troupeaux ou bien d’en réduire la qualité, je crois que le chiffre de ce marché peut et doit être maintenu. Vous voyez bien qu’il est signé par monsieur votre père.
– Est-ce avec vous qu’il a traité ? répondit Luizzi, toujours galant ; c’est que, s’il en était ainsi, je ne m’y fierais pas.
– Rassurez-vous, Monsieur ! repartit madame Dilois en se mordant doucement la lèvre inférieure et en montrant à Luizzi l’émail humide de ses dents éblouissantes ; rassurez-vous, il y a six ans je n’étais pas mariée, je n’étais pas madame Dilois.
Elle n’avait pas achevé sa phrase, que la porte s’ouvrit et qu’une voix d’enfant dit timidement :
– Maman, monsieur Lucas veut absolument vous parler.
C’était la jeune fille de dix ans que Luizzi avait remarquée dans le bureau.
Cette apparition, au moment où madame Dilois venait de dire qu’il n’y avait pas encore six ans qu’elle était mariée, fut comme une révélation pour Luizzi. À ce nom de maman adressé à madame Dilois, et qui cependant pouvait s’expliquer naturellement si cette enfant était la fille de monsieur Dilois, Luizzi regarda vivement la charmante marchande. Elle était toute rouge et tenait les yeux baissés.
– C’est votre fille, Madame ? dit Luizzi.
– Je l’appelle ma fille, Monsieur, répondit d’un air simple madame Dilois.
Puis elle reprit :
– Caroline, je vais aller parler à monsieur Lucas ; laissez-nous.
Madame Dilois se remit tout à fait, et dit à Luizzi :
– Voici le marché, Monsieur, veuillez l’examiner à loisir. Mon mari revient dans huit jours, il aura l’honneur de vous voir.
– Je pars plus tôt : mais j’ai tout le temps d’examiner ce marché. Je le signerais sur-le-champ si le délai que vous m’imposez ne me donnait le droit de revenir.
Madame Dilois avait repris toute sa coquette assurance.
– Je suis toujours chez moi, répondit-elle.
– Quelle heure vous semble la plus convenable ?
– Ce sera celle que vous choisirez.
Après ces mots, elle fit au baron une de ces révérences avec lesquelles les femmes vous disent si précisément : « Faites-moi le plaisir de vous en aller. » Luizzi se retira. Tout le monde était à son poste dans le premier bureau. En reconduisant Luizzi, madame Dilois tendit la main à un gros rustre qui était près du poêle, et qui lui dit jovialement :
– Bonjour, madame Dilois.
– Bonjour Lucas, répondit-elle avec le même sourire avenant qui avait tant charmé Luizzi.
Le baron trouva ce sourire sur les lèvres de la marchande au moment où il se retournait pour lui présenter son salut ; il en fut sensiblement humilié.
En sortant de chez le marchand Dilois, Luizzi se rendit chez le marquis du Val. M. du Val n’était pas à Toulouse. Luizzi demanda madame la marquise. Le domestique répondit qu’il ne savait pas si Madame était visible.
– Eh bien ! tâchez de vous en informer, répliqua Luizzi avec ce ton qui fait comprendre à un valet que celui qui parle a l’habitude d’être obéi. Dites, ajouta Armand, que M. de Luizzi désire la voir.
Le valet resta un moment immobile sans sortir de l’antichambre ; il semblait chercher un moyen d’arriver jusqu’à sa maîtresse. Une femme vint à passer ; le domestique courut à elle et lui parla vite et bas comme enchanté de rejeter sur un autre la commission dont il était chargé. La chambrière lança de côté un coup d’œil parfaitement insolent sur Luizzi ; elle le considéra avec une espèce de ressentiment qui semblait annoncer que le nom qu’on venait de prononcer lui était connu et lui rappelait de cruels souvenirs, puis elle reprit d’une voix aigre :
– Tu dis que Monsieur s’appelle ?…
– Mon nom ne fait rien à l’affaire, Mademoiselle… J’ai à parler à madame du Val et je veux savoir si elle est visible.
– Eh bien ! monsieur de Luizzi, elle ne l’est pas.
C’était trop dire au baron que sa visite dépendait de la bonne volonté d’un domestique pour qu’il se retirât. Il répliqua donc :
– C’est ce dont je vais m’informer moi-même.
Il marcha droit vers le salon, dont la porte était ouverte. Le valet s’écarta, mais la chambrière se plaça fièrement devant la porte.
– Monsieur, quand je vous dis que vous ne pouvez voir Madame ! Il est bien étonnant que quand je vous dis…
– Mademoiselle, reprit poliment Luizzi, je vous supplie d’être moins impertinente et d’aller prévenir votre maîtresse.
– Qu’est-ce donc ? dit une voix de l’autre côté du salon.
– Lucy, dit le baron à haute voix, à quelle heure vous trouve-t-on ?
– Ah ! c’est vous, Armand, repartit madame du Val avec un cri d’étonnement ; et elle s’avança vers lui, après avoir fermé derrière elle la porte de la chambre qu’elle avait entr’ouverte.
Armand courut vers la marquise, lui baisa tendrement les mains, et tous deux s’assirent au coin du feu. Lucy regarda le baron d’un air de surprise charmée et protectrice. Madame du Val était une femme de trente ans, Luizzi en avait vingt-cinq, et cette manière de l’examiner était permise à une femme qui avait vu jadis jouer près d’elle un enfant de quatorze ans, devenu un beau jeune homme. Cet examen fut silencieux, et, par une transition rapide, la figure de madame du Val prit un air de tristesse profonde ; une larme furtive lui vint aux yeux. Luizzi se trompa sur la cause de cette tristesse.