II
LES TROIS VISITES.Le lendemain de ce jour, Luizzi quitta Ronquerolles. Quoiqu’il eût demandé au Diable un assez long délai pour trouver le bonheur, il agit comme un homme qui a des idées arrêtées d’avance, car il s’empressa de retourner à Toulouse pour en repartir immédiatement pour Paris. Paris est la grande illusion de tout ce qui pense que vivre c’est user la vie. Paris est le tonneau des Danaïdes : on y jette les illusions de sa jeunesse, les projets de son âge mur, les regrets de ses cheveux blancs ; il enfouit tout et ne rend rien. Ô jeunes gens que le hasard n’a pas encore amenés dans sa dévorante atmosphère, s’il faut à vos belles imaginations des jours de foi et de calme, des rêveries d’amour perdues dans le ciel ; s’il vous semble que c’est une douce chose que d’attacher votre âme à une vie aimée pour la suivre et l’adorer, ah ! ne venez pas à Paris ! car la femme que vous suivrez ainsi mènera votre âme dans l’enfer du monde, parmi les hommages insultants de rivaux qui parleront debout à celle que vous regardez à genoux, qui lui tiendront de joyeux propos, légers, insouciants et qui la feront sourire, quand vous tremblerez en lui parlant, si vous osez lui parler. Non, non, ne venez pas à Paris, si un son harmonique du cantique éternel des anges a vibré dans votre cœur ; ne jetez pas à la foule le secret de ces délires poignants où l’âme pleure toutes les joies qu’elle rêve et qu’elle sait n’être qu’au ciel : vous aurez pour confidents des critiques qui mordront vos mains tendues en haut, et des lecteurs qui ricaneront de vos croyances qu’ils ne comprendront pas. Non, mille fois non, ne venez pas à Paris, si l’ambition d’une sainte gloire vous dévore ! Si puissant que vous soyez, ne venez pas à Paris : vous y perdrez plus que vos espérances, vous y perdrez la chasteté de votre intelligence.
Votre intelligence ne rêvait en effet que les belles préoccupations du génie, le chant pur et sacré des bonnes choses, la sincère et grave exaltation de la vérité : erreur, jeunes gens, erreur ! Quand vous aurez tenté tout cela, quand vous aurez demandé au peuple une oreille attentive pour celui qui parle bien et honnêtement, vous le verrez suspendu aux récits grossiers d’un trivial écrivain, aux folies hystériques d’un barbouilleur de papier, aux récits effrayants d’une gazette criminelle ; vous verrez le public, ce vieux débauché, sourire à la virginité de votre muse, la flétrir d’un b****r impudique pour lui crier ensuite : Allons, courtisane, va-t’en ou amuse-moi ; il me faut des astringents et des moxas pour ranimer mes sensations éteintes ; as-tu des incestes furibonds ou des adultères monstrueux, d’effrayantes bacchanales de crimes ou des passions impossibles à me raconter ? alors parle, je t’écouterai une heure, le temps durant lequel je sentirai ta plume âcre et envenimée courir sur ma sensibilité calleuse ou gangrenée ; sinon, tais-toi, va mourir dans la misère et l’obscurité. La misère et l’obscurité, entendez-vous, jeunes gens ? la misère, ce vice puni par le mépris ! l’obscurité, ce supplice si bien nommé ! l’obscurité, c’est-à-dire l’exil loin du soleil, quand on est de ceux qui ont besoin de ses rayons pour que le cœur ne meure pas de froid ! la misère et l’obscurité ! vous n’en voudrez pas, et alors que ferez-vous, jeunes gens ? vous prendrez une plume, une feuille de papier, vous écrirez en tête : Mémoires du Diable, et vous direz au siècle : Ah ! vous voulez de cruelles choses pour vous en réjouir ; soit, monseigneur, voici un coin de ton histoire.
Que Dieu nous garde toutefois de deux choses que le monde pourrait nous pardonner, mais que nous ne nous pardonnerions pas : qu’il nous garde de mensonge et d’immoralité ! Le mensonge, à quoi bon ? La vie réelle n’est-elle pas plus insolemment ridicule et vicieuse que nous ne saurions l’inventer ? L’immoralité, les petits et les grands s’en repaissent à l’ombre de leur solitude ; les femmes du monde et les grisettes se pâment au livre immoral que l’une cache dans son boudoir, l’autre dans son galetas ; et, lorsque leur conscience est à l’abri avec le volume sous un coussin de soie ou dans une paillasse de toile, elles jettent l’insulte et le mépris à qui a causé un moment avec elles de leurs plus douces infamies. Toutes les femmes agissent vis-à-vis d’un livre immoral comme la comtesse des Liaisons dangereuses vis-à-vis de Préval : elles s’abandonnent à lui tout entières… puis sonnent leur laquais pour le mettre à la porte comme un insolent qui a voulu les v****r. Que Dieu nous garde donc, non pas d’être coupables, mais d’être dupes ! Être dupes, c’est la dernière des sottises à une époque où le succès est la première des recommandations. Ce que nous vous dirons sera donc vrai et moral ; ce ne sera pas notre faute si cela n’est pas toujours flatteur et honnête.
Cependant, malgré les desseins de Luizzi, les récits de son esclave commencèrent plus tôt qu’il ne pensait. Malheur à qui l’enfer accorde le pouvoir d’arracher aux choses humaines le voile des apparences ! il n’a pas de repos qu’il n’ait tenté cette dangereuse épreuve. Deux fois malheur à celui qui a succombé une fois à cette tentation ! Il trouve la soif dans la coupe où il croyait se désaltérer. Du reste, le besoin qui naît de l’aliment même qu’on lui donne m’a été admirablement exprimé par un ivrogne à qui j’offrais, en croyant le railler, d’essayer encore de quelques bouteilles de bordeaux, et qui me répondit candidement :
– Je le veux bien ; car je ne connais rien qui altère comme de boire.
Toutefois ce ne fut pas un désir bien ardent qui poussa Luizzi à demander cette première gorgée du poison dévorant que le Diable lui versa ensuite avec tant d’abondance. Une aventure qu’il était bien loin de prévoir détermina cette curiosité qu’il croyait sans danger et qui le mena si loin.
Luizzi avait un grand nom et une grande fortune. Les conséquences de cette position furent pour lui d’être recherché par les premières familles de Toulouse, ville féconde en haute noblesse, et d’avoir affaire à plusieurs commerçants de bonne souche. Des liens de parenté éloignée unissaient Armand à M. le marquis du Val. Ce nom, si bourgeois quand il est écrit sans particule, était celui d’une branche cadette d’une ancienne famille princière du pays. L’usage du nom primitif s’était peu à peu perdu, et chacune des branches de cette famille avait gardé, comme nom patronymique, la désignation qui d’abord l’avait fait seulement distinguer des autres. Mais le jour où il fallait faire preuve de bonne ascendance, on produisait dans les contrats ce nom presque oublié, et les H… du Val, les H… du Mont, les H… du Bois se trouvaient de meilleure race, avec leurs noms de marchands, que les marquis et les comtes à qui des surnoms de terres ou de châteaux donnaient un air de grande qualité. D’un autre côté, Luizzi était lié d’intérêt avec le négociant Dilois, marchand de laines : c’était ce Dilois qui achetait d’ordinaire les tontes des magnifiques troupeaux de mérinos qu’on élevait sur les domaines de Luizzi. Avant de livrer la gérance de ses affaires à un intendant, Luizzi voulut connaître par lui-même l’homme qui devenait tous les ans son débiteur pour des sommes considérables, et le jour même de son arrivée à Toulouse, il alla le voir.
Il était trois heures lorsque Armand se dirigea vers la rue de la Pomme, où demeurait Dilois ; il se fit indiquer la maison de ce négociant, et entra, par une porte cochère, dans une cour carrée et entourée de corps de logis assez élevés. Le rez-de-chaussée du fond de la cour et ses deux côtés étaient occupés par des magasins ; celui du corps de bâtiment qui donnait sur la rue renfermait les bureaux ; on voyait, en effet, à travers les barres de fer et les carreaux étroits de ses hautes fenêtres, reluire les angles de cuivre des registres et leurs étiquettes rouges. Au-dessus de ce rez-de-chaussée régnait une galerie saillante avec un balustre de bois à fuseaux tournés ; des portes s’ouvraient sur cette galerie, qui était le chemin forcé de toutes les chambres du premier étage de la maison. Le toit descendait jusqu’au bord de ce corridor intérieur et l’enfermait sous son abri.
Quand Luizzi entra, il aperçut sur cette galerie une jeune femme. Malgré l’intensité du froid, elle était simplement vêtue d’une robe de soie ; ses cheveux noirs descendaient en boucles le long de son visage, et elle tenait à la main un petit livre qu’elle lisait, tandis que cinq ou six garçons de magasin remuaient des ballots en s’excitant avec cette profusion de cris qui est la moitié de l’activité méridionale. C’était un tapage à ne pas s’entendre. Personne n’aperçut Armand : les garçons étaient tout entiers à leur ouvrage ; madame Dilois, car c’était elle, avait les yeux fixés sur son livre, et un jeune homme aux beaux cheveux blonds, qui était dans la cour, avait, de son côté, les yeux fixés sur elle. Luizzi demeura à l’entrée de la cour et se mit à observer cette scène. Madame Dilois releva la tête, et le jeune homme qui la considérait si attentivement poussa un cri singulier.
– Hééahouh !
Tous les ouvriers s’arrêtèrent ; il se fit un silence profond, et la voix douce et pure de la jeune femme se fit entendre.
– Les ballots en suin 107 et 108.
– Dans le magasin numéro 1, répondit la voix forte du jeune homme.
– Ce soir, au lavoir de l’île, dit doucement madame Dilois.
– Les soies 107 et 108 au lavoir de l’île ! cria le jeune homme d’un ton impérieux.
La jeune femme reprit la lecture de son livret ; le commis demeura les yeux fixés sur son beau visage, et les ouvriers se mirent à exécuter les ordres reçus en s’excitant encore par de nouveaux cris. Un moment après, madame Dilois releva les yeux.
– Hééahouh ! s’écria le commis.
Le silence se rétablit comme par enchantement. La voix pure de la gracieuse femme dit paisiblement :
– Cent cinquante kilos, laines courtes, à prendre dans le magasin 7 et à envoyer à la filature de la Roque.
Le commis répéta l’ordre avec sa voix vibrante et impérative. Puis, s’approchant de l’une des fenêtres grillées, il frappa du doigt à un carreau. Un petit vasistas s’ouvrit. Luizzi vit une jeune tête blonde et blanche ; le commis répéta d’une voix qu’il modéra timidement :
– Facture pour la Roque, de cent cinquante kilos.
– J’ai entendu ; vous criez assez fort, répondit une voix d’enfant.
Le vasistas se referma, et Luizzi, en relevant les yeux sur madame Dilois, vit qu’elle regardait attentivement à cette fenêtre, et qu’un faible et triste sourire, adressé sans doute au doux visage qui avait paru au carreau, était demeuré sur ses lèvres qu’il avait émues.
À ce moment madame Dilois aperçut Luizzi, le commis de même. Il fit un pas pour s’approcher de l’étranger ; mais il jeta en même temps un coup d’œil sur la maîtresse de la maison, et un signe le rappela à son poste sous la galerie.
Madame Dilois consultait encore son livret ; elle le ferma, le mit dans la poche de son tablier, puis s’accouda sur la galerie en faisant un signe de tête imperceptible. Le jeune homme grimpa rapidement sur quelques ballots de marchandises, de manière à arriver assez près de madame Dilois pour qu’il pût l’entendre malgré le bruit des ouvriers. Elle lui parla bas. Le commis fit un signe d’assentiment, et il se retournait pour obéir, lorsque madame Dilois l’arrêta et ajouta quelques mots en indiquant Luizzi du coin de l’œil. Le commis fit une nouvelle et muette réponse, et, du haut de sa pile de ballots, il cria :
– Trois cents kilos, laines mérinos, Luizzi, au roulage de Castres.
Tous les ouvriers s’arrêtèrent, et l’un d’eux, au visage dur, répondit brusquement :
– Vous ferez la pesée vous-même, monsieur Charles, je ne m’en charge pas ; jamais le compte n’est juste avec ces laines du Diable ; on en expédie cent kilos, et il en arrive quatre-vingt-dix.
– Le Diable a bon dos, répliqua le commis ; tu pèseras les marchandises et le compte y sera, entends-tu ?
– Vous les pèserez, Charles, dit madame Dilois, qui avait vu l’ouvrier se redresser d’un air insolent et le commis le regarder avec menace.
Celui-ci ne répondit que par ce signe d’obéissance qui semblait être son premier langage vis-à-vis de cette femme ; et madame Dilois lui ayant montré Luizzi du regard, il sauta d’un bond jusqu’à terre, puis, s’étant approché du baron, il lui demanda avec politesse ce qu’il désirait.
– Je voudrais parler à monsieur Dilois, répondit Luizzi.
– Il est absent pour toute la semaine, Monsieur. Mais s’il s’agit d’affaires, veuillez entrer dans les bureaux, monsieur le caissier vous répondra.
– Il s’agit d’affaires, en effet ; mais, comme celle que je viens lui proposer est très-considérable, j’aurais voulu en traiter directement avec lui.
– En ce cas, répliqua le commis, voici madame Dilois, avec qui vous pourrez vous entendre.
Le commis montra à Luizzi madame Dilois, qui, voyant qu’il s’agissait d’elle, s’empressa de descendre et s’avança gracieusement à la rencontre du baron.