VII-7

2213 Words
« Je dois l’avouer : cette action qui a décidé de ma vie, je la fis sans réflexion. Cette servante était devant moi ; Léon attendait ; et j’avais besoin de voir Léon, non pas pour son amour dans ce moment, non, je le jure, mais pour lui dire ce que je deviendrais, pour lui demander ce qu’il comptait faire. C’était comme un conseil à tenir pour notre avenir, au moment d’une catastrophe. Mon billet parti, je compris que c’était un rendez-vous que je venais de donner ; et pourtant ce n’était pas ce qu’on appelle un rendez-vous d’amour. La veille de ce jour Léon me l’eût demandé à genoux, je l’aurais refusé. Ce jour-là, je lui eusse fait dire de venir s’il ne m’avait devancée. Nous avions déjà le malheur comme sauvegarde. Une autre crainte vint m’agiter : c’était peut-être un piége que Félix m’avait tendu ! Mais à quoi bon ? à me faire commettre une faute ? eh bien ! j’y étais décidée, et, sur le salut de mon âme, qui est ma seule espérance dans mon désespoir, cette faute que je commettais n’était qu’une désobéissance de plus, une révolte contre Félix, un moyen de tenter de lui échapper ; l’amour y était oublié, et s’il m’avait fallu écrire d’avance tout ce qui eût dû se dire dans cet entretien, le mot « Je t’aime » y eût été à peine prononcé, et on n’y eût trouvé que des résolutions de faire intervenir la famille de Léon et de fléchir la mienne. Oui, je le jure encore, je n’avais aucune idée d’un amour coupable, je calculais ce qui me restait de chance de ne pas mourir, je ne savais pas que j’allais hasarder d’autres dangers. « Le temps se passa ainsi, et, la nuit venue, j’attendis sans terreur le moment où j’allais m’échapper de ma chambre. Seulement alors un frisson me prit ; de vagues images d’une fille séduite, qui fuit la maison paternelle, me passèrent devant les yeux comme des fantômes, pendant que je descendais l’escalier qui criait sous mes pas. J’avais entrevu des tableaux où cela était représenté, et ils se dessinaient dans l’ombre en prenant ma figure. Plus instruite que je ne l’étais, j’aurais peut-être reculé devant ces sombres avertissements ; mais j’avais contre moi la pureté de mon âme et l’ignorance de mes sens. Pauvre enfant que j’étais ! toute ma vie s’était portée au cœur, et je ne comprenais pas que le cœur pût être déshonoré. Je traversai le jardin, j’arrivai à la porte du parc, je l’ouvris : Léon était là. Il entra, il me prit la main ; c’était la première fois qu’il me touchait. Je n’éprouvai aucune émotion, tant j’étais troublée ! « – Viens, me dit-il, viens dans ce pavillon ; là nous serons à l’abri de toute rencontre ; le capitaine peut errer dans le parc, viens. « Je suivis Léon, car j’avais peur de Félix. Nous entrâmes dans le pavillon, au milieu d’une obscurité complète. Léon me fit asseoir sur un canapé, et se plaça près de moi. Si j’avais parlé la première, le mot que j’eusse prononcé eût été celui-ci : « Et maintenant, qu’allons-nous devenir ? » « Ce fut Léon qui me parla. Il semblait avoir oublié notre malheur, lui, car il me dit : « – Oh ! que voilà longtemps, Henriette, que je mourais du besoin de te parler ! Depuis six mois que je t’aime, depuis six mois que ton regard me brûle et me ravit, ne pas t’avoir rencontrée une fois, ne pas t’avoir dit mes tortures, c’était un bien horrible malheur ! « Ces paroles, l’accent dont elles furent prononcées, me troublèrent et me firent peur. Je n’étais pas venue pour qu’il me dît qu’il m’aimait : je le savais si bien ! je l’aimais tant ! Pour la première fois qu’il me dit librement ses pensées, nos cœurs ne se trouvèrent point d’accord. M’aimait-il donc moins que je ne l’aimais, puisqu’il avait besoin de me le dire ? Je ne fis point ces réflexions. « – Léon, c’est ce qui nous arrive qui est un malheur. « – Non, me dit-il en baissant la voix ; non, si tu m’aimes comme je t’aime. Je pars, car il le faut ; mais je reviendrai bientôt. La fortune de mon père est immense ; sa tendresse pour moi n’a pas de bornes ; je lui dirai tout, et il reviendra avec moi demander ta main ; ils n’oseront me la refuser. « – En êtes-vous sûr ? « – Oui, je suis sûr de l’obtenir, si je puis être sûr que tu te conserves à moi. « – Léon, lui dis-je en lui prenant la main, je vous jure que, dussé-je mourir, nul autre que vous ne sera mon mari. « – Il serra mes mains, et, m’attirant vers lui, il me dit : « – Oh ! tu m’aimes donc, Henriette !… tu m’aimes… tu seras à moi, tu me le jures ? « Je venais de le lui dire de moi-même. Il me sembla qu’après, la manière dont il venait de me le demander, je ne devais plus lui répondre. Puis il s’élevait en moi un trouble étrange. Mon cœur se serrait à me faire mal ou se dilatait à m’étouffer ; je sentais mes mains trembler dans celles de Léon, mon corps frissonner, ma respiration haleter ; et lui, il me disait en m’attirant toujours près de lui : « – Tu m’aimes, n’est-ce pas ? tu m’aimes ? « Un trouble inouï me monta du cœur à la tête ; il me sembla que ma pensée s’en allait, qu’un vertige me prenait et allait me faire tomber. Je répondis d’une voix que j’arrachai avec effort de ma poitrine. « – Laissez-moi… laissez-moi… « Il ne tint compte de ma terreur, et me prit dans ses bras. Je le repoussai sans le comprendre. « – Non, lui dis-je, non ! « – Tu m’aimes, et tu seras à moi, reprit-il, à moi, mon Henriette bien-aimée, à moi alors, à moi maintenant, et je croirai à ton amour, et je croirai que tu m’aimes comme je t’aime, que ta vie m’appartient comme la mienne est à toi ? « – Oui, lui dis-je, je vous l’ai juré ; je serai à vous, Léon, Léon, n’est-ce pas assez ? « – Pourquoi me repousser ainsi ? reprit-il en se servant de sa force pour tenir mes mains captives, et je sentis ses lèvres sur les miennes. « Je me levai tremblante, éperdue. « – Non, non, non ! lui dis-je, refusant à mon trouble plutôt qu’à ses désirs ; car, j’en jure Dieu, j’ignorais ce qu’il me demandait. « – Henriette ! Henriette ! reprit-il. « – Ah ! m’écriai-je en exprimant un sentiment inouï d’épouvante, Léon, Léon, vous ne m’aimez pas. « Et je me pris à pleurer. « – Oh ! qu’as-tu dit, Henriette ? s’écria-t-il tristement en me ramenant près de lui. Je ne t’aime pas ! et pour cet amour cependant j’ai supporté six mois l’insolence de cet homme à qui tu dois appartenir ! pour ne pas élever un obstacle de sang entre nous, je ne l’ai pas tué, cet homme, qui a osé me dire que tu serais à lui ! « – Jamais ! « – Jamais, dis-tu ? mais il reste, et moi je pars, et toute ta famille sera autour de toi, qui te suppliera, qui te menacera, qui te dira que je ne t’aimais pas, qui te parlera contre moi. Et qui sait, peut-être, si, dans un jour de doute, de terreur et de faiblesse, tu ne succomberas pas, tu ne me trahiras pas ? « – Léon, jamais ! « – Oh ! tu es trop forte contre mon amour pour ne pas être faible contre leur haine. « – Léon, grâce et pitié, je t’aime. « – Henriette, mais tu ne sens donc pas ton cœur qui bout, ta tête qui s’égare ? Oh ! tu ne m’aimes donc pas comme je t’aime ? « Et je sentais ce qu’il me disait : mon cœur bouillonnait, je frissonnais de tout mon être ; ma pensée, ma raison s’égaraient. J’étais dans ses bras ; son haleine brûlait mon visage, ses lèvres retrouvèrent les miennes, et, quoique la nuit fût profonde, je fermais les yeux. Je me laissais entraîner vers un crime que j’ignorais, mais qu’il me semblait que je ne devais pas voir ; je n’étais pas évanouie, mais j’étais dans les mains de Léon comme un corps inerte. Un anéantissement douloureux du corps et de l’esprit me livrait à lui sans défense, il eût pu me tuer sans que j’en éprouvasse de douleur. Je ne sentais plus rien ; il étreignit vainement ce corps sans âme, il chercha vainement un battement de mon cœur, il appela vainement un mot de ma bouche : je me sentais mourir, voilà tout. Et j’étais coupable, déshonorée et flétrie que je ne savais pourquoi j’étais coupable, déshonorée et flétrie ! « Ce fut le cri de son bonheur qui m’éveilla de cet engourdissement ; je voulus le repousser et le maudire, mais ma parole demeura étouffée sous ses lèvres, et mes larmes se perdirent dans ses baisers. J’étais à lui ! je pleurai : je venais de perdre une illusion, je venais d’apprendre ce que les hommes appellent le bonheur. Le bonheur ! est-ce donc la profanation de l’amour ? Pauvre ange déchu, je venais de tomber du ciel. Car j’étais un ange, moi ; car si j’eusse été une femme seulement, une femme comme tant d’autres, ou j’aurais résisté, ou j’aurais été heureuse aussi ; mais j’ignorais l’amour des hommes, et j’y succombai. « Cependant le délire de la joie de Léon me calma, et je laissai mon âme redescendre jusqu’à lui, lorsqu’à genoux devant moi il me dit : « – Ah ! merci, âme de ma vie ! Tu m’appartiens maintenant comme l’enfant à la mère. Maintenant ils me donneront ta main, ou nous mourrons ensemble. Henriette, Henriette, dis-moi que tu me pardonnes. « Je crus comprendre son ivresse ; il venait d’être sûr que je l’aimais. Oh ! misérable gage d’amour que l’honneur d’une femme ! Je renfermai mon remords, je ne voulus rien retenir de la félicité que je venais de lui donner. « Ce fut alors, alors seulement, qu’il me parla d’avenir et de projets ; je le laissai dire. Je n’avais plus qu’à me confier à lui, j’avais perdu le droit de lui donner un conseil, de lui demander une espérance ; je n’avais plus de souci à prendre de moi ; il avait voulu ma vie, je la lui avais donnée, je sentais qu’il en était seul responsable. Nous nous quittâmes alors : il partit, je rentrai chez moi. Ce fut une nuit de larmes suivie d’un jour d’affreuses tortures. « Oh ! peut-on s’imaginer une plus horrible peine ? Le secours qui eût pu me sauver me vient quand j’étais perdue. Hortense, mon père, ma mère, alarmés de mon obstination à rester chez moi, vinrent le matin dans ma chambre, et là ils me dirent que la jalousie de Félix les avait égarés, qu’ils savaient que je n’étais coupable que d’amour, qu’on me pardonnait, qu’on me laissait la liberté de pleurer, de souffrir, et qu’on espérait que le besoin de rendre la paix et le bonheur à ma famille m’aiderait à combattre cette passion plus imprudente que coupable. Le lendemain, mon Dieu ! le lendemain, mon père, un vieillard, ma mère si vertueuse, ma sœur si bonne, mon frère si juste, assemblés autour de mon lit, me disaient cela avec des larmes dans les yeux et de l’indulgence dans la voix, et je ne leur ai pas crié : Insensés et bourreaux, il est trop tard, vous avez laissé tomber votre enfant dans la fange, et vous venez lui tendre la main ; je n’en ai plus besoin ! Je ne leur ai pas dit cela. Je ne fis que pleurer et me tordre sous leurs consolations ; ils crurent que j’allais mourir, et me laissèrent seule. Oh ! dans ce moment, oui, si j’avais su où retrouver Léon, je me serais échappée de notre maison, je serais allée à lui, et je lui aurais dit : Tu m’as voulue, prends-moi donc tout entière, donne-moi un toit, une famille, du pain, un nom, car j’ai honte du nom de ma famille, du toit, du pain que j’ai : tout cela, je le vole impudemment, tout cela n’est plus à moi, je l’ai renié. « La maladie me sauva du désespoir, la fièvre me prit et me tint vingt jours durant. Quand elle me quitta, je n’avais plus de force que pour être lâche, je n’avais plus de courage que pour mentir et trembler. Je ne redevins digne de vivre que lorsqu’un sentiment inouï, un sentiment plus fort, plus saint, plus ineffable que l’amour, vint me retremper le cœur : j’étais mère, je le devinai avant de le sentir. Avant que les signes accoutumés de la grossesse fussent venus m’avertir de mon état, je ne sais quelle intuition de mes entrailles me cria que je n’avais plus le droit de mourir. Ce n’était cependant qu’un vague sentiment d’espérance qui me prenait ainsi dans mes heures de solitude. Je ne sais pourquoi je regardais avec une curiosité nouvelle les enfants de ma sœur. Je me remettais en mémoire leur visage et leurs cris aux premiers jours de leur naissance. Je les prenais avec amour sur mes genoux, je les y berçais en cherchant à me rappeler les chansons de leurs nourrices. Puis, un soir, comme j’étais à genoux dans ma chambre, priant Dieu dans toute la ferveur du désespoir, lui demandant de détourner de moi le malheur que je pressentais, lui promettant en mon âme de racheter ma faute par une vie de pénitence et de vertu, je sentis une autre vie s’agiter dans la mienne. « Ô grâce du Seigneur, qui avez mis tant d’amour dans le cœur des femmes, vous en avez mis encore plus dans leurs entrailles ! Misérable fille perdue que j’étais, je ne puis dire de quel cri d’amour je saluai cet être vivant en moi pour devenir le témoin irrécusable de mon crime ; je ne puis dire ce que je me sentis de saints devoirs à remplir envers cette créature qui ne pouvait naître que pour me déshonorer ou me tuer. Ce furent ces devoirs qui me rappelèrent à la vie en m’arrachant à l’horrible abattement auquel je me laissai aller. Depuis deux mois que Léon était parti, je n’avais point de ses nouvelles et l’on évitait de me parler de lui, quoique je devinasse à certains chuchotements que mon sort était sans cesse en discussion parmi ceux de ma famille. Je m’étais préparée à ce qui m’arrivait, je savais qu’on me cacherait toutes les démarches de Léon jusqu’à ce qu’il eût triomphé des obstacles qui nous séparaient ; j’étais patiente parce que j’avais foi en lui. Mais quand je ne fus plus seule, quand je dus craindre pour deux existences frappées du même malheur, mes angoisses devinrent affreuses, mes inquiétudes dévorèrent mon sommeil, et je cherchai à percer le mystère qui m’entourait. Un mois entier se passa ainsi, un mois sans que rien m’avertît que les intentions de ma famille fussent changées à mon égard. J’étais au milieu d’elle comme une jeune fille triste d’un fol amour, et à qui on laisse par pitié la liberté de sa tristesse. On était affectueux avec moi, on allait au-devant de mes désirs quand le hasard me faisait prononcer un mot qui avait l’air d’un désir ; mais on ne venait pas à mon cœur.
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