« Ni ma mère, ni mon père, ni Hortense ne s’approchaient jamais de moi pour me tendre la main, en me disant que je devais avoir autre chose dans le cœur qu’une passion d’enfant, pour souffrir ce que je souffrais.
« Cette position, à laquelle je m’étais soumise parce que je ne m’en étais pas aperçue, me devint alors insupportable. Que faisait Léon ? Comment n’avait-il pas trouvé un moyen de m’avertir de ses démarches ? Comment moi-même ne l’avais-je pas prévenu de ma position ? Tout cela me donna l’agitation du malheur, après que j’en avais subi l’accablement. La servante qui m’avait remis la lettre de Léon m’évitait et semblait craindre la responsabilité d’une intelligence avec moi. J’appris un jour qu’un mot de pitié qui lui était échappé lui avait valu la menace de la chasser. « Pauvre demoiselle ! avait-elle dit, elle leur mourra dans les mains sans qu’ils s’en aperçoivent. » Quand cette femme disait cela, elle avait raison : oui, je serais morte si l’on m’avait laissée mourir ; mais on a voulu me tuer, et je me suis défendue ; j’ai résisté, je résiste encore. Combien cela durera-t-il ?
« Cependant le temps se passait, et rien ne venait m’avertir que je n’étais pas abandonnée. Oh ! quels jours et quels nuits de tortures, quels effrois soudains ; et quelles lentes et profondes terreurs ! Si un mot sans intention venait heurter par hasard à ma position, je me sentais défaillir ; puis, dans ma solitude, je me figurais le moment où il faudrait dire la vérité, ou bien celui où la vérité serait découverte, et alors c’étaient, dans mes insomnies, d’effroyables tableaux, où j’étais à genoux, criant et pleurant au milieu des malédictions de ma famille. Mais, par une étrange circonstance qui se retrouvait également dans les rêves de mes insomnies et dans les rêves de mon sommeil, jamais Félix ne m’apparaissait dans ces épouvantables délires : seulement il me semblait qu’un fantôme inconnu planait sur ma tête avec un rire hideux. Était-ce donc que mon âme comprenait que menacer et maudire n’était pas assez pour lui, et que mon imagination était en même temps incapable de se représenter un supplice qui fût digne de la cruauté de cet homme ? Je souffrais tant alors que je croyais être arrivée au dernier terme de mon courage. Je ne connaissais pas cette misérable faculté de l’âme qui lui fait trouver des forces pour toutes les douleurs, de manière à ce qu’elle sente toutes les atteintes avant de mourir ou de devenir insensible. Bientôt je commençai ce fatal enseignement. Il m’arriva par de brûlantes blessures qui me dévorèrent le cœur, et par des étreintes glacées qui le serrèrent au point de l’arrêter dans ma poitrine. Aujourd’hui je ne sais pas si je voudrais sortir de ma tombe pour passer par de telles épreuves. La première, et la seule où se trouvât une espérance, me vint à une de ces heures où l’âme est tellement basse, que lui donner même un bonheur, c’est la torturer. C’est comme ces heures où le sommeil pèse sur nos yeux d’un poids si invincible qu’on refuserait de les ouvrir, fût-ce pour voir son enfant.
« Nous étions tous dans le salon, triste réunion où la joie des enfants était devenue importune, tant mon aspect y jetait de morne désespoir ! Un domestique en ouvre la porte avec crainte, et dit assez timidement :
« – La voiture d’un monsieur vient de s’arrêter à la grille, et ce monsieur vient par ici.
« – A-t-il dit son nom ? demanda mon frère.
« – Oui, Monsieur.
« – Eh bien ! comment se nomme-t-il ?
« Le domestique hésita, puis il répondit lentement et en me regardant :
« – Il se nomme M. Lannois.
« – Léon ! m’écriai-je en bondissant.
« – C’est monsieur son père, dit le domestique en se retirant.
« Tous les regards s’étaient tournés vers moi au cri que j’avais poussé.
« – Mais vous ne faites pas attention que vous devenez folle ? me dit mon père d’un air de mépris courroucé. On annonce M. Lannois, et vous, devant un domestique, vous criez Léon ! Retirez-vous dans votre chambre… retirez-vous… il est temps de mettre ordre à tout ceci.
« Je vis, à l’expression de mon père, qu’il contenait sa colère à grand’peine. Je sortis en baissant la tête et en murmurant :
« – Ah ! c’est vous, c’est vous qui ne faites pas attention que je deviens folle.
« Puis, à peine étais-je hors de leur présence, que je voulus voir M. Lannois ; M. Lannois, le père de Léon, envoyé par Léon, mon second père, ma dernière espérance ; je voulus voir cet homme, que je me figurais un vieillard vénérable et bon, un vieillard portant l’indulgence et la protection avec lui.
« Je me glissai dans un cabinet, et là, à travers un rideau, je vis M. Lannois, j’entendis son entretien.
« M. Lannois était un homme très-jeune encore ; son visage était joyeux et rouge, sa taille petite et épaisse, sa tournure grotesque et prétentieuse, sa voix aigre et commune. Qu’on ne s’étonne pas si de ce premier moment je le remarquai si bien : c’est que chacun de ses traits dont je viens de le peindre ne m’apparut que pour me glacer le cœur. Oh ! si c’eût été un homme au visage austère et implacable, j’aurais tremblé, j’aurais désespéré aussi, mais pas de ce désespoir honteux qui comprend d’avance que sa prière sera plutôt méconnue que repoussée. On peut s’agenouiller devant la mort, mais il faut se taire devant la face enluminée de la sottise heureuse. Dût la dureté de ces paroles retomber sur moi, je les maintiens ; car, il faut le dire, cet homme me donna le plus extrême de mes malheurs, il ôta sa dignité à ma souffrance, il me fit rougir, non de honte, mais de dégoût. Oui, lorsque j’ai entrepris ce récit, j’ai cru que le tableau des tortures que je souffre serait le plus cruel à tracer, et maintenant je vois qu’il en est qu’il m’est, pour ainsi dire, impossible de faire comprendre. Oui, quand je dirai qu’on m’a enfermée dans une tombe, loin de l’air et du sommeil, quand je donnerai les horribles détails de cette captivité où je meurs, on me plaindra, on me devinera ; mais pourrais-je faire sentir à d’autres les horreurs d’une brutalité qui écrase et pétrit le cœur et la vie d’une malheureuse sous ses doigts insensibles ? N’importe ! j’essayerai de le dire, car il faut que toutes mes douleurs soient connues, et peut-être, lorsqu’elles le seront, y aura-t-il un cœur de femme qui me comprendra, me pleurera, et priera le ciel pour que les douleurs de ce monde me soient comptées dans un autre.
« D’abord, ce fut entre M. Lannois et ma famille un échange de politesses, puis une conversation d’affaires ; et enfin il s’écria en s’étendant sur son fauteuil :
« – Ah çà ! voyons, il me semble qu’il manque quelqu’un ici ?
« – Qui donc ?
« – Eh ! eh ! pardieu, l’adorée Henriette.
« – Monsieur… dit mon père.
« – Allons, gros papa, ne faites pas l’enflé de dignité. Le gars Léon m’a dit l’affaire : il aime la petite drôlesse et elle l’aime en retour, ce qui est assez probable, vu qu’il est de ma fabrique et qu’on n’en fait pas tous les jours comme ça. Aussi, je vous conseille de le prendre : le moule est perdu, ma femme est morte.
« – Monsieur, reprit mon père choqué de ce ton, une pareille proposition dans des termes…
« – Eh non ! pas de termes, répondit M. Lannois d’un air triomphant, comptant, toujours comptant ; cinquante mille écus au gars Léon.
« – Nous avons d’autres projets pour Henriette, répondit mon père.
« – C’est possible ; mais les deux jeunes gens s’aiment, entendez-vous bien ? et, pour parler par calembour, ceux qui s’aiment (sèment) finissent par récolter.
« Certes, de tous ceux qui écoutaient les étranges paroles de cet homme, j’étais l’esprit le plus innocent et le plus inaccoutumé à la grossièreté de pareilles équivoques, et cependant je compris cette grossièreté. Ne pouvant en entendre davantage, je m’enfuis dans le parc. J’allais comme une folle ; ma dernière chance de salut venait de m’être ravie. En ce moment, je voyais que ma famille devait refuser des propositions faites ainsi ; et telle était la dignité des manières auxquelles j’étais accoutumée, que je ne pouvais en vouloir à personne de ce refus. Que dirai-je ? mon Dieu ! Oui, si moi je n’eusse pas été coupable, je ne sais si cet homme ne m’eût pas fait détourner la tête d’un bonheur auquel il aurait donné la main. En ce moment où j’écris les mots grossiers qui étaient le langage du père de Léon, je me sens rouge et honteuse.
« Mais il faut que je dise ce qui amena mon malheur, et comment j’ai pu être effacée de ce monde, sans que personne s’en soit informé.
« J’étais dans le parc, pleurant, et prise de ce vertige qui mène au suicide. Hélas ! si dans ce moment un gouffre, une mer s’étaient offerts à mes pas, je m’y serais précipitée. Mais j’errais parmi des fleurs et sur des gazons, meurtrissant mon sein et pressant ma tête qui éclatait en larmes, lorsque tout à coup j’aperçus M. Lannois qui sortait de la maison et qui, d’un air agité et colère, se dirigeait vers la grille où était restée sa voiture. Quelque cruelle et brutale que fût son assistance, c’était la dernière qui me pût venir en aide. Je m’élançai vers lui, et, emportée par ma douleur, je lui criai :
« – Quoi ! vous partez, Monsieur ?
« J’étais si désespérée, mon accent avait quelque chose de si déchirant, que M. Lannois recula et me considéra un moment avec étonnement ; puis il reprit de ce ton mortel qui brisait toute espérance, comme la roue d’une machine qui broie indifféremment le fer qu’on lui jette ou le malheureux qui est pris dans son implacable mouvement :
« – Pardieu, si je m’en vais ! que voulez-vous que je fasse d’un tas de pécores qui font les sucrées ? des protestants et des bonapartistes, c’est tout dire.
« – Monsieur, Monsieur ! m’écriai-je, oubliez-vous qu’il faut que je meure, si vous partez ?
« – Vous ? qui êtes-vous donc, vous ?
« – Je suis Henriette, Monsieur.
« – Ah ! oui, l’Henriette, la chérie, la bonne amie, la princesse à Léon ! Merci, mon cœur ! allez demander un mari à vos gros bouffis de parents.
« Et me repoussant de la main, il s’éloigna. Je l’arrêtai.
« – Monsieur, Monsieur ! lui dis-je en joignant mes mains, mais Léon m’aime, et j’aime Léon !
« – Eh bien, mettez ça en réserve pour vous établir chacun à part, ça vous fera une belle avance.
« Toutes ces paroles tombaient sur mon cœur, et, comme le coup de poing implacable d’un portefaix qui frappe une femme, elles me renversaient à chaque coup ; à chaque coup je me relevais sous cette meurtrissure, et je criais encore. Enfin, une dernière fois je regardai cet homme, cet homme qui suait la vie, la santé, la joie ; et moi, pauvre fille mourante et éperdue, je le saisis par ses vêtements, et, m’attachant à lui de toute ma force, je lui dis d’une voix basse et désespérée :
« – Mais je suis coupable, Monsieur, mais je suis mère, mais…
« Et je tombai à ses pieds. Cet homme me regarda pendant que j’étais haletante, et, se détournant de moi, il se mit à siffler en chantonnant :
Je ne savais pas ça, dérira,
Je ne savais pas ça.
« Je tombai la face contre terre, et j’espérai mourir tant je me sentais suffoquée d’affreux sanglots.
« Cependant on m’avait vue de la maison. Mon frère, mon père, Félix accouraient pour mettre un terme à cette scène qu’ils devinaient dégradante pour eux et pour moi ; ils arrivèrent jusqu’à nous, tandis que M. Lannois continuait à chantonner.
« Lorsque Félix me releva, M. Lannois s’écria avec un ricanement triomphant :
« – Doucement, doucement ! prenez garde à l’enfant !
« – Qu’est-ce à dire, Monsieur ? reprit mon frère.
« – Ça veut dire, repartit M. Lannois répétant son hideux jeu de mots, qu’entre jeunes gens, lorsqu’on s’aime on récolte.
« Je retombai à terre, et je vis alors penché sur moi le visage effrayant de ce fantôme inconnu qui avait traversé mes rêves. C’était Félix qui me regardait ainsi. Il y eut sur son visage une contraction effrayante, puis il se releva, et, regardant M. Lannois en face, il lui dit :
« – Vous êtes un infâme et un calomniateur ! et vous venez de mentir impudemment !
« M. Lannois pâlit et trembla. Cet homme si brutal était lâche.
« – Ma foi, c’est elle qui me l’a dit.
« – Ne voyez-vous pas, repartit Félix, que cette malheureuse est folle ?
« – Je ne le savais pas, dit M. Lannois ; je le dirai à mon fils, ça le guérira de sa sotte passion. Une femme folle, bon ! bon ! ça le rendra plus raisonnable.
« Je tentai un effort pour me relever et crier, car M. Lannois avait l’air convaincu de la vérité des paroles de Félix, et sans doute ma conduite ne pouvait qu’aider à cette opinion… Je me traînai sur les genoux, et j’allais parler lorsque la force me manqua, et… »