« – Mademoiselle, je vous remercie.
« À cette parole, je demeurai aussi interdite que lui : je baissai les yeux devant le regard craintif et doux qu’il leva sur moi, je lui fis machinalement une révérence cérémonieuse, et je continuai ma route. Pourquoi avais-je frémi à la première vue du capitaine Félix, dont j’avais entendu vanter les qualités ? pourquoi avais-je souri à la premiers rencontre de ce jeune homme que je ne connaissais pas ? pourquoi, en m’éloignant, étais-je si attentive à écouter si j’entendrais le pas de son cheval reprendre le chemin que je lui avais indiqué ; et lorsque j’arrivai à l’angle, d’un sentier qu’il me fallait prendre, comment se fit-il que je me retournai pour voir s’il était parti, et d’où vient que je fus heureuse de le trouver à la même place, son chapeau à la main ? Il ne fit pas un mouvement, mais je sentis qu’il me regardait, et que ses yeux ne m’avaient pas quittée. Il demeura encore longtemps ainsi ; je le voyais à travers les buissons qui bordaient le chemin où je marchais ; enfin, après avoir regardé autour de lui, il fit des gestes que je ne pouvais bien apercevoir, remonta à cheval et s’éloigna lentement.
« J’avais commencé cette promenade le cœur léger et sans penser à autre chose qu’au but de ma visite ; j’arrivai pensive à la chaumière de notre ouvrier, et ce ne fut qu’en voyant la douleur de sa femme Marianne que je me rappelai que j’étais venue voir un malade.
« – J’étais bien sûre que vous viendriez, me dit-elle, je vous guettais de la chambre d’en haut, et je vous ai reconnue quand vous avez quitté la grande route et que vous vous êtes arrêtée à causer avec un monsieur qui était à cheval.
« Je me sentis rougir à cette parole, et je m’empressai de répondre :
« – C’est un étranger qui me demandait le chemin de la forge.
« – Alors il n’était guère pressé d’arriver, car il est resté un bon quart d’heure planté là comme un terme.
« Cette nouvelle observation de Marianne me gêna. La bonne femme continua :
« – Du reste, il s’était bien adressé, et il a dû être bien étonné quand vous lui avez dit qui vous étiez ?
« – Oh ! mon Dieu, je ne lui en ai pas parlé, et il m’a prise pour une paysanne.
« – Ah bien ! il sera fièrement embarrassé s’il est encore à la forge quand vous y arriverez.
« Cela me fit penser que j’allais le revoir, et je me sentis embarrassée aussi, comme s’il avait été devant moi. J’étais si troublée que Marianne s’en aperçut et qu’elle dit :
« – Est-ce que ce Monsieur vous a dit quelque chose de déplaisant ?
« – Rien du tout.
« – C’est pourtant bien drôle ! vous êtes tout émue, et lui qui est resté là, comme cloué à sa place !
« Marianne m’observait en me parlant ainsi ; je crus lire dans son regard qu’elle ne croyait pas à la vérité de ce que j’avais dit, cela me blessa, et je lui dis avec humeur :
« – Tenez, voilà ce que je vous apportais pour votre mari.
« – Merci, merci, ma bonne demoiselle, me dit-elle avec une reconnaissance si sincère qu’elle effaça tout mon ressentiment ; puis elle ajouta :
« – J’ai surtout une grâce à vous demander. Obtenez de M. Félix qu’il ne donne pas à un autre la place de chef d’atelier ; il en a menacé mon mari, si d’ici à huit jours il n’a pas repris son ouvrage.
« – Mon frère ne le permettra pas, lui répondis-je.
« – Oh ! Mademoiselle, depuis que M. Buré a laissé la direction des ateliers à M. Félix, il ne veut plus s’en mêler.
« – Eh bien ! j’en parlerai au capitaine.
« – Oh ! oui, parlez-lui, me répondit-elle avec tristesse et en se laissant aller à causer plus qu’elle ne voulait sans doute, poussée qu’elle était par de cruels souvenirs ; parlez-lui pour mon pauvre homme. L’ouvrier n’est déjà pas si heureux avec lui, pour qu’on veuille lui faire perdre son pain parce qu’il a le malheur d’être malade. Il n’est pas bon, M. Félix… La maison est bien changée depuis qu’il est arrivé… Si vous saviez comme il m’a reçue quand j’ai été lui demander une avance !
« Elle parlait en pleurant, et moi je l’écoutais la terreur dans l’âme.
« – Femme ! femme ! murmura l’ouvrier étendu dans son lit.
« Marianne comprit mieux que moi cette interruption.
« – Oh ! pardon, pardon ! me dit-elle… j’oubliais que, M. Félix… C’est certainement un brave homme… un homme qui vous rendra heureuse.
« Ce dernier mot me fit tressaillir. J’avais deux ans devant moi, j’avais oublié que je devais épouser Félix. Ce souvenir me fut rendu si soudainement après une si naïve révélation sur la dureté de son cœur, qu’il me glaça. Je devins pâle. Je me sentis si troublée, que je me levai pour sortir. Marianne courut après moi.
« – Je vous ai fâchée, me dit-elle ; ah ! excusez-moi. Voyez-vous, nous sommes si pauvres ! et j’ai eu peur.
« La pauvre femme pleurait, je pleurais aussi. Aujourd’hui que je puis étudier dans mon horrible loisir tout ce qui s’est passé en moi, je ne saurais comment expliquer le désespoir qui me saisit tout à coup ; je me mis à éclater en sanglots, je venais de voir clairement dans mon cœur que jamais je n’aimerais Félix. Était-ce un avertissement que j’allais en aimer un autre ? je ne sais, mais ce moment me révéla tout le malheur de ma vie. Marianne me regardait, elle ne comprenait rien à ma douleur. Que de fois, quand j’étais enfant, j’ai vu de jeunes filles prises de ces soudains désespoirs, et que de fois j’ai entendu dire d’un air capable à des vieillards qui avaient oublié leur âme : Ce sont des vapeurs, c’est la jeunesse qui la tourmente, cela se passera avec quelques soins ! Et l’on appelait un médecin. Moi-même, à ce moment où le ciel semblait dévoiler mon avenir à mes yeux, devant cette épouvante qui me tenait, je fis comme ces vieillards, je combattis mon désespoir, je rentrai mes larmes, je ne voulus pas croire à mon âme qui se soulevait tout entière, et je répondis :
« – Je suis malade, j’éprouve un malaise horrible ! Comme s’il était plus naturel et plus raisonnable de souffrir de son corps que de son cœur !
« – Voulez-vous que je vous reconduise ? me dit Marianne.
« – Non, non ! m’écriai-je soudainement, je m’en irai seule.
« Seule ! j’avais besoin d’être seule. Avant ce temps, c’était pour marcher plus libre et plus gaie dans mes heureux rêves ; en ce moment, c’était pour pleurer.
« Je repris tristement le chemin de la maison. Arrivée à l’endroit où l’inconnu m’avait parlé, je m’arrêtai involontairement. Cependant je ne pensais pas à lui. Sort-il donc de l’âme des émanations sympathiques qui flottent dans l’air ? Oh ! pauvre enfant que j’étais ! je m’arrêtai et je regardai tristement autour de moi. Cet endroit du chemin avait déjà pour moi un souvenir que je cherchais. Tout cela fut rapide et insaisissable, il n’y avait ni désir ni regret ; mais, quand je rentrai à la maison j’avais le cœur ému et serré, mon désespoir s’était enfui, je n’avais plus envie de pleurer, mais j’aurais voulu encore être seule. Hortense me trouva dans le salon, et me dit :
« – Henriette, il faut penser à t’habiller ; nous avons quelqu’un à dîner.
« – Qui donc ? lui dis-je aussitôt, comme si elle m’annonçait une nouvelle bien extraordinaire.
« – Un jeune homme, M. Lannois, que son père a envoyé passer quelques mois ici pour y apprendre la conduite d’une fonderie.
« – Ah ! il va demeurer plusieurs mois ici ? lui dis-je.
« – Sans doute… Mais qu’as-tu donc avec ton air surpris ? est-ce la première fois que cela arrive ? Va t’habiller.
« J’avais seize ans ; toutes mes pensées tristes s’envolèrent, et je me fis une fête de la surprise de M. Lannois. Pour la rendre plus complète, je voulus qu’il vit dans toute son élégance la demoiselle qu’il avait traitée en paysanne : je préparai ma robe la plus fraîche avec les plus belles broderies, je m’apprêtai à lui paraître bien richement vêtue pour que le contraste fût grand : c’étaient mes bonheurs d’enfant qui me ressaisissaient. Mes sensations de jeune fille reprirent bientôt. Pardonnez-moi, vous qui me lisez ; mais seule peut-être et du fond de ma tombe vivante, j’ai le droit de dire les secrets d’un cœur de femme. Ma pensée changea tout à coup. Je reculai devant l’idée de plaisanter même en pensée avec cet inconnu, et je serrai ma belle robe brillante ; je m’habillai modestement, et je trouvai que je lui paraîtrais ainsi plus belle que parée, belle comme doit l’être une jeune fille sérieuse, car j’étais devenue sérieuse. Quand je descendis, on se promenait dans le jardin. Je le reconnus causant avec mon frère. Lorsqu’il me vit, sa surprise fut extrême ; il était si troublé que mon frère s’en aperçut et que j’en fus charmée.
« – Qu’avez-vous ? lui dit-il.
« Je m’étais approchée avec une assurance triomphante. Je ne puis dire quel naïf mouvement de bonheur j’éprouvai à le trouver si tremblant devant moi.
« – Mon Dieu ! Monsieur, répondit Léon en balbutiant, j’ai eu déjà le malheur de rencontrer Mademoiselle.
« – Comment, le malheur ! dit mon frère en riant, et je ne pus m’empêcher de rire aussi.
« Léon fut tout à fait décontenancé. À mesure qu’il perdait sa présence d’esprit, je retrouvais la mienne : enfant, joueuse, après avoir senti des émotions inconnues, je riais de bon cœur, sans comprendre qu’il y avait déjà de l’orgueil dans cette gaieté. Le trouble de Léon alla jusqu’à la tristesse ; il était si jeune aussi ! il avait alors dix-huit ans ; il fut blessé de la raillerie qui l’accueillait et ne sut que répondre.
« – Voyons, lui dit mon frère, qu’est-il donc arrivé ?
« Il me plaisait si bien, timide ainsi et embarrassé, que je ne voulus pas l’aider. Enfin il murmura d’une voix douce et suppliante :
« – J’ai rencontré Mademoiselle enveloppée d’une cape, je l’ai prise pour une paysanne, je lui ai demandé mon chemin.
« – D’un ton peu respectueux, sans doute ? dit mon frère.
« – Je ne crois pas avoir été grossier… mais vous savez… on dit…
« – Oui, reprit mon frère en riant, dans notre pays on a une façon de parler assez leste, et l’on crie volontiers : Hé, la fille !
« – Oui, Monsieur.
« – Eh bien ! faites vos excuses à la Demoiselle, qui vous pardonne, j’en suis sûr.
« Mon frère s’éloigna d’un air indifférent, et nous restâmes, M. Lannois et moi, en face l’un de l’autre. Léon n’osait lever les yeux sur moi ; son embarras me paraissait aller trop loin et commençait à me gagner ; je le vis relever en rougissant la manchette de son habit et détacher un petit cordon de cheveux qu’il me présenta.
« – À la place où vous vous êtes arrêtée, me dit-il, vous avez laissé tomber ce bracelet, et il faut bien que je vous le rende.
« Sans attacher d’importance à cette restitution, elle me parut si tardivement faite que je ne pus m’empêcher de dire à Léon :
« – Quand l’ai-je perdu ?
« – Quand vous avez tendu la main hors de votre cape, je l’ai vu tomber.
« – Et vous ne m’en avez pas avertie ?
« – J’étais si troublé ! À votre main, une main blanche et fine, j’ai vu que je m’étais trompé… C’est alors que je vous ai appelée mademoiselle… Puis, après ma grossièreté, je n’aurais plus osé vous parler ; d’ailleurs, quand j’ai ramassé ce cordon, vous étiez si loin !
« – De façon que si vous ne m’aviez pas retrouvée, vous l’auriez gardé ?
« Léon rougit comme un coupable, et répondit en se faisant une excuse d’une chose à laquelle ni lui ni moi ne pensions pas assurément :
« – Ce bracelet n’a pas une valeur telle…
« – Pour vous, peut-être ; mais pour moi !… Je l’ai fait avec mes cheveux pour me parer le jour où ma sœur s’est mariée, et depuis il ne m’a pas quittée.
« Léon regardait ce bracelet d’un regard plein d’une tristesse charmante, et il reprit assez vivement :
« – J’avais bien vu tout de suite qu’il était fait de vos cheveux, et c’est pour cela…
« – Eh bien ! dit mon frère en se rapprochant, la paix est-elle faite ?
« – Tout à fait, lui répondis-je avec assurance.
« Et je m’apprêtai à passer mon cordon de cheveux à mon bras. Par un de ces avertissements du cœur que, même en ce moment, je ne pourrais expliquer, je levai les yeux sur Léon. Ses regards étaient attachés sur mes mains et suivaient attentivement le bracelet ; ses regards m’arrêtèrent, et, au lieu de l’attacher à mon bras, je le mis dans ma poche. Un triste sourire effleura les lèvres de Léon. J’avais donc compris qu’il mettait du prix à ce que ce cordon, qui avait entouré son bras, vint entourer le mien, et il devina de même que je ne voulais pas lui accorder cette faveur.
« Ô frêles et doux souvenirs de ce saint amour que je lui ai voué, descendez dans ma tombe, jeunes et tendres comme vous avez été ! Revenez tous pour que mon œil, arrêté sur votre ombre légère, s’y repose de ses larmes et de l’aspect glacé de cette prison muette ! Faites-moi regarder doucement en arrière, moi devant qui l’espérance ne marche plus ! Souvenirs heureux ! oh ! que vous m’avez doucement bercé le cœur, lorsque je vous ai compris plus tard, lorsque, arrivée à l’aimer de toute la puissance de mon âme, j’ai senti que toutes ces fugitives inspirations avaient été les premiers tressaillements de la passion qui devait s’emparer de moi ! Oui, cet amour qui m’a pénétrée et brûlée dans toute la profondeur de mon âme, cet amour qui m’a égarée, c’est lui qui déjà me troublait du vent tiède de son aile. Depuis l’arrivée de Félix j’avais froid hors de moi et en moi, et j’ai fait comme l’enfant qui a froid, j’ai ouvert les plis de ma robe pour me réchauffer le sein à cette chaude haleine, et je l’ai respirée pour m’y baigner le cœur. Oui, c’était l’amour qui déjà, sans me parler, me montrait du doigt un chemin inconnu et qui m’a menée à la mort ! Hélas ! j’ai suivi ce sentier sans savoir ce que je faisais. Plus tard cependant j’ai compris que, si je l’avais bien voulu, j’aurais su ce que j’éprouvais ; car on ne change pas ainsi pour rien en un moment sans qu’il y ait autre chose dans la vie qu’une rencontre indifférente et un nouveau venu qui s’en ira.