VIII

1578 Words
VIII DEMI-CONCLUSION.Luizzi lisait ce récit avec une attention extrême ; rien jusque-là ne l’en avait distrait, ni les mouvements d’Henriette, ni les plaintes de son enfant, pauvre et chétive créature, née sans doute dans cette effroyable prison. L’œil fixé sur le manuscrit, il le suivait avec l’âpreté d’une cuisinière ou d’une belle dame attablée à un roman de Paul de Kock qu’elle dévore, lorsque tout à coup la malheureuse prisonnière saisit son manuscrit et le cacha rapidement dans l’endroit d’où elle l’avait tiré. Un moment après, Luizzi vit se mouvoir un des pans de la tapisserie qui recouvrait le mur en face de lui, et aussitôt entra Félix portant un panier. Un mouvement de colère s’empara du cœur de Luizzi en apercevant le capitaine. Il fut prêt à s’écrier, mais il se souvint par quel prodige surhumain il assistait à une scène qui se passait loin de lui, et il s’apprêta à la regarder avec l’attention d’un homme qui ne veut pas perdre un seul détail. Le capitaine tira du panier des mets qu’il disposa sur la table, et Luizzi comprit alors pourquoi Félix ne soupait jamais avec sa famille et pourquoi on le servait tous les soirs dans le pavillon. Les premiers moments qui suivirent l’entrée de Félix furent silencieux ; cependant il avait en lui un air de triomphe qui ne semblait attendre qu’une occasion d’éclater. – Eh bien ! Henriette, dit enfin le capitaine, chaque jour aura-t-il donc le même résultat ? – Chaque jour, dites-vous ? Y a-t-il donc encore des jours et des nuits, Monsieur ? Il y a pour moi une lueur et une ombre éternelles, un malheur qui ne connaît ni veille ni lendemain. Je souffre comme je souffrais, comme je souffrirai ; je pense comme je pensais, comme je penserai toujours. Dans la vie vivante, la nuit qui passe et le jour qui vient peuvent être un motif de changer de résolution ; mais moi, je n’ai ni jour ni nuit, ni matin ni soir ; ma vie, c’est toujours la même heure, toujours la même douleur, toujours la même pensée. – Henriette, reprit Félix en se posant devant elle comme pour saisir une émotion sur ce visage pâle où la douleur semblait être pour ainsi dire immobilisée, Henriette, ce n’est pas le jour ou la nuit qui peut apporter un changement dans une résolution aussi inébranlable que la vôtre. Voilà six ans passés depuis le jour où, profitant de votre évanouissement, notre famille a caché la honte de votre faiblesse à tous les yeux dans cette prison, dont un mot peut vous faire sortir, et ce mot, vous ne l’avez pas encore prononcé. – Et ce mot, je ne le prononcerai jamais, répondit Henriette. La seule espérance de ma vie a été l’amour de Léon, la seule espérance de ma tombe est encore son amour. – Et cependant, il l’a trahi, lui, repartit Félix, une autre est devenue sa femme. – Non, Félix, vous mentez. Léon n’a pas donné son cœur à une autre tant que je vis. – Oubliez-vous que vous êtes morte pour lui et pour l’univers ? – Alors Léon ne m’a pas trahie, et vous seul êtes coupable envers nous deux. – Soit, j’accepte ce crime, puisqu’il rend votre espérance impossible. – D’ailleurs, je l’ai dit, Monsieur, je ne vous crois pas ; non, Léon n’est point marié. Celui qui a pu me plonger vivante dans ce tombeau, celui qui s’est rendu plus coupable que les assassins et les empoisonneurs, celui que la loi réserve à l’échafaud, celui-là n’aura pas reculé devant des mensonges écrits, des lettres supposées, pour m’apporter une douleur de plus. – Il y a des choses, Henriette, qu’il est impossible de falsifier, ce sont les jugements des tribunaux. Bientôt je vous apporterai celui qui condamne Léon Lannois aux travaux forcés, et alors nous verrons si vous garderez cet amour dont vous faites une vertu. – Ce que vous me dites fût-il vrai, s’écria Henriette, je mourrais dans cette tombe et avec cet amour ; et si quelque hasard devait m’arracher d’ici, dussé-je trouver Léon infidèle et déshonoré, je l’aimerais à côté de sa nouvelle épouse, je l’aimerais dans les fers honteux dont il serait chargé. – Henriette, reprit Félix d’un air sombre et en promenant autour de lui un regard farouche, ne comprenez-vous pas que l’heure de la patience est près de finir, et qu’il faut que votre destinée s’accomplisse ? – L’heure de la patience n’a pas été plus longue que celle de la douleur, et si ma destinée est de mourir sans revoir le jour, faites qu’elle s’accomplisse à l’instant même ; car si vous êtes las de me torturer, je suis lasse de souffrir, et la mort sera sans doute le seul terme où s’arrêtera cette souffrance. – Henriette, reprit Félix, écoutez-moi bien ! Une dernière fois je vous offre la vie ; je vous ai trompée quand je vous ai dit que vous passiez pour morte ; le mot que j’ai dit devant M. Lannois fut recueilli et répété par lui ; on vous crut folle, et nous profitâmes de cette opinion pour répandre le bruit que nous vous avions fait quitter la France. On vous croit enfermée dans une maison de fous d’Amérique ou d’Angleterre, et, de même que vous pouvez n’en revenir jamais, vous pouvez en arriver demain. Mais vous devez comprendre, Henriette, qu’il y a entre vous et moi un trop grand crime pour que je n’enchaîne pas votre silence par des liens que vous n’oseriez briser. Vous reparaîtrez dans le monde, mais pour être ma femme, mais en me laissant cet enfant comme otage contre votre vengeance. – Vous avez raison, Félix, répondit Henriette, il y a un grand crime entre nous ; mais ce crime sera plus grand que vous ne le pensez ; ce crime, je veux que vous le commettiez tout entier. Le supplice que je souffre est le plus horrible qu’on puisse imaginer, mais moi, je vous le jure, je ne l’abrégerai pas d’un jour, pas d’une heure ; il faudra me tuer, Félix, il faudra paraître devant les hommes et devant Dieu avec mon sang sur vos mains ; car moi aussi je vous ai trompé, je ne crois plus à l’amour de Léon, et ce n’est plus pour lui que j’ai le courage de mon désespoir. Ce courage, je ne l’ai que pour ma vengeance. Ne vous fiez pas à un moment de faiblesse. Oui, j’ai souvent rêvé de me donner à vous, de vous égarer jusqu’à vous faire croire à mon amour, et d’acheter ainsi une heure de liberté, une heure durant laquelle j’aurais été vous dénoncer à la justice humaine ; j’ai reculé, non devant le crime, mais devant la crainte de ne pas vous tromper assez bien. J’aime mieux m’en rapporter à la justice du ciel, j’aime mieux vous rendre assassin. Félix avait écouté Henriette avec un de ces regards implacables qui semblent mesurer l’endroit où ils pourront frapper assez sûrement la victime pour s’épargner la lutte et les cris. Alors il détourna les yeux et s’approcha de la porte par laquelle il était entré ; puis la fermant comme pour ensevelir plus profondément encore dans le silence le secret de cette tombe, il revint vers Henriette, et lui dit d’une voix sourde : – Henriette, le crime ne sera pas plus grand, le remords ne sera pas plus affreux, mais la terreur sera moins incessante. Un homme est ici, un homme que j’ai surpris errant autour de ce pavillon et s’étonnant sans doute en lui-même de ce que personne n’en pût franchir le seuil. Il faut que cet homme y puisse entrer demain, pour que le soupçon ne germe pas dans son esprit ; il faut qu’il puisse y entrer sans qu’aucun cri l’avertisse, sans qu’aucune plainte lui révèle que ces murs renferment un être vivant. Henriette, pour cela il faut être à moi ou il faut mourir. – Mourir ! mourir ! s’écria Henriette. – N’oublie pas, malheureuse, que mon crime est celui de ta famille, qu’après en avoir été les complices involontaires, ils en ont été les complices forcés ; qu’après avoir permis qu’on te cachât ici durant quelques jours, ils ont laissé s’écouler des semaines, puis des mois, puis des années. Mon crime passé est donc devenu le leur ; le crime que je pourrais commettre, ils le partageront de même. N’oublie pas que ce n’est pas moi seulement que tu enverrais à l’échafaud, mais ton père, ta mère, ton frère ! – Eh bien, soit ! s’écria Henriette. Que ceux qui ont commencé ma mort par tes mains, achèvent ma mort par tes mains ! Sans pitié pour eux comme sans pitié pour toi, je traînerai père, mère, frère sur l’échafaud, si je le puis. Ne comprends-tu pas que tu viens de relever mon espérance abattue ? un homme est ici, un homme que tu soupçonnes, un homme qui erre peut-être autour de ce pavillon, un homme qui peut m’entendre. Oh ! si Dieu veut qu’il en soit ainsi, qu’il vienne, et puissent mes cris percer les murs de cette prison… À moi ! à moi ! Henriette se mit à pousser des cris si aigus, que Luizzi, emporté par cet horrible spectacle, fit un pas en avant comme pour répondre à ce douloureux appel. Félix, épouvanté, poursuivait Henriette en lui criant : – Silence ! malheureuse, silence ! À ce moment, Henriette se trouva devant la porte qui conduisait hors de cette affreuse prison ; elle l’ouvrit par un mouvement rapide et désespéré, puis s’élança en redoublant ses cris. Dans un moment indicible de colère et de terreur, Félix prit sur la table un couteau qu’il y avait placé, et déjà il était près d’atteindre Henriette sur les premiers degrés d’un escalier étroit et tortueux, quand Luizzi, oubliant par quelle illusion surnaturelle il assistait à cette terrible scène, se précipita sur Félix : – Arrête, misérable ! lui cria-t-il, arrête ! Au moment où il lui semblait qu’il allait saisir le capitaine, Luizzi trébucha et tomba en éprouvant une commotion violente. Des douleurs aiguës se mêlaient au lourd étourdissement qui avait suivi cette chute. Peu à peu, Armand revint à lui et rouvrit les yeux. Tout avait disparu. Il était au pied de la fenêtre de sa chambre, par laquelle il s’était précipité, en se laissant emporter par une émotion dont il n’avait pas été le maître. Il voulut faire un effort pour se relever et courir vers le pavillon où se passait cette sanglante tragédie, mais la force lui manqua, et il retomba évanoui sur la terre.
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