De l’autre côté du couloir, les crocs de Xavier brillent. Il ne m’a jamais pardonné de lui avoir pris Georgianna. Et maintenant, il me déroberait cette louve sous mon nez.
Celle-ci m’appartient, semble dire son expression triomphante. Pauvre louve. Xavier a toujours cassé ses jouets. Soit pour s’amuser, soit pour éviter que quelqu’un d’autre en profite.
Mes doigts se crispent autour de la raquette numérotée. Toute cette vente aux enchères, l’apparition de Xavier, la louve qui semble le fantôme de Georgianna revenu à la vie… c’est un stratagème. Un coup monté. C’en est forcément un. C’est trop commode.
Quelqu’un prépare quelque chose. Si mes enfants se sont acoquinés avec Xavier, ils sont au-delà du pardon. Leurs vies sont terminées.
Mais si Xavier agit seul, il pourrait s’avérer intéressant de jouer le jeu. Sauver la louve. La parader devant ma cour et attirer Xavier dans mes filets.
Quel est l’adage, déjà ? Soyez proches de vos amis… et plus encore de vos ennemis.
Oh, oui. Ces prochaines semaines seront très divertissantes. Je me réadosse à mon siège et lève ma raquette.
* * *
Sélène
« Un million. »
Le sang me monte à la tête. C’était la voix de Xavier. Il place une enchère ? Pourquoi ?
Je joins mes mains devant moi pour maîtriser leur tremblement. Ai-je échoué ? Je ne peux pas. Il ne me reste rien, à part cette mission. Séduire Frangelico.
Alors que le silence se prolonge, je suis au bord de la crise de nerfs. Xavier n’aime pas l’échec. J’ai appris cette leçon encore et encore. La souffrance est une excellente professeure. Je suis assez forte pour la supporter, mais si j’échoue aujourd’hui, je ne sais pas…
Une voix grave s’élève : « Dix millions. »
Un grand calme s’abat sur le théâtre. Chaque créature, moi y compris, retient son souffle.
Le commissaire-priseur semble ne pas croire à sa chance. « D-dix millions. » Il s’éponge le front et balaie la salle des yeux en se mordant la lèvre. J’attends qu’il propose une surenchère, mais le bond impressionnant entre un et dix millions l’a rendu muet.
Il tape le podium de son maillet et crie : « Vendu ! Au gentleman aux poches les plus profondes. Lucius Frangelico, le roi vampire. »
Mes oreilles sifflent. Je me penche et ramasse les lambeaux de ma robe déchirée. Ça a marché. Ça a marché ! Il m’a achetée.
Dans quelques minutes, je serai entre les griffes de mon nouveau maître vampire. Tout se passe comme prévu.
Le rideau se referme sur la scène et je reste dans le noir, clignant des yeux.
Le présentateur annonce une pause et descend de scène. Une fois dans les coulisses, il me fait signe de le suivre.
« Bonne fille. » Il se frotte les mains, s’imaginant sans doute déjà tenir dix millions de dollars entre ses gros doigts sales. Je ferme les yeux, prise de vertige. Quel genre de vampire paie dix millions pour un loup de compagnie ? Que me fera-t-il ?
Peu importe. Tout sera bientôt terminé. S’il se passe des choses déplaisantes entretemps, eh bien, j’ai appris à supporter énormément de douleur.
Quatre gardes approchent et m’entourent. Ils ne me touchent pas, donc je ne proteste pas. Derrière eux, l’une des brutes qui m’ont malmenée rôde dans l’ombre. Il maintient un bloc de glace contre son visage. L’homme que j’ai frappé à l’entrejambe a disparu. Celui qui reste me décoche un regard noir, mais reste à distance. Il n’osera plus me toucher, désormais. J’appartiens au roi vampire. Cette pensée me percute comme un coup de poing et me fait tanguer.
Un jeune homme élancé apparaît à côté de moi. Quand je remarque son odeur, je détourne les yeux. Il n’est pas humain. C’est un vampire.
« Sa Majesté aimerait que tu mettes ça. » Il me tend une veste de costume. Je donne ma robe déchirée à un garde et m’enveloppe dans la veste trop grande. Ses manches tombent sur mes poignets et elle couvre mes jambes jusqu’à la mi-cuisse. J’ai porté des robes moins longues. Comme celle de ce soir.
« Sa Majesté viendra bientôt te chercher. Tu as besoin de quelque chose ? À manger, à boire ? »
J’aimerais bien des chaussures, mais je secoue la tête. J’enfouis mon visage dans le col de la veste et inspire l’eau de Cologne, discrète et hors de prix, qui imprègne le tissu. Elle ne masque pas l’odeur familière de pierre froide. Cette veste a récemment été portée par un vampire.
« Par ici. » Le commissaire-priseur nous mène dans la loge.
Le jeune vampire plisse le nez. « Vous voulez faire venir le roi ici ? C’est un trou à rat. » Lorsque le présentateur se met à plat ventre et affirme qu’il ne demanderait jamais au grand Frangelico de salir ses chaussures en entrant dans cette pièce, le jeune vampire grommelle. « Alors, trouvez-nous un meilleur endroit pour patienter. Il s’agit de la propriété du roi, dit-il avec un geste de la main dans ma direction. Le respect dont vous faites preuve avec elle est le respect que vous témoignez au roi. »
C’est comme ça que nous nous retrouvons dans une autre pièce, qui sent la peinture fraîche et est remplie de meubles neufs. Elle se trouve à l’étage. Le jeune vampire est plein d’attentions envers moi. Il me trouve une bouteille d’eau et se désole de mon absence de chaussures.
Je fais le vide. Rien n’a d’importance jusqu’à ce que je rencontre Frangelico.
Mon nouveau maître.
Non. Je ne lui appartiendrai jamais. Il pensera que je suis à lui. Le temps qu’il comprenne la vérité, il sera trop tard.
Je fais face à la porte et attends que ma cible entre. Lucius Frangelico, le visage qui me hante. La source de tous mes cauchemars. Le vampire qui a tué ma meute et fait de moi une orpheline. Sans Xavier, je serais morte. Je lui dois tout. Et cette dette ne pourra jamais être remboursée. En plus de me sauver la vie, Xavier m’a également donné une raison de vivre. Des années d’entraînement et de planification, aboutissant en une unique mission : la vengeance.
Et maintenant, j’ai été vendue au roi vampire. Je vais pénétrer chez lui, je le laisserai me mener dans son antre. Je gagnerai sa confiance. Je guetterai le bon moment.
C’est ce que j’ai attendu toute ma vie. Tout mon entraînement, tout mon dur labeur n’avait qu’un objectif.
Tuer Lucius Frangelico.