2Sorochyintsi, Gouvernement de Poltava, Empire russe
À treize ans, nul ne devrait savoir ce qu’est vraiment la vie ni combien elle peut être cruelle, même lorsqu’on a grandi aux alentours de Sorochyintsi, dans un shtetl tellement misérable et oublié de Dieu qu’il n’a même pas droit à un nom, même si on est habitué aux pogroms de la police et des paysans qui voient dans les juifs le mal incarné, même quand on parvient à résister à des températures de moins vingt en ne portant qu’une paire de sabots en bois et une petite robe de tissu toute trouée, même quand on est capable de survivre trois jours avec rien d’autre dans le ventre qu’un ignoble navet pourri. Mais la vie avait décidé de ne pas faire de cadeaux à Raechel Bücherbaum.
Tout commença par un matin tellement sombre qu’on aurait dit une nuit laiteuse, sous les nuages épais, impénétrables, d’un ciel bas et oppressant. Raechel, comme tous les jours de Shabbat, accompagna son père jusqu’à l’étable désormais privée d’animaux que sa communauté avait transformée en shul, c’est-à-dire en synagogue. Elle s’arrêta devant la porte d’entrée qu’on avait dégagée de la première neige de l’année et dit au revoir à son père. Elle s’apprêtait à monter l’escalier extérieur menant à une galerie ménagée sous le toit, d’où les femmes participaient aux prières, séparées des hommes, lorsqu’elle aperçut une feuille de papier jauni accrochée à l’intérieur, dans la zone réservée aux hommes. Avec sa curiosité habituelle, elle tendit le cou pour tenter d’y jeter un œil, et finit par poser un pied à l’intérieur de la pièce.
— Arrête, Raechel ! la prévint son père, habitué à ses transgressions.
— Qu’est-ce qu’il y a d’écrit ? demanda-t-elle en montrant le papier.
— Va-t’en de là ! gronda-t-il, agitant une main en l’air comme lorsqu’il chassait les poules.
— Je veux savoir ce qui est écrit, insista-t-elle.
— Si ça concerne la communauté, le rabbin nous le lira après le siddour, répondit patiemment son père.
Il sourit avec bienveillance et lui fit un signe de la tête ; sa longue barbe, à la pointe très soignée, s’agita dans le vent froid. Puis il leva un doigt, comme un avertissement, et reprit : « Allez, monte ! Et s’il te plaît, ne chante pas plus fort que les autres, comme tu le fais toujours ! »
Alors que son père disparaissait à l’intérieur de la shul, Raechel poussa un soupir. Elle allait monter l’escalier conduisant à la zone réservée aux femmes lorsqu’elle vit arriver Elias, un gamin de son âge, maigre et boutonneux. Elle s’arrêta pour l’attendre.
— Bonjour, Elias ! lui lança-t-elle avec un sourire forcé.
— Bonjour, Raechel, bougonna l’autre en continuant son chemin.
— Attends ! Il faut que tu me rendes un service.
— Quoi ? demanda-t-il, méfiant.
— Tu vois la feuille accrochée là-bas ? dit Raechel, sans cesser de sourire. Je veux savoir ce qu’il y a d’écrit dessus.
Elias se tourna vers la feuille. Puis il regarda Raechel et haussa les épaules.
— Je ne sais pas lire, dit-il.
— Mais ce que tu peux faire, c’est aller la prendre et me la donner, comme ça je te la lirai à toi aussi.
Le garçon resta immobile, sans savoir quoi faire, triturant de l’ongle un bouton sur sa joue.
À cet instant-là surgit Tamar, la plus jolie fille du village, qui décocha un sourire méprisant à Raechel et l’apostropha d’un « Salut, porc-épic ! » avant de gravir l’escalier. Une expression malicieuse brilla dans le regard d’Elias.
— Si elle me promettait un truc, elle, je lui apporterais le papier tout de suite, ricana-t-il bêtement.
— Et tu aurais bien tort, répliqua aussitôt Raechel, parce que Tamar ne te laisserait jamais toucher ses nichons, alors que tu en meurs d’envie !
Elias piqua un fard.
— Et puis, elle ne sait pas lire non plus. Allez, fais-le pour moi !
Elias examina la poitrine de Raechel, plate comme une planche à pain. La jeune fille avait un long nez en trompette, et des cheveux ridicules : au lieu de se faire des tresses bien régulières, comme les autres filles, elle les laissait pousser, libres et rebelles, de sorte qu’on aurait dit un gros buisson épineux – ou un porc-épic, comme disait Tamar. Mais bon, c’était quand même une fille.
— Si je le fais, je gagne quoi ? demanda-t-il avec un gloussement.
— Tu y gagnes que je ne te colle pas mon poing dans la figure, petit cochon boutonneux ! répliqua Raechel.
Elias perdit aussitôt son petit sourire idiot.
« Allez, dépêche-toi ! » le pressa Raechel.
Le garçon, indécis, se balança un moment d’un pied sur l’autre. Puis, lentement, il se dirigea vers la feuille et fit un geste pour la détacher.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques, Elias ? interrogea un homme, l’apercevant.
— C’est sa faute ! rétorqua aussitôt Elias, indiquant Raechel.
— Espèce de lâche ! dit celle-ci, pleine de mépris.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda le père de Raechel, apparaissant lui aussi près de l’entrée.
— Ta fille voulait qu’Elias lui donne ce papier et lui, il obéissait ! expliqua l’homme avant de donner une chiquenaude au garçon. Imbécile ! Ce sont les hommes qui disent aux femmes ce qu’elles doivent faire, pas l’inverse !
— Raechel, tu es vraiment têtue comme une mule, dit son père en secouant la tête, avant de lui sourire gentiment. Allez, monte !
— Dépêche-toi ! Tu devrais avoir honte ! s’exclama la seconde épouse de son père, une femme maigre et sèche, qui venait d’arriver.
Elle saisit Raechel par le bras, mais celle-ci tenta de se libérer de la prise.
— Elle n’a rien fait de mal, protesta son père. Il adorait sa fille unique, qu’il avait dû élever seul après la mort de sa première épouse, avant de se remarier.
— Je n’ai rien fait de mal, répéta Raechel, avec une moue impertinente.
— Non, c’est vrai, mais seulement parce qu’on t’en a empêchée ! rétorqua la belle-mère avec aigreur, en continuant à la tirer par le bras.
— Qu’est-ce qu’il y a d’écrit ? insista Raechel.
— Mais allez, monte ! rit son père.
Raechel se laissa entraîner dans la galerie par sa belle-mère, en faisant bruyamment résonner ses sabots sur les marches. « Tu marches comme un garçon », pensa la jeune fille avant de compter jusqu’à trois. « Tu marches comme un garçon ! » ronchonna comme d’habitude la belle-mère – et Raechel ne put retenir un sourire de satisfaction. Pas un jour ne s’écoulait sans que la seconde épouse de son père ne lui répète qu’elle était moche et ordinaire, sans aucune féminité ni grâce, et qu’elle ressemblait à un garçon. Et Raechel, loin de s’amender, en remettait une couche, rien que pour l’énerver. Elle s’obstinait aussi dans son refus d’attacher avec des rubans ses longs cheveux, épais et en broussaille.
Arrivée dans la galerie, elle se fraya un chemin jusqu’au premier rang et se pencha pour regarder son père, qui était le khazn, le chanteur de leur communauté. Il entonnait de sa voix de ténor les mélodies du siddour, guidant avec brio les voix des fidèles analphabètes afin qu’ils chantent correctement les prières. Raechel se disait avec fierté qu’elle n’avait jamais entendu meilleur chanteur que lui. D’ailleurs, elle aussi chantait bien, malheureusement les femmes n’avaient pas le droit de devenir khazn. Décidément, les femmes ne pouvaient pas faire toutes ces choses amusantes que faisaient les hommes. Mais la véritable passion de Raechel, c’était la lecture et l’écriture. Elle savait écrire de droite à gauche avec les douces lettres de sa langue. Elle savait aussi écrire de gauche à droite, en utilisant soit les caractères cyrilliques un peu obscurs de la Russie, soit ceux du monde occidental. Elle avait lu tout ce qu’elle avait trouvé à lire – même si, en tant que fille, elle n’aurait pas dû le faire. Il s’agissait uniquement de textes sacrés. Son rêve, c’était lire un roman, mais ça, c’était le summum de l’interdit, et dans son shtetl, personne n’avait jamais vu de roman. En lire un aurait été une shanda, une honte. Raechel pensait que ce n’était pas juste et qu’il y avait vraiment trop de règles injustes qui empêchaient la femme de vivre comme un homme, librement. Raechel s’unit au chœur : Baruch atah Adonai Eloheim, melekh haʼolam… « Chante moins fort ! » la réprimanda sa belle-mère, agacée. D’ordinaire, Raechel aurait chanté encore plus fort, mais ce matin-là, son esprit était occupé par cette feuille accrochée à l’entrée. Elle avait dû être placée là par quelqu’un d’extérieur à la communauté, les questions internes étaient toujours réglées en assemblée, oralement, parce que seuls le rabbin, son fils, le père de Raechel et Raechel elle-même savaient lire. Les autres savaient à peine écrire leur nom. Pendant tout le siddour, elle ne pensa à rien d’autre qu’à ce mystérieux papier.
Quand le rabbin le prit enfin en main et s’éclaircit la gorge, en caressant sa longue barbe blanche, on aurait pu entendre une mouche voler dans la shul. Tout le monde retenait son souffle. Le rabbin commença à lire avec une lenteur exaspérante, de son ton pompeux habituel, comme s’il citait les mots sacrés de la Torah, mettant à dure épreuve l’impatiente Raechel. Mais à la fin de la lecture, la jeune fille se mit à faire des bonds dans la galerie, incapable de maîtriser son effervescence. Sur l’ensemble de leur petite communauté, seules cinq personnes correspondaient à la description contenue dans ce message, et elle en faisait partie.
Sur le chemin du retour, Raechel s’accrocha à son père, elle l’observait en silence en attendant qu’il dise quelque chose. Mais le seul son qu’on entendait était celui de ses pas crissant sur la neige gelée. Soucieux, il réfléchissait à ce qu’il avait entendu.
— Non, tu es trop jeune, finit-il par dire, une fois rentrés chez eux.
— Mais, père ! protesta Raechel.
— Va ramasser les œufs, ordonna-t-il.
— Pourquoi je ne peux pas partir ? demanda-t-elle, troublée.
— Parce que tu es trop petite.
La belle-mère la prit par le bras et l’entraîna vers le poulailler.
— Va chercher les œufs, imbécile ! lança-t-elle avec son habituel air odieux.
— Mais laisse-moi ! cria Raechel en lui échappant.
Sur ce, elle s’enfuit pour ne revenir qu’au coucher du soleil. Sa belle-mère l’accueillit avec un regard de défi.
— Tu devrais avoir honte. Va te coucher sans dîner !
— Non, intervint le père. Avec le peu que nous mangeons, aucun d’entre nous ne peut se permettre de sauter un repas. Il fixa sa seconde épouse d’un œil sévère.
— Et je serais prêt à m’ôter le pain de la bouche pour le donner à ma fille.
— Elle m’a offensée, protesta la femme.
— En effet, et elle te demandera pardon, répliqua-t-il en faisant signe à sa fille.
— Excuse-moi… murmura Raechel sans regarder sa belle-mère.
— Tu crois que tu vas t’en tirer comme ça ? rétorqua celle-ci.
— Ça suffit ! Le père frappa la vieille table du plat de la main avec autorité. Son épouse se tut, dépitée, lèvres pincées.
Alors le père fit signe à Raechel de s’approcher et l’invita à s’asseoir près de lui. Il coupa deux tranches de pain rassis entre lesquelles il mit la moitié d’un navet rouge. Puis il plongea le pain dans une tasse de bouillon fait avec la carcasse d’une vieille poule qu’ils avaient fini de manger plus d’une semaine auparavant.
— Mange, on parlera après.
— Tu n’as pas à te justifier auprès d’une gamine capricieuse, intervint la belle-mère. Elle doit obéir sans discuter. C’est toi qui commandes, dans cette maison !
Le père se tourna vers elle et lui adressa un regard empreint d’une grande sévérité.
— Tu as raison, c’est moi qui commande, et cela vaut pour toi aussi, dit-il d’un ton glacial. Je t’ai dit d’arrêter.
Il la fixa en silence jusqu’à ce qu’elle baisse les yeux, avant de reprendre, avec la même froideur autoritaire : « Maintenant, laisse-nous ! Ma fille et moi, nous devons parler. »
Quand ils furent seuls, il répéta à Raechel : « Mange ! » Elle dévora le pain avec le navet, anxieuse d’entendre ce que son père avait à lui dire.
— Connaît-on les personnes qui ont laissé ce message ? demanda-t-il alors.
— Mais…
— Oui ou non ?
— Non.
— Eh bien, commençons par là, reprit le père. Le premier devoir d’un bon parent, c’est d’être prudent.
Raechel se mordit la langue pour s’empêcher de parler. Cette feuille s’était emparée de son imagination, ouvrant la perspective d’un monde d’aventures qui l’avait emportée loin du sordide shtetl dans lequel elle étouffait.
« Et le deuxième devoir d’un bon père, et ce n’est pas le moins important, c’est de faire le bonheur de sa fille… » Un instant, ses yeux se voilèrent de mélancolie. « Même s’il faut se séparer d’elle… »
Raechel eut un frisson d’exaltation. Que signifiaient ces derniers mots ? Que son père avait changé d’idée et était disposé à la laisser partir ?
— Si tu n’avais que trois, voire deux ans de plus, j’aurais considéré la chose, poursuivit son père. Mais tu es encore une fillette…
— Mais j’ai treize ans ! protesta Raechel. Le message disait : « Toutes les filles de treize à dix-sept ans ! »
Son père la regarda avec amour : « Toute la journée, je me suis demandé si c’était seulement par égoïsme que j’étais opposé à l’idée de me séparer de toi, ma plus grande joie ! »
Raechel baissa les yeux en rougissant. La perspective d’être séparée de son père ne lui avait pas paru un problème, elle n’y avait simplement pas pensé. Elle se sentit soudain coupable. Son père la connaissait trop pour ne pas deviner ses pensées : « Il n’y a rien de mal à ça, dit-il d’un ton affectueux, je sais que tu m’aimes. » Il sourit et caressa ses longs cheveux noirs ébouriffés et emmêlés qui suscitaient risées et désapprobation dans le village – alors que lui, il n’en avait rien à faire.
« Quand on est jeune, on ne peut pas penser à tout en même temps. Une des prérogatives des adultes, c’est de faire le tour de la montagne avant de décider de quel côté la gravir. » Il poussa un long soupir et se pencha en avant pour être tout près de sa fille.
— Tu sais bien que, dans notre langue, ton nom signifie « agneau innocent ».
— Oui, répondit Raechel en soupirant.
— Or, le berger doit veiller sur son troupeau, et en particulier sur ses agneaux, quitte à les laisser enfermés dans l’enclos pour que leur fougue ne risque pas de les jeter dans une crevasse.
Raechel flanqua un coup de pied impatient dans le pied de la table. Mais son père l’attira à lui avec délicatesse et la prit dans ses bras. Elle posa la tête sur son épaule. C’était la seule personne auprès de laquelle elle se sentait aimée et bien au chaud.
— Est-ce que maman était gentille ? demanda-t-elle peu après.
— Tu veux savoir si elle, elle t’aurait laissé partir ?
— Non… c’est juste que je ne me souviens pas d’elle. J’étais trop petite, quand elle est morte.
— Oui, elle était gentille, répondit-il, une profonde mélancolie dans la voix.
— Et elle aussi, elle savait lire ?
— Non. Elle était comme les autres femmes du village, dit-il avant qu’un sourire de fierté n’éclaire son visage. Mais moi, je lui ai appris à lire en cachette !
— Pourquoi ?
— Parce que toutes les règles ne sont pas justes.
Raechel le dévisagea. Cet homme était vraiment un être à part, personne n’était comme lui dans la communauté.
— Et… elle ? interrogea-t-elle alors, faisant allusion à sa belle-mère. Pourquoi tu l’as épousée ?
Il soupira, tête baissée.
— Parce que tu devenais une femme, et j’imaginais qu’il y avait des sujets que je n’aurais pas su aborder. Et puis, peut-être que je me sentais seul… en tant qu’homme, je veux dire.
— Elle me déteste, lâcha Raechel avec dureté.
— C’est simplement qu’elle est jalouse.
— Elle me déteste, répéta-t-elle.
— Je n’ai jamais été capable de lui donner le centième de ce que je te donne, à toi. Alors, elle tente de me punir à travers toi, expliqua-t-il en regardant son enfant avec amour. Elle ne supporte pas qu’une seconde épouse ne soit pas aussi importante qu’une fille. Mais ne t’en fais pas, je serai toujours là, et il ne t’arrivera rien.
Il sourit, lui caressa la joue et poursuivit sur un ton apaisé : « Écoute-moi ! Ce papier dit qu’une association, la Sociedad Israelita de Socorros Mutuos Varsovia, recrute des filles pour les arracher à leur misérable condition et leur permettre de faire des mariages respectables et de trouver des emplois sérieux comme domestiques chez de riches juifs à Buenos Aires, en Argentine… » Il regarda sa fille, les yeux à nouveau voilés de mélancolie, et acheva :
— C’est-à-dire… à l’autre bout du monde.
— Mais je t’écrirai ! Et je t’enverrai tout l’argent que je gagnerai, comme ça tu pourras me rejoindre ! s’exclama Raechel.
Il secoua la tête. « Je ne serai pas là pour te protéger, dit-il en se levant. Et tu es encore trop jeune pour prendre soin de toi. » À nouveau, il lui caressa les cheveux avec tendresse : « Fin de la conversation. Maintenant, va te coucher ! »
Le lendemain, Raechel surprit les quatre autres filles du village entre treize et dix-sept ans en train de discuter entre elles avec animation. À la fièvre qu’elle lisait dans leur regard, elle comprit qu’elles seraient du voyage.
— Et toi, tu ne viens pas, porc-épic ? se moqua Tamar, la plus belle fille du village, qui partait donc.
— Non, ça ne me dit rien, répondit Raechel en s’éloignant à la hâte, avant que les quatre filles ne puissent voir ses yeux en amande, noirs comme du charbon, se remplir de larmes de frustration.
Leurs éclats de rire l’accompagnèrent encore un moment le long de la petite route boueuse du shtetl. Elle se cacha derrière une baraque et se mit à bourrer de coups de pied une souche de bois jusqu’à ce qu’un de ses sabots se fende. Puis elle brandit le poing en direction d’un gosse qui l’observait, intrigué, et qui déguerpit aussitôt. Elle se rendit alors à l’orée de la forêt, où elle se mit à casser du bois jusqu’à épuisement. Elle finit par s’asseoir sur une souche d’arbre en se disant que, le lendemain, Tamar et les autres allaient partir pour ce Buenos Aires – peu importe où ça se trouvait – et vivre une fantastique aventure, qui leur était tombée du ciel comme la manne dans le désert, comme un véritable miracle, « … et pendant ce temps-là, moi je serai toujours là, à bouffer des navets et des oignons, et à débarrasser les œufs des fientes de poules », bougonna-t-elle, dévorée par l’envie.
Sur ce, elle se mit debout, leva les yeux au ciel et déclara avec le plus grand sérieux : « Adonai, je ne sais pas si c’est toi qui as écrit cette règle, ou bien les prêtres. Mais comme l’a dit mon père, toutes les règles ne sont pas justes. Et même si c’est un péché, je jure de lutter pour avoir la même liberté que les hommes ! » Malgré son jeune âge, elle pointa un doigt vers le ciel et l’agita d’une façon presque menaçante. « Et je ne dis pas ça pour plaisanter, ajouta-t-elle, c’est une promesse solennelle ! »
À ce moment-là, des bruits et des clameurs lui parvinrent. Se tournant vers le shtetl, elle aperçut une cinquantaine d’hommes, mélange de soldats du Tzar et de paysans, en train d’attaquer sa communauté. Sans réfléchir, elle se précipita vers la mêlée, le cœur troublé par un sombre pressentiment. Dans sa course, le sabot qu’elle avait fendu à force de coups de pied finit par se briser. Mais elle continua à courir, sans ralentir, son pied nu s’enfonçant dans la neige. Arrivée au village, elle entendit les paysans et les soldats brailler leurs accusations habituelles : les juifs empoisonnent l’eau, leur sorcellerie fait dépérir les récoltes, et ils attirent la colère de Dieu sur la Mère Russie, coupable d’accueillir les assassins du Christ. Rien d’étonnant pour Raechel. Lorsqu’une horreur se répète avec une régularité aussi implacable, on continue à la craindre, mais on cesse d’en éprouver de la surprise.
À l’issue de l’attaque, de nombreux hommes et femmes du village étaient à terre, le visage tuméfié et ensanglanté, les os cassés et le visage couvert de balafres qui les défigureraient à vie. Raechel reconnut d’abord le rabbin. Il était à genoux, mains tendues vers le ciel. Elle se dit tout de suite qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, mais il lui fallut un peu de temps pour comprendre quoi. Et puis, elle réalisa : le rabbin n’avait plus sa longue barbe blanche. On la lui avait coupée, ainsi qu’un bout de menton qui saignait abondamment. Et le vieil homme, mains levées vers le ciel, demandait au Seigneur du peuple de David de lui pardonner, car il se montrait nu en sa présence.
C’est alors seulement que Raechel découvrit son père étendu à terre, immobile, à quelques pas du rabbin. Elle poussa un cri et se jeta vers lui. Il avait du mal à respirer et présentait un enfoncement anormal au milieu de la poitrine. Raechel savait ce que cela signifiait. C’était un accident fréquent dans les campagnes, où il n’était pas rare de recevoir un coup de sabot d’un cheval ou d’un taureau, ou bien d’être piétinés par eux. C’est ce qui était arrivé à son père. Et Raechel savait aussi qu’on ne se remettait pas de ce genre de blessures. Le sang ne sortait pas du corps mais restait tout à l’intérieur ; certaines personnes résistaient une semaine, d’autres avaient la chance de mourir en quelques instants.
« Père ! » se mit à sangloter Raechel, voyant que les yeux d’ordinaire si vifs de son père commençaient déjà à se voiler. Il remua légèrement les lèvres, essayant de parler, mais seul en sortit un petit caillot de sang. La jeune fille lui essuya la lèvre inférieure et c’est alors que l’homme rassembla le peu de forces qui lui restaient pour lui saisir la main. À nouveau, il tenta de parler, mais il ne put émettre qu’un gargouillement incompréhensible. « Ne te fatigue pas, père ! » murmura Raechel. Mais, il ne se résigna pas. Il savait qu’il disposait de peu de temps, et ce qu’il avait à dire était trop important. Il lui fit signe de se baisser encore un peu. Raechel mit l’oreille tout près de la bouche de son père. « P… pars… » balbutia-t-il, dans un effort titanesque. Elle se redressa brusquement, une expression confuse et hébétée sur le visage. Il esquissa un oui de la tête, pour lui confirmer qu’elle avait bien compris. Puis il répéta, avec une voix qui n’avait plus rien de celle, si limpide, du chanteur de la communauté : « P… pars… ma… f… fille. » Et il resta ainsi, bouche entrouverte, tandis que la mort lui ravissait son dernier souffle.