Chapter 5

2122 Words
– En ce cas-là, disposez de la mienne, dit le jeune duc ; désespéré de ne pouvoir cultiver votre connaissance, mais, je vous l’ai dit, vos goûts ne sont pas les miens ; d’ailleurs, je retourne dans ma province. – Pardieu ! dit Dubois, il serait curieux qu’il renvoyât son convive pour rester seul avec les deux femmes. – Oui, dit le duc, cela serait curieux ; mais cela n’est pas. En effet, pendant que le duc et Dubois échangeaient quelques mots, le chevalier s’était retiré, et Louis d’Orléans, resté seul avec les deux femmes, véritablement endormies, ayant tiré de la poche de son habit un rouleau de papier, et de celle de sa veste un petit crayon de vermeil, se mit à faire des annotations en marge avec une ardeur toute théologique, au milieu des plats encore fumants et des bouteilles à moitié vides. – Si ce prince-là fait jamais ombrage à la branche aînée, dit le régent, j’aurai bien du malheur. Qu’on dise maintenant que j’élève mes enfants dans l’espoir du trône ! – Monseigneur, dit Dubois, je vous jure que j’en suis malade. – Ah ! Dubois ! ma fille cadette janséniste, ma fille aînée philosophe, mon fils unique théologien ; je suis endiablé, Dubois ! Ma parole d’honneur ; si je ne me retenais, je ferai brûler tous ces êtres malfaisants. – Prenez garde, monseigneur, si vous les faites brûler, on dira que vous continuez le grand roi et la Maintenon. – Qu’ils vivent donc ! mais comprends-tu, Dubois ? ce niais qui écrit déjà des in-folio, c’est à en perdre la tête. Tu verras que, quand je serai mort, il fera brûler mes gravures de Daphnis et de Chloé par le bourreau. Pendant dix minutes à peu près, Louis d’Orléans continua ses annotations ; puis, lorsqu’il eut fini, il remit précieusement le manuscrit dans la poche de son habit, se versa un grand verre d’eau, trempa dedans une croûte de pain, fit dévotieusement sa petite prière, et savoura avec une espèce de volupté ce souper d’anachorète. – Des macérations ! murmura le régent au désespoir ; mais je te le demande, Dubois, qui diable lui a donc appris cela ? – Ce n’est pas moi, monseigneur, dit Dubois ; quant à cela, je vous en réponds. Le prince se leva et sonna de nouveau. – La voiture est-elle de retour ? demanda-t-il au laquais. – Oui, monseigneur. – C’est bien, je m’en vais ; quant à ces dames, vous voyez qu’elles dorment. Quand elles s’éveilleront, vous vous mettrez à leurs ordres. Le laquais s’inclina, et le prince sortit du pas d’un archevêque qui donne sa bénédiction. – La peste t’étouffe de m’avoir fait assister à un pareil spectacle ! dit le régent au désespoir. – Heureux père, répondit Dubois, trois fois heureux père que vous êtes, monseigneur ! vos enfants se font canoniser d’instinct, et l’on calomnie cette sainte famille ! Par mon chapeau de cardinal, je voudrais que les princes légitimés fussent ici ! – Eh bien ! dit le régent, je leur montrerais comment un père répare les torts de son fils… Viens, Dubois. – Je ne vous comprends pas, monseigneur. – Dubois, le diable m’emporte, la contagion te gagne. – Moi ? – Oui, toi !… Il y a là un souper dressé à manger… il y a là du vin débouché à boire… il y a là deux femmes endormies à réveiller… et tu ne comprends pas ! Dubois, j’ai faim ; Dubois, j’ai soif ; entrons et reprenons les choses où cet imbécile-là les a laissées. Comprends-tu, maintenant ? – Ma foi, c’est une idée cela, dit Dubois en se frottant les mains ; et vous êtes le seul homme, monseigneur, qui soyez toujours à la hauteur de votre réputation. Les deux femmes dormaient toujours. Dubois et le régent quittèrent leur cachette, et entrèrent dans la salle à manger. Le prince alla s’asseoir à la place de son fils, et Dubois à celle du chevalier. Le régent coupa les fils d’une bouteille de vin de Champagne, et le bruit, que fit le bouchon en sautant, réveilla les dormeuses. – Ah ! vous vous décidez donc à boire ? dit la Souris. – Et toi à te réveiller, répondit le duc. Cette voix frappa l’oreille de la pauvre femme comme eût fait une secousse électrique ; elle se frotta les yeux comme si elle n’eût pas été bien sûre d’être éveillée, se leva à demi, et, reconnaissant le régent, retomba sur son fauteuil en prononçant deux fois le nom de Julie. Quant à celle-ci, elle était comme fascinée par le regard railleur et la tête grimaçante de Dubois. – Allons, allons, la Souris, dit le duc, je vois que tu es bonne fille : tu m’as donné la préférence ; je t’ai fait inviter par Dubois à souper ; tu avais mille affaires à droite et à gauche, et cependant tu as accepté. La compagne de la Souris, plus effarouchée qu’elle encore, regardait Dubois, le prince et son amie, rougissait et perdait contenance. – Qu’avez-vous donc, mademoiselle Julie ? demanda Dubois ; est-ce que monseigneur se tromperait, et seriez-vous, par hasard, venues pour d’autres que pour nous ? – Je ne dis pas cela, répondit mademoiselle Julie. La Souris se mit à rire. – Si c’est monseigneur, dit-elle, qui nous fait venir, il le sait bien, et n’a pas de questions à faire ; si ce n’est pas lui, il est indiscret, et alors je ne réponds pas. – Eh bien ! quand je te le disais, l’abbé, s’écria le duc en riant comme par secousse, quand je te le disais, que c’était une fille d’esprit ! – Et moi, monseigneur, dit Dubois en versant à boire à ces demoiselles et en effleurant un verre de vin de Champagne de ses lèvres, quand je vous disais que le vin était excellent ! – Voyons, la Souris, dit le régent, est-ce que tu ne le reconnais pas, ce vin ? – Ma foi, monseigneur, dit la danseuse, il en est du vin comme des amants. – Oui, je comprends, tu ne peux pas avoir la mémoire assez large. Décidément, Souris, tu es non-seulement la plus brave, mais encore la plus honnête fille que je connaisse. Ah ! tu n’es pas hypocrite, toi ! continua le duc en poussant un soupir. – Eh bien ! monseigneur, reprit la Souris, puisque vous le prenez comme cela… – Eh bien ! quoi ? – C’est moi qui vais vous interroger. – Interroge, je répondrai. – Vous connaissez-vous en rêves, monseigneur ? – Je suis devin. – Alors, vous pouvez m’expliquer le mien ? – Mieux que personne, Souris. D’ailleurs, si je restais court dans mon explication, voilà l’abbé, qui me compte deux millions par an pour certaines dépenses particulières qui ont pour but de connaître les bons et les mauvais rêves que l’on fait dans mon royaume. – Eh bien ? – Eh bien ! si je restais court, l’abbé achèverait. Dis donc ton rêve. – Monseigneur, vous savez que, lasses de vous attendre, Julie et moi, nous nous étions endormies ? – Oui, je sais cela, vous vous en donniez même à cœur joie quand nous sommes entrés. – Eh bien ! monseigneur, non-seulement je dormais, mais encore je rêvais. – Vraiment ! – Oui, monseigneur. Je ne sais pas si Julie rêvait ou ne rêvait pas ; mais, quant à moi, voilà ce que je croyais voir… – Écoute, Dubois, cela m’a l’air de devenir intéressant ? – À la place où est M. l’abbé, se trouvait un officier dont je ne m’occupais pas ; il me semblait qu’il était là pour Julie. – Vous entendez, mademoiselle, dit Dubois ; voilà une terrible accusation que l’on porte contre vous. Julie, qui n’était pas forte, et que, par opposition à la Souris, dont elle partageait ordinairement les excursions amoureuses, on avait nommée le Rat, au lieu de répondre se contenta de rougir. – Et, à ma place, demanda le duc, qu’y avait-il ? voyons. – Ah ! voilà justement où j’en voulais venir, dit la Souris ; à la place où est monseigneur, il y avait, dans mon rêve toujours… – Parbleu ! dit le duc, c’est entendu ! – Il y avait un beau jeune homme de quinze à seize ans ; mais si singulier, qu’on eût dit une jeune fille, si ce n’est qu’il parlait latin. – Ah ! ma pauvre Souris, s’écria le duc, que me dis-tu là ? – Enfin, après une heure de conversations théologiques, de dissertations des plus intéressantes sur saint Jérôme et saint Augustin, d’aperçus extrêmement lumineux sur Jansénius, ma foi, monseigneur, je l’avoue, il me sembla, dans mon rêve toujours, que je m’endormais. – De sorte que, dans ce moment-ci, reprit le duc, tu rêves que tu rêves ? – Oui, et cela me paraît si compliqué, que, ma foi, curieuse d’avoir une explication, ne pouvant arriver à me la donner à moi-même, jugeant qu’il est inutile de la demander à Julie, je m’adresse à vous, monseigneur, qui êtes un grand devin, vous me l’avez dit vous-même, pour obtenir cette explication… – Souris, dit le duc en versant de nouveau à boire à sa voisine, goûte sérieusement le vin ; je crois que tu as calomnié ton palais. – En effet, monseigneur, reprit la Souris après avoir vidé son verre, ce vin me rappelle certain vin que je n’avais encore bu… – Qu’au Palais-Royal ? – Ma foi, oui ? – Eh bien ! si tu n’as bu de ce vin qu’au Palais-Royal, c’est qu’il n’y en a que là, n’est-ce pas ? Tu es assez répandue dans le monde pour rendre cette justice à ma cave. – Oh ! je la lui rends hautement et de grand cœur. – Or, s’il n’y a de ce vin-là qu’au Palais-Royal, c’est donc moi qui ai envoyé ce vin-là ici. – Vous, monseigneur ? – Moi ou Dubois, enfin ; tu sais bien qu’outre la clef de la bourse il a encore la clef de la cave. – La clef de la cave, cela se peut, dit mademoiselle Julie, qui se décidait enfin à hasarder une parole ; mais celle de la bourse, on ne s’en douterait guère. – Entends-tu, Dubois ? s’écria le régent. – Monseigneur, dit l’abbé, comme Votre Altesse a pu le remarquer, l’enfant ne parle pas souvent ; mais, quand elle parle par hasard, c’est comme saint Jean Bouche-d’Or, par sentences. – Et, si j’ai envoyé ce vin-là ici, ce ne peut être que pour un duc d’Orléans ! – Mais il y en a deux, dit la Souris. – Oui-da ! fit le régent. – Le fils et le père : Louis d’Orléans, Philippe d’Orléans. – Tu brûles, la Souris, tu brûles ! – Comment ! s’écria la danseuse, en se renversant sur son fauteuil et en éclatant de rire, comment, ce jeune homme, cette jeune fille, ce théologien, ce janséniste ?… – Va donc. – Que je voyais dans mon rêve ? – Oui. – Là, à votre place ? – À l’endroit même où me voilà. – C’est monseigneur Louis d’Orléans ? – En personne. – Ah ! monseigneur, reprit la Souris, que votre fils ne vous ressemble guère, et que je suis bien aise de m’être réveillée ! – Ce n’est pas comme moi, dit Julie. – Eh bien ! quand je vous le disais, monseigneur, s’écria Dubois. Julie, mon enfant, continua l’abbé, tu vaux ton pesant d’or. – Alors, dit le régent, tu m’aimes donc toujours, Souris ? – Le fait est que j’ai un faible pour vous, monseigneur. – Malgré tes rêves ? – Oui, monseigneur, et même quelquefois à cause de mes rêves. – Ce n’est pas bien flatteur, si tous tes rêves ressemblent à celui de ce soir. – Ah ! je prie Votre Altesse de croire que je n’ai pas le cauchemar toutes les nuits. Et sur cette réponse, qui confirma encore son Altesse Royale dans son opinion, que la Souris était décidément une fille d’esprit, le souper interrompu recommença de plus belle, et dura jusqu’à trois heures du matin. À laquelle heure, le régent ramena la Souris au Palais-Royal, dans le carrosse de son fils, tandis que Dubois reconduisait Julie chez elle dans la voiture de monseigneur. Mais, avant de se coucher, le régent, qui n’avait que difficilement vaincu la tristesse que, toute la soirée, il avait essayé de combattre, écrivit une lettre, et sonna son valet de chambre. – Tenez, lui dit-il, veillez à ce que cette lettre parte ce matin même par un courrier extraordinaire et ne soit remise qu’en main propre. Cette lettre était adressée à madame Ursule, supérieure des Ursulines de Clisson.
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