Chapitre 3 - LE RAT ET LA SOURIS
Le carrosse s’était arrêté dans le faubourg Saint-Antoine, devant une maison masquée par un grand mur derrière lequel montaient plusieurs peupliers, comme pour cacher cette maison aux murs eux-mêmes.
– Tiens ! dit le régent, c’est de ce côté, ce me semble, que se trouve la petite maison de Nocé.
– Justement ; monseigneur a bonne mémoire. Je la lui ai empruntée pour cette nuit.
– Et as-tu bien fait les choses, au moins, Dubois ? le souper est-il digne d’un prince du sang ?
– Je l’ai commandé moi-même. Ah ! monsieur Louis ne manquera de rien : il est servi par les laquais de son père, il est traité par le cuisinier de son père, il fait l’amour à la…
– À la quoi ?…
– Vous le verrez vous-même, il faut bien que je vous laisse une surprise, que diable !
– Et les vins ?
– Des vins de votre propre cave, monseigneur ; j’espère que ces liqueurs de famille empêcheront le sang de mentir, car il ment depuis trop longtemps déjà.
– Tu n’as pas eu tant de peine à faire parler le mien, n’est-ce pas, corrupteur.
– Je suis éloquent, monseigneur ; mais il faut convenir que vous étiez tendre. Entrons.
– Tu as donc la clef ?
– Pardieu !
Et Dubois tira de sa poche une clef qu’il fourra discrètement dans la serrure ; la porte tourna sans bruit sur ses gonds, et se referma sur le duc et sur son ministre sans avoir poussé le moindre cri ; c’était une véritable porte de petite maison, connaissant son devoir vis-à-vis des grands seigneurs qui lui faisaient l’honneur de franchir son seuil.
On vit aux persiennes fermées quelques reflets de lumière, et les laquais en sentinelle dans le vestibule apprirent aux illustres visiteurs que la fête était commencée.
– Tu triomphes, l’abbé ! dit le régent.
– Plaçons-nous vite, monseigneur, répondit Dubois, j’avoue que j’ai hâte de voir comment monsieur Louis s’en tire.
– Et moi aussi, dit le régent.
– Alors suivez-moi, et pas un mot.
Le régent suivit en silence Dubois dans un cabinet qui, par une grande ouverture cintrée, communiquait avec la salle à manger : cette ouverture était remplie de fleurs, à travers les tiges desquelles on pouvait parfaitement voir et entendre les convives.
– Ah ! ah ! dit le régent en reconnaissant le cabinet, je suis en pays de connaissance.
– Plus que vous ne croyez, monseigneur ; mais n’oubliez pas que, quelque chose que vous voyiez ou que vous entendiez, il faut vous taire, ou du moins parler bas.
– Sois tranquille.
Tous deux s’approchèrent de l’ouverture qui donnait sur la salle du festin, s’agenouillèrent sur un canapé et écartèrent les fleurs pour ne rien perdre de ce qui allait se passer.
Le fils du régent, âgé de quinze ans et demi, était assis dans un fauteuil et faisait justement face à son père ; de l’autre côté de la table, et tournant le dos aux deux curieux, était le chevalier de M… Deux femmes, d’une parure plus éblouissante que réservée, complétaient la partie carrée promise par Dubois au régent : l’une était assise à côté du jeune prince, l’autre à côté du chevalier.
L’amphitryon, qui ne buvait pas, pérorait ; la femme qui était près de lui faisait la moue, et quand elle ne faisait pas la moue bâillait.
– Ah çà ! dit en essayant de reconnaître la femme placée en face de lui (le duc était myope), il me semble que je connais cette figure-là.
Et il lorgna la femme avec plus d’attention encore. Dubois riait sous cape.
– Mais, voyons donc, continua le régent, une femme brune avec des yeux bleus !
– Une femme brune avec des yeux bleus, reprit Dubois. Allez, monseigneur.
– Cette taille ravissante, ces mains effilées.
– Allez toujours.
– Ce petit museau rose.
– Encore, allez.
– Mais, corbleu ! je ne me trompe pas, c’est la Souris !
– Allons donc !
– Comment, scélérat, tu as été justement choisir la Souris !
– Une fille des plus ravissantes, monseigneur, une nymphe d’Opéra ; il m’a semblé que c’était ce qu’il y avait de mieux pour dégourdir un jeune homme.
– C’était donc là la surprise que tu me ménageais, quand tu m’as dit qu’il était servi par les laquais de son père, qu’il buvait les vins de son père et qu’il faisait l’amour à la…
– À la maîtresse de son père, oui, monseigneur, c’est bien cela.
– Mais, malheureux ! s’écria le duc, c’est presque un inceste que tu as fait là !
– Bah ! dit Dubois, puisqu’on le lance…
– Et la drôlesse accepte de ces parties-là ?
– C’est son état, monseigneur.
– Et avec qui croit-elle être ?
– Avec un gentilhomme de province qui vient manger sa légitime à Paris.
– Quelle est sa compagne ?
– Ah ! quant à cela, je n’en sais absolument rien. Le chevalier de M… s’est chargé de compléter la partie.
En ce moment, la femme qui était assise près du chevalier, croyant entendre chuchoter derrière elle, se retourna.
– Eh ! mais, s’écria Dubois stupéfait à son tour, je ne me trompe pas !
– Quoi ?
– L’autre femme…
– Eh bien ! l’autre femme ?… demanda le duc.
La jolie convive se retourna de nouveau.
– C’est Julie ! s’écria Dubois. La malheureuse !
– Ah ! pardieu ! dit le duc, voilà qui rend la chose tout à fait complète : ta maîtresse et la mienne ! Parole d’honneur, je donnerais bien des choses pour pouvoir rire à mon aise.
– Attendez, monseigneur, attendez.
– Eh bien ! es-tu fou ? Que diable vas-tu faire, Dubois ? Je t’ordonne de rester. Je suis curieux de voir comment tout cela finira.
– Je vous obéis, monseigneur, dit Dubois ; mais je vous déclare une chose.
– Laquelle ?
– C’est que je ne crois plus à la vertu des femmes !
– Dubois, dit le régent en se renversant sur le canapé pendant que Dubois en faisait autant, tu es adorable, ma parole d’honneur ! laisse-moi rire ou j’étouffe.
– Ma foi, monseigneur, rions, dit Dubois, mais rions doucement ; vous avez raison, il faut voir comment cela finira.
Et tous deux rirent le plus silencieusement qu’ils purent, après quoi ils reprirent, à leur observatoire, la place qu’ils avaient un instant abandonnée.
La pauvre Souris bâillait à se démonter la mâchoire.
– Savez-vous, monseigneur, dit Dubois, que monsieur Louis n’a pas l’air étourdi du tout ?
– C’est-à-dire que l’on croirait qu’il n’a pas bu.
– Et ces bouteilles vides que nous voyons là-bas, est-ce que vous croyez qu’elles ont fui toutes seules ?
– Tu as raison ; mais néanmoins il est bien grave, le gentilhomme !
– Ayez donc patience ! tenez, il s’anime ; écoutez, il va parler.
En effet, le jeune duc se levant de son fauteuil, repoussa de la main la bouteille que lui tendait la Souris.
– J’ai voulu voir, dit-il sentencieusement, ce que c’est qu’une orgie ; je l’ai vu, et me déclare tant soit peu satisfait. Un sage l’a dit : Ebrietas omne vitium deliquit.
– Que diable chante-t-il là ? dit le duc.
– Cela va mal, murmura Dubois.
– Comment ! monsieur, s’écria la voisine du jeune duc avec un sourire qui fit briller une rangée de dents plus jolies que des perles, comment, vous n’aimez pas à souper ?
– Je n’aime plus manger ni boire, répondit monsieur Louis, quand je n’ai plus ni faim ni soif.
– Le s*t ! murmura le régent.
Et il se retourna vers Dubois, qui se mordait les lèvres.
Le compagnon de monsieur Louis se mit à rire et lui dit :
– Vous exceptez, je l’espère, de cette société nos charmantes convives ?
– Que voulez-vous dire, monsieur ?
– Ah ah ! il se fâche, dit le régent ; bon !
– Bon ! reprit Dubois.
– Je veux dire, monsieur, répondit le chevalier, que vous ne ferez pas l’injure à ces dames de leur témoigner votre peu d’empressement à jouir de leur compagnie, en vous retirant ainsi.
– Il se fait tard, monsieur, dit Louis d’Orléans.
– Bah ! reprit le chevalier, il n’est pas encore minuit.
– Et puis, reprit le duc cherchant une excuse, et puis… je suis fiancé à quelqu’un.
Les dames éclatèrent de rire.
– Quel animal ! murmura Dubois.
– Eh bien ! fit le régent.
– Ah ! c’est vrai, j’oubliais ; pardon, Monseigneur.
– Mon cher, dit le chevalier, vous êtes province à faire frémir.
– Ah çà ! demanda le régent, comment diable ce jeune homme parle-t-il ainsi à un prince du sang ?
– Il est censé ne pas savoir qui il est, et le croire un simple gentilhomme ; d’ailleurs, je lui ai dit de le pousser.
– Pardon ! monsieur, reprit le jeune prince, vous parlez, je crois ? et comme madame me parlait en même temps, je n’ai pas entendu ce que vous me disiez.
– Et vous voulez que je répète ce que j’ai dit ? répondit en ricanant le jeune homme.
– Vous me ferez plaisir.
– Eh bien ! je disais que vous étiez province à faire frémir.
– Je m’en applaudis, monsieur, si cela doit me distinguer de certains airs parisiens de ma connaissance, répondit monsieur Louis.
– Allons, allons, pas mal riposté, dit le duc.
– Peuh !… fit Dubois.
– Si c’est pour moi que vous dites cela, monsieur, je vous répondrai que vous n’êtes pas poli : ce qui ne serait encore rien vis-à-vis de moi, à qui vous pouvez rendre raison de votre impolitesse, mais ce qui n’a point d’excuse près de ces dames.
– Ton provocateur va trop loin, l’abbé, dit le régent inquiet ; et, tout à l’heure, ils vont se couper la gorge.
– Eh bien ! nous les arrêterons, reprit Dubois.
Le jeune prince ne sourcilla point ; mais, se levant et faisant le tour de la table, il s’approcha de son compagnon de débauche, et lui parla à demi-voix.
– Vois-tu ? dit à Dubois le régent ému ; prenons garde, l’abbé ; que diable ! je ne veux pas qu’on me le tue.
Mais Louis se contenta de dire au jeune homme :
– La main sur la conscience, monsieur, est-ce que vous vous amusez ici ? Quant à moi, je vous déclare que je m’ennuie horriblement. Si nous étions seuls, je vous parlerais d’une question assez importante qui m’occupe en ce moment : c’est sur le sixième chapitre des Confessions de saint Augustin.
– Comment ! monsieur, dit le chevalier avec un air de stupéfaction, qui, pour cette fois, n’était aucunement joué, vous vous occupez de religion ? c’est tôt, ce me semble…
– Monsieur, dit doctoralement le prince, il n’est jamais trop tôt pour songer à son salut.
Le régent poussa un profond soupir ; Dubois se gratta le bout du nez.
– Foi de gentilhomme ! dit le prince, c’est déshonorant pour la race ; les femmes vont s’endormir.
– Attendons, dit Dubois ; peut-être, si elles s’endorment, s’enhardira-t-il.
– Ventrebleu ! dit le régent, s’il avait dû s’enhardir, ce serait déjà fait ; elle lui a lancé des œillades à ressusciter un mort… Et tiens, regarde, renversée comme elle l’est sur ce fauteuil, n’est-elle pas charmante ?
– Tenez, dit Louis, il faut que je vous consulte là-dessus : saint Jérôme prétend que la grâce n’est réellement efficace que lorsqu’elle arrive par la contrition.
– Le diable vous emporte ! s’écria le gentilhomme, si vous aviez bu, je dirais que vous avez le vin mauvais.
– Cette fois-ci, monsieur, reprit le jeune prince, ce sera mon tour de vous faire observer que c’est vous qui êtes impoli, et je vous répondrais sur le même ton, si ce n’était pécher que de prêter l’oreille aux injures ; mais, Dieu merci, je suis meilleur chrétien que vous.
– Quand on soupe dans une petite maison, reprit le chevalier, il ne s’agit pas d’être bon chrétien, mais bon convive. Foin de votre société ! j’aimerais mieux saint Augustin lui-même, fût-ce après sa conversion.
Le jeune duc sonna, un laquais se présenta.
– Reconduisez et éclairez monsieur, dit-il d’un air de prince ; quant à moi, je partirai dans un quart d’heure. Chevalier, avez-vous votre voiture ?
– Non, ma foi.