Monseigneur ayant, ce matin, jeté les yeux sur mon travail, a daigné me dire qu’il était à peu près content de moi et qu’il voulait récompenser mon zèle. Hier encore j’étais garçon de bureau… aujourd’hui je suis secrétaire particulier de Son Altesse ! Hier on me marchait sur les pattes, aujourd’hui on me les l***e ! évidemment je suis quelque chose, je puis quelque chose.
J’ai profité de l’occasion pour apprendre à Son Altesse que j’avais été chien de cour dans un collège.
– Je vous en félicite, me dit mon maître, c’est encore une des plus profitables manières d’être chien qui existe. Au moins, si l’on ne sait rien en sortant du collège, on a l’air de savoir quelque chose : l’important ce n’est pas d’être, c’est de paraître.
On dit que je me suis vendu, on se trompe, j’ai été acheté, voilà tout ; du reste, la place qui vient de m’être donnée a cet avantage sur la plupart des autres places, qu’on ne l’a enlevée à personne pour me la donner. Elle a été créée exprès pour moi.
On sonne… C’est une députation des Notables Animaux du Jardin.On sonne. – C’est une députation des notables Animaux du Jardin.
– Nous venons, dit le chef de la députation, représenter humblement à Votre Altesse qu’il manque quelque chose à notre glorieuse révolution.
– Quoi donc ? dit le RENARD.
– Sire, répondit monsieur le député, que dirait la postérité si elle apprenait que nous avons l’ait une révolution sans boire ni manger ?
– Messieurs, leur dit Sa Majesté RENARD Ier, je vois avec plaisir que vous n’oubliez rien, et que la patrie peut compter sur vous. Allons dîner.
La prairie qui se trouve en face l’Amphithéâtre servit de salle à manger. Il avait été résolu qu’on se passerait de table pour que chacun pût jouir d’une liberté illimitée dans cette fête nationale, et qu’on mangerait comme on l’entendrait, qui son foin, qui son grain, qui ses végétaux, le repas devant être tout pythagoricien, en dépit des Animaux carnassiers, qui ne trouvaient pas leur compte à cette maigre chair. Mais il eût été dérisoire de s’entremanger dans une assemblée où il ne devait être question que d’union et de fraternité.
Les honneurs de la réunion furent faits par des commissaires qui s’étaient choisis eux-mêmes, comme étant les plus huppés. Monseigneur le RENARD fut naturellement nommé président du banquet. Comme on connaissait ses goûts, on lui donna pour voisins, d’un côté, un OISON, de l’autre, un jeune POULET D’INDE. Mais ces Oiseaux, qui n’avaient pas d’ambition, ne parurent pas très touchés de l’insigne honneur qu’on leur avait fait, et soit ignorance du monde, soit patriotisme, ils se tinrent constamment à une distance assez grande de leur illustre voisin.
Comme les Insectes avaient joué un très beau rôle dans cette journée, et qu’on ne pouvait se dissimuler qu’on leur devait tout, il avait bien fallu se résigner à leur faire une petite place. On les avait donc relégués à une des extrémités de la salle, en leur faisant entendre qu’on leur donnait la place d’honneur, et de temps en temps on laissait passer de leur côté quelques brins de cette mauvaise herbe qui pousse toujours et dont personne ne voulait plus. Au fond, ils n’étaient pas très contents ; maison leur disait tant de choses flatteuses, qu’ils finirent par se montrer satisfaits.
Du reste, les ingénus qui étaient venus avec l’intention de dîner avaient compté sans leur hôte. Ce repas fut la copie de tous les repas de ce genre. Ceux qui n’avaient guère faim eurent seuls assez à manger ; mais à l’exception de quelques-uns qui prenaient tout, personne ne put se vanter d’en avoir eu à bouche que veux-tu.
Des Commissaires qui s’étaient choisis eux-mêmes, comme étant les plus Happés.On y parla plus qu’on n’y dîna. Les plus hantes questions furent nécessairement mises sur le tapis. Il fallait entendre tout ce qui se disait sur l’ancienne rédaction ! Pauvre vieux LIÈVRE ! de quoi te mêlais-tu ? Infortuné PAPILLON, CHATTE sans mœurs, orgueilleux FRIQUET, et vous, sensible DUCHESSE, et loi surtout, LÉZARD inutile ! comment vous traita-t-on ? Combien de vérités vous furent dites ! Que n’étiez-vous là ? Pourquoi êtes-vous morts ? c’était pourtant le moment de vivre et de vous amender. « Où allions-nous ! où allions-nous ! s’écriait-on de tous côtés ; et quelle bonne idée nous avons eu de faire une révolution ! – Quand ceux qui gouvernent n’en font pas, il faut bien que ceux qui sont gouvernés en fassent, disait le SANGLIER. » Et puis chacun faisait ses plans, racontait ses projets : « Je dirai blanc. – Je dirai noir. – Je dirai rouge. – J’aurai de l’esprit. – Je suis une Bête de génie, etc., etc. » Voilà ce qu’on entendait.
Le RENARD écoutait tout le monde, souriait à tout le monde, avait un mot agréable pour tout le monde, contentait tout le monde enfin, ou peu s’en faut. « Vous ne mangez pas, » disait-il au GLOUTON.– Et à l’OURS BLANC : « Seriez-vous malade ? je vous trouve un peu pâle. » – Et à son vis-à-vis : « Les Loups n’ont-ils plus de dents ? » – lût au PINGOUIN qui bâillait : « Vous amusez-vous ? » – Et à l’AIGLE BLANC : « Espérez, la nationalité polonaise ne périra pas. » – Mais parlez donc, disait-il au MERLE.– « Creusez-vous toujours ? » disait-il au MULOT. Et à tous enfin, il répétait : « Mes bons amis, vous écrirez tout ce que vous voudrez. »
Enfin le grand moment arriva, le moment de boire et de porter des toasts, et de parler tout seul et tout debout. Vous eussiez vu chacun se prendre la tête à deux pattes, se gratter le front, et remuer les lèvres, et répéter tout bas le toast qu’il s’agissait d’improviser.
Malheureusement, l’ordre des toasts avait été réglé d’avance, et non seulement l’ordre, mais encore le nombre. Peu s’en fallut que la chose ne fût mal prise. – Passe encore de jeûner, disait-on, maison peut mourir d’un toast rentré. De quoi ne meurt-on pas ?
Malgré cette sage précaution, il y en eut encore en si grand nombre, que j’essayerais en vain de les énumérer. Après chacun, des CANES et leurs CANETONS jouèrent des airs de mirliton qui ne contribuèrent pas peu à l’agrément de la compagnie.
Comme on le pense bien, le premier toast fut pour la liberté. Ceci est de tradition, et ce n’est certes pas la faute de ceux qui dînent, si cette pauvre liberté n’est pas en meilleure santé.
Par une courtoisie du meilleur goût, le deuxième fut pour les dames, et il était conçu en ces termes : « Au s**e qui embellit la vie ! » Un murmure flatteur accueillit ce toast, qui fut porté par un aimable HIPPOPOTAME, dont la galanterie était d’ailleurs bien connue.
Au s**e qui embellit la vie ! ! !… Un murmure flatteur accueillit ce toast, qui fut porté par un aimable Hippopotame.Vers la fin du repas, on vint à bout de s’égayer au moyen d’une fontaine défoncée, et chacun put non seulement se désaltérer, mais encore se mettre en pointe de gaieté.
La joie est communicative, et bientôt il n’y eut plus moyen de l’arrêter. Toute affaire cessante, on résolut de se divertir. – C’était un parti pris. – Il fut convenu qu’on n’obéirait plus à personne, qu’on dirait tout ce qu’on voudrait, et qu’on ne penserait plus à rien. On en avait assez des intérêts de la nation future, de la politique future et de la rédaction future, et on ne voulait plus que rire et chanter. – On s’égosilla ; – et le repas se termina comme tous les repas où l’on se propose de changer la face de l’univers : – on s’endormit.
Le lendemain et les jours suivants, les convives s’aperçoivent que l’univers n’a pas bougé, que ce n’est ni en buvant ni en mangeant qu’on lui imprime une autre direction, et qu’il faut recommencer à vivre comme devant, – ce qui n’est pas toujours aussi facile qu’on se l’imagine.
C’était du moins l’avis de Monseigneur le RENARD. Il se réveillait avec une espèce de couronne sur la tête, et quoiqu’il s’en fût coiffé lui-même en s’appropriant ce mot célèbre : « Gare à qui la touche ! » je crois qu’intérieurement il donnait quelques regrets à son simple bonnet de coton. La journée de la veille l’avait un peu dégoûté des grandeurs, et il s’en souvenait comme d’une rude journée. Ce n’est pas le tout que de s’emparer du pouvoir, il faut encore trouver le moyen de s’y établir commodément, et Son Altesse, qui ne se faisait pas d’illusion, trouvait la chose difficile.
« PREMIÈREMENT, se dit-il, je fuirai les fêtes populaires, je les fuirai comme la peste.
« DEUXIÈMEMENT, je cesserai de prendre la patte à tout le monde. Pour une patte propre, combien qui ne le sont pas ! Sans compter, ajouta-t-il en me montrant sa fourrure ensanglantée, que quelques-uns serrent très fort et à ongles ouverts.
« TROISIÈMEMENT, comme, à tout prendre, mon sceptre est une simple plume, ce qui ne peut pas être très lourd à porter, il faut que ma royauté me soit légère tout autant qu’aux autres. À cette fin, je n’en prendrai qu’à mon aise, et tout n’en ira que mieux, et je mettrai tant de persistance à ne rien faire… »
– Qu’on vous surnommera le Napoléon des RENARDS, Monseigneur, lui dis-je, et qu’on fera bien.
– C’est pourquoi, dit Son Altesse, qui fit semblant de ne pas avoir entendu, je vais faire une petite Charte. Une nation qui a une Charte est une nation qui ne manque de rien.
Voici ma Charte, me dit-il ; elle n’a que deux articles, mais s’ils sont bons, c’en est assez :
I
« Toutes les Bêtes sachant lire et écrire, et surtout compter, ayant une bonne cabane au soleil, du foin dans leur râtelier et des amis puissants, étant égales devant la loi, il est promis justice et protection à toutes.
En conséquence, afin que les Grands du Jardin des Plantes puissent jouir de toutes leurs aises, nous enjoignons aux petits qu’ils aient à se priver du peu qu’ils ont, et à se rapetisser au point de devenir imperceptibles et impalpables. – Si bien que les petits ne tenant plus de place du tout, les Grands puissent avoir, comme c’est leur droit, leurs coudées franches, ne manquer de rien et n’être gênés en rien.
II
« Comme il n’est pas possible que tout le monde soit content, ceux qui ne le seront pas auront tort de s’en étonner, mais ils auront le droit de s’en plaindre. – Le droit de pétition est donc solennellement reconnu. – Qu’on se le dise.
Mais attendu que les moments d’un rédacteur sont précieux, et qu’il lui serait impossible d’accorder toutes les audiences qu’on lui demanderait, il est interdit d’apporter soi-même ses pétitions au pied de son auguste fauteuil ; les réclamations ne seront reçues qu’autant qu’elles arriveront écrites et franches de port, et ne seront lues qu’autant qu’il aura été possible de les lire. »
Messieurs les Animaux ne se le firent pas dire deux fois ; et, toute Bête aimant à se plaindre, les pétitions arrivèrent par charretées ; l’air et la terre étaient encombrés de messagers, de porteurs et de courriers de toutes sortes. Chacun avait un petit malheur particulier au bout de la patte pour demander l’aumône d’une réforme générale en sa faveur ; et la petite Charte n’était pas promulguée depuis deux heures, qu’il y avait des pétitions plein la maison, plein les caves et les greniers, et encore des monceaux à la porte.
– Les grimauds ! dit le RENARD en riant dans sa barbe de se voir pris au mot ; jusques à quand croiront-ils que les gouvernements sont créés et mis au monde pour les protéger et s’occuper d’eux ?
Voyons pourtant ces pétitions, dit-il, et fermons les yeux pour plus d’impartialité.
Il en ouvrit une, la première venue, au hasard : c’était celle du BUTOR. Elle était couverte d’un nombre incalculable de signatures de toutes sortes, écrites en toutes les langues et dans tous les patois, et de petites croix surtout, le nombre des Bêtes qui ne savent pas signer leur nom étant, à ce qu’il paraît, considérable.
Et, toute bête aimant à se plaindre, les pétitions arrivèrent.Elle était conçue en ces termes :
« Nous, soussignés, déclarons que nous en avons assez du tableau de nos discordes civiles. Le présent article est si long, que la fin nous a fait complètement oublier le commencement. Nous demandons à grands cris qu’il finisse, et que celui du DOYEN DES CRAPAUDS commence. »
Suivent les signatures et les petites croix.
– Voilà une pétition que j’aime, dit le RENARD, elle nous dispense d’ouvrir les autres. Et quant au reste, ajouta-t-il, ma loi, au diable les pétitionnaires, et au feu les pétitions !
Aussitôt dit, aussitôt fait.
On brûla tout ; et jamais, de mémoire d’Hommes ni de Bêtes, il ne s’était vu un si grand feu.
Quand on vit ce feu, ce furent des réjouissances universelles.
– C’est un feu de joie, se disait-on, notre gouvernement est content, tout va bien ! Vive notre nouveau rédacteur en chef !
N.B. Les pétitionnaires se réjouissaient plus que les autres.
Et jam plaudite cives !
Et puisque vous applaudissez, de quoi vous plaignez-vous ?
P.J. Stahl.
Le doyen des CrapaudsPérégrination mémorable du doyen des crapaudsRACONTÉE FAR LUI-MÊME.
SCÈNES DU MONDE HIBERNANT.
Manuscrit trouvé sur le bord d’un tout petit marais au pied des Alpes.
LE FILS D’UNE CANE DE LA HAUTE VOLÉE.– LES TRIBULATIONS DE LA MARMOTTE. LE LEVER D’UN PHALANSTÈRE D’ABEILLES.
« Hibernants : gens dont le long somme entre deux repas, l’un d’automne, l’autre de printemps, a donné lieu à ce proverbe : Qui dort dine. Nos Marmottes, dont le roi mange pendant qu’elles rêvent, sont des Hibernants comme nous. »
– Dictionnaire de l’Académie batracienne de Montméliant. –
« Le Canard hibernant est de la même famille que le grand Serpent marin dont la tête n’a jamais vu la queue. »
– Physiologie du Canard, par le Gobe-Mouche. –
Par une belle matinée de printemps, comme j’étais dans ma muraille à récapituler, au fond de mon trou, l’élite de mes souvenirs de jeunesse, un bienfaisant rayon de soleil pénétra jusqu’à moi et parvint peu à peu à dégeler une notable portion de mes facultés locomotrices. Dans un doux sentiment de bien-être, je me livrai d’abord aux délices de la pandiculation : rien ne délasse d’un long repos comme cette molle et nerveuse extension des quatre membres que nous a donnés pour cet usage, et pour bien d’autres, ce Dieu qui mène la France. Je secouai de la sorte un reste d’engourdissement, et, délivré de ma catalepsie, d’un seul bond je quittai mes quartiers d’hiver.
Où tombai-je ? Aux pointes acérées que rencontrait la peau de mon pauvre abdomen, je crus m’être précipité sur un fagot d’épines. – Qu’est-ce qu’il vous prend donc de vous jeter ainsi sur les gens ? me dit du ton aigre de la colère une petite voix fêlée. – La peste soit de vos piquants ! m’écriai-je ; ne bougez donc plus, vous me carderiez les entrailles. En même temps, dans ma frayeur, je lâchai à tout hasard quelques gouttes de ce liquide d’intimidation dont nous a doté la sainte Providence. – Me voilà joliment déroidi, continuai-je en grommelant, miséricorde ! – Comment, c’est vous, mon vieux camarade ! Que n’avez-vous crié gare ? je me serais fait un vrai plaisir de coucher mes aspérités pour vous adoucir la chute.
Celui qui me tenait ce langage était mon voisin de campagne, le Hérisson, mauvais coucheur si jamais il en fut, mais garçon d’esprit, excellant, au besoin, à se donner un air de bienveillance et à se faire à la superficie un velouté trompeur. C’était, comme il se dit chez nous, un Porc-Épic qui fait le Cochon d’Inde.
LE HÉRISSON, mauvais coucheur si jamais il en fut.– Voyez, lui dis-je, les accrocs que vous avez faits à mon pourpoint. – Ce n’est rien, ce n’est rien, mon gros père, allons, ne nous fâchons pas, reprit-il avec un ricanement grogné et en relevant malicieusement le rebord de sa hure : j’en blesserai bien d’autres !
– Comment cela ? lui demandai-je.
– Puisque, dit-il, la gent animale a définitivement conquis la liberté d’être son Plutarque à elle-même, moi aussi je me fais biographe : j’écris des vies publiques et privées. – Des vies privées ! y pensez-vous ? La vie privée doit être murée, c’est un sanctuaire inviolable, c’est le comité secret du moi ; vous allez donc soulever le couvercle de toutes les marmites, dire ce que je mets dans mon pot-au-feu ? – Et pourquoi pas ? souvent la vie publique n’est qu’une conséquence de la vie privée : pour craindre l’ogre et le vampire, il est bon de savoir ce qu’ils se font servir à leur dîner. Si l’on n’était au fait des secrets déportements de vos pairs, les croirait-on les êtres les plus dangereux pour les mœurs ? Et puis pensez-vous que les révolutions soient faites pour des prunes ? Il est bon que tous les voiles soient déchirés. Alors il m’annonça qu’il préparait une monographie anecdotique du Crapaud, et après m’avoir parlé de notre tendresse pour cet œuf de Coq d’où sort le Basilic au regard homicide, il conclut de mille particularités que nous sommes de profonds scélérats, toujours prêts à abuser de ce pouvoir magnétique qui, en raison de notre repoussante laideur, nous fut départi comme une compensation. Nous laids ! merci ; Apollonius de Thyanes, le plus célèbre des magnétiseurs, n’était pas beau peut-être ?