Moniteur des animauxNous l’avions prévu. Les nouvelles que nous avions reçues de l’Observatoire sont aujourd’hui confirmées. Des désordres graves et qui ont le caractère d’une véritable sédition ont éclaté cette nuit. Une petite poignée de factieux, détachés au nombre de trois cent mille environ du corps d’armée principal, et commandés par une certaine Guêpe connue pour l’exaltation de ses principes, vient de s’abattre sur le faite du labyrinthe. L’intention hautement avouée des factieux est d’exciter la Nation Animale à la révolte et d’obtenir, le glaive en main, ce qu’il leur plaît d’appeler une réforme générale.
Quelques Mouches sensées ont vainement essayé de rappeler cette troupe égarée à de meilleurs sentiments
Leur voix a été méconnue. Quoi qu’il arrive, nous saurons tenir tête à l’orage, et nous espérons, avec l’aide des dieux, repousser ces odieuses tentatives. « Les troubles, a dit Montesquieu, ont toujours affermi les empires. »
Le capitaine de nos gardes ailées, le seigneur BOURDON, n’a pu réussir à disperser les factieux. Il a cru, avec raison, devoir reculer devant l’effusion du sang, et s’est contenté de couper les vivres et la retraite aux insurgés qui, dans quelques heures, auront à subir les horreurs de la faim. Cette humanité du seigneur Bourdon mérite les plus grands éloges. Les révoltés, s’étant barricadés sous le chapiteau du labyrinthe avec des feuilles mortes et des brins d’herbe sèche, sont, dit-on, en mesure de soutenir un siège régulier. L’espace occupé par eux est d’au moins dix-huit pouces en largeur sur dix de profondeur.
Les bruits les plus contradictoires se croisent et se succèdent. On a été jusqu’à nous accuser, par une ridicule interprétation de notre précédente citation de Montesquieu, d’avoir sous main fomenté la révolte. « Les tyrans, a dit un des plus fougueux orateurs de la troupe, craignent toujours que leurs sujets soient d’accord. » Que répondre à de pareilles absurdités ? Si les chefs d’une nation n’avaient à craindre que l’accord de leurs sujets, ils pourraient dormir tranquilles.
On assure que les Moucherons révoltés cherchent à organiser l’agitation sur tous les points. Un d’eux, le CLAIRON, musicien habile, a improvisé une marche guerrière intitulée le Rappel des Moucherons.
Nous entendons d’ici les accents de cette musique impie, dont les sons nous arrivent à la lois de toutes les hauteurs de Paris, le Panthéon, le Val-de-Grâce, la tour Saint-Jacques-la-Boucherie, la Salpêtrière, le Père-Lachaise, les colonnes de la barrière du Trône et les buttes Montmartre, sur lesquels des émissaires ont été envoyés par les chefs du mouvement. Quelques prisonniers ont été faits, mais il a été impossible de les faire parler. « Nous sommes blancs comme neige, ont-ils dit ; nous ne savons pas pourquoi nous sommes arrêtés, mais c’est égal, prenez nos têtes ! – Vos têtes, Messieurs, qu’en ferions-nous ? Que peut-on faire de la tête d’un Moucheron ? »
Pourtant nous examinerons cette proposition.
Les prétentions des rebelles sont maintenant connues. L’intérêt général a servi de prétexte à des ambitions personnelles et à des haines particulières. C’est d’une révolution littéraire qu’il s’agit : on veut nous forcer à donner notre démission ! ! ! Si nous refusons, on nous menace d’une concurrence : – nous ne la craignons pas. – Mandataires de tous, nous n’abandonnerons pas le poste qui nous a été confié : on ne nous arrachera notre place et notre traitement qu’avec la vie. Le bien public nous réclame, c’est à lui seul que nous nous devons.
Mais que nous reproche-t-on ? Avons-nous été injustes ou partiaux ? N’avons-nous pas suivi notre programme et imprimé tout au long ce qu’on a bien voulu nous envoyer, sans préférence, sans choix, aveuglément, comme doit le faire tout bon rédacteur en chef ? N’avons-nous pas des papiers par-dessus la tête ? de l’encre jusqu’aux coudes et à mi-jambes ? Si nous n’avons pas bien fait, enfin, a-t-il tenu à nous que nous ne fissions un chef-d’œuvre ?
Le chef de l’insurrection est un Scarabée ! le Scarabée HERCULE ! Le beau nom !
Connaissiez-vous le Scarabée HERCULE ? Nous mépriserions des attaques parties de si bas, si nous ne savions que la faiblesse elle-même a son aiguillon, et que l’espace que parcourt son dard lui appartient.
C’est donc dans une intention dont chacun appréciera les motifs, que nous avons ordonné les mesures suivantes :
« 1° La tête du Scarabée HERCULE est mise à prix. Une récompense honnête sera donnée à celui qui nous le livrera mort ou vif (nous l’aimons mieux mort) ;
« 2° Il sera procédé immédiatement a une levée de troupes extraordinaire, et bientôt nous aurons à opposer aux rebelles neuf cent mille Mouches, parfaitement équipées, qui auront à combattre la révolte dans les plaines de l’air ou de la terre, partout enfin où l’ordre sera menacé ;
« 3° Messieurs les commissaires de police devront toujours avoir dans leur poche une écharpe, et même deux écharpes, si leurs moyens le leur permettent ;
« 4° Les rassemblements qui se composeraient de plus d’un Animal seraient dispersés par la force ; cet avis concerne plus particulièrement les Autruches, les Canards et autres Animaux socialistes qui ont la manie de se réunir en groupes ;
« 5° Nous engageons tous les Animaux honnêtes à rester chez eux, à ne pousser aucun cri, à se coucher tôt, à se lever tard et à ne rien voir ni entendre. Une pareille conduite prouvera aux factieux combien leurs projets trouvent peu de sympathies dans la partie éclairée de la population animale. »
Un CERF-VOLANT nous a été envoyé en parlementaire ; nous avons daigné l’écouter et lui répondre. « Vous avez parlé, nous a-t-il dit, il n’y en a eu que pour vous ; à chacun son tour. Nous sommes trente-trois millions là-bas, tous extrêmement las de ne faire aucun bruit dans le monde. Nous voulons tous parler et tous écrire. L’égalité est-elle un droit, oui ou non ? »
« Qu’est-ce qu’un droit ? lui répondit un vieux CORBEAU que nos lecteurs connaissent ; summum jus, summa injuria : si vous voulez tous parler, tous les in-folio du monde n’y suffiront pas, dût chacun de vous se contenter d’écrire pour sa part, non une page, mais une ligne, mais un mot, mais une lettre, mais une virgule et moins encore. »
Cette réflexion si judicieuse fut naturellement trouvée absurde.
« Laissez donc, dit le CERF-VOLANT ; que ne dites-vous tout de suite que le dieu des Scarabées n’a pas fait assez de terre, et de ciel, et de lumière, et de feuilles d’arbres, et même de feuilles de papier, pour que chacun en ait sa part sur cette terre. Du moment où il est juste que tout le monde puisse écrire, cela doit être possible. »
Ô folie ! va où tu voudras, ton triomphe est assuré !
Hélas ! la guerre civile s’avance vers nos vallées paisibles ; l’esprit de révolte a passé des Insectes aux Oiseaux et des Oiseaux aux Quadrupèdes. L’alarme est partout. Les portes des cages ont dû être fermées, ce qui est particulièrement désagréable aux Animaux qui se plaisent à prendre l’air sur le pas de leur porte pour savoir ce qui se passe dans les cages voisines. Qu’on se rassure pourtant, nous connaissons la sainteté de notre mission, et nous saurons la remplir tout entière. Les OIES n’ont point encore abandonné la garde du Capitole.
Un nouvel appel a été fait aux mécontents, et nous apprenons que les CHATTES françaises se sont définitivement déclarées contre nous. Leur adhésion à la révolte a été longtemps incertaine ; entre le oui et le non d’une CHATTE française, il n’y a pas de place pour la pointe d’une aiguille. Elles ont été entraînées par une des leurs, qui ne nous a pas pardonné d’avoir accordé la parole à une CHATTE anglaise dans un livre français. Si ce qu’on nous dit est vrai, cette maîtresse CHATTE aurait forcé son honnête mari, qui avait toujours passé pour être le plus saint homme de Chat du quartier, à se mettre à la tête des mécontents de son espèce. Elle-même va, dit-on, de l’un à l’autre, exaltant les modérés et miaulant avec les exaspérés une espèce de Marseillaise où il n’est nullement question de la patte de velours de la paix. Elle ne s’adresse pas seulement aux CHATS, mais bien aux CHATTES, ses sœurs, qu’elle invite à suivre son exemple : « Vous que votre s**e semble éloigner des affaires politiques, dit-elle, faites appel à vos maris, à vos frères, à vos amis, à vos fiancés ! qu’aucune partie de plaisir sur les toits du voisinage ou dans les gouttières des serres chaudes ne vous arrête… N’épargnez rien, et ne craignez rien, on vous foulera, on vous écrasera, qu’importe !… »
On l’a dit le mauvais exemple vient toujours d’en haut. Les révoltés n’étaient que des instruments entre les mains de personnages haut placés. Qui l’eût cru pourtant ? C’est l’ÉLÉPHANT, un des Animaux les plus considérables et les plus considérés du Jardin, qui n’a pas craint de compromettre sa gravité dans une pareille affaire – Vous êtes bien gros, monseigneur, pour conspirer. Ne voyez-vous pas qu’on prend pour dupe votre Grosseur, et vous convient-il d’apprendre que celui qui vous met en mouvement c’est le RENAUD ?
Animaux ! retenez bien ceci : il ne faut pas plus juger d’un Renard par ses paroles, que d’un Cheval par la bride.
À la bonne heure, les révoltés jouent cartes sur table, et brûlent leurs vaisseaux ; rien ne manque à cette insurrection : dans leur stupide confiance, les coupables se chargent de nous fournir eux-mêmes les preuves des crimes dont ils auront à rendre compte un jour. Les révoltés ont répondu à notre journal par un autre journal. Mais quel journal ! le nôtre est plus grand de moitié.
Nous empruntons au premier numéro de la feuille anarchique, le Journal libre ! (est-ce que le nôtre ne l’est pas ?) la pièce suivante, qui nous initie aux plus secrets détails de la conspiration. Le bon sens de nos lecteurs fera justice des abominables théories de ces ennemis du repos public. Nous ne changeons pas un mot à ce curieux document, auquel nous nous réservons de répondre.
Vous êtes bien gros, Monseigneur, pour conspirer.