Et tandis que toutes ces paroles se croisaient émues, c’était miracle de voir l’immobilité morne du maître de Penhoël et de Madame.
Robert répondait à peu de chose près comme il l’avait fait au père Géraud dans la salle du Mouton couronné.
– Il fera jour demain, ajouta-t-il, et je vous donnerai tous les détails… Seulement, peut-être y avait-il dans les lettres perdues des choses que je ne pourrai pas vous dire.
– Ces lettres étaient pour moi ?… demanda Penhoël.
– Il y en avait une pour vous, répliqua Robert.
– Et pour moi ?… demanda timidement l’oncle Jean.
– Une aussi.
– Et encore ?… dit Penhoël.
Robert sembla hésiter. Le souffle de Madame s’arrêta dans sa poitrine, jusqu’au moment où le jeune M. de Blois répondit enfin :
– Il n’y avait que cela.
Un peu de sang revint alors aux joues pâles de Marthe de Penhoël. Sa paupière trembla, et, sous ses longs cils abaissés, on eût pu voir briller une larme.
Robert reprit :
– Il est tard et je suis bien las… Mais je ne voulais pas me reposer sans savoir les sentiments que l’on gardait ici pour mon pauvre ami Penhoël. Ce que j’ai vu m’a réjoui le cœur… Et la lettre où je lui parlerai de son frère, de son oncle… de tout le monde, ajouta-t-il en se tournant légèrement vers Madame, le rendra bien heureux !… Maintenant, mon très cher hôte, je vous demande la permission de me retirer… Et avant de monter à ma chambre, si ce n’est pas abuser de votre obligeance, je réclame quelques minutes d’entretien particulier.
Penhoël se leva vivement, comme si cette requête eût répondu chez lui à un secret désir.
– Je suis à vos ordres, dit-il.
Robert de Blois avait retrouvé son gracieux sourire. Il salua les convives à la ronde de la plus galante façon, et serra cordialement la main de l’oncle Jean.
Mais ce qui enleva surtout les suffrages des jeunes filles et de Roger de Launoy, ce fut la respectueuse aisance qu’il mit à porter la main de Madame à ses lèvres.
Pourtant ni les deux jeunes filles ni Roger ne pouvaient deviner le mérite de ces b***e-mains-là.
Robert, en effet, en effleurant de ses lèvres les doigts blancs de la châtelaine, avait prononcé quelques paroles d’une voix si basse que Marthe elle-même eut de la peine à en saisir le sens.
– Madame, avait-il murmuré, il y avait trois lettres…
Le visage de Marthe ne changea point, mais sa main devint froide, et longtemps après que Robert eut disparu avec le maître de Penhoël, Marthe restait encore sans mouvement et comme pétrifiée.
Autour de la table, les langues déliées se dédommageaient amplement de leur longue contrainte. On ne tarissait pas en éloges sur le jeune M. de Blois, et Vincent, tout seul, protestait par son silence contre ce concert de louanges.
On attendit le maître du manoir d’abord sans impatience. Dix heures sonnèrent à la grande pendule, enfermée dans son coffre de noyer, puis onze heures. C’était une veille inusitée.
Penhoël, cependant, ne reparaissait point, et les convives durent se séparer avant son retour.
Les jeunes filles, Roger et Vincent vinrent tendre successivement leurs fronts au b****r de Madame, qui resta seule avec l’oncle Jean.
Le vieillard s’assit auprès d’elle, à la place occupée naguère par l’étranger.
Ils demeurèrent longtemps ainsi sans échanger une parole.
Les grands yeux bleus de l’oncle Jean, fixés sur sa nièce avec mélancolie, disaient une pitié profonde et un amour de père.
Au bout de quelques minutes, deux larmes silencieuses roulèrent sur la joue de Madame.
Le vieillard lui prit la main et la pressa contre son cœur.
– Marthe !… murmura-t-il, ma pauvre Marthe !… que de bonheur perdu !…
– Pour toujours !… balbutia la jeune femme tout en pleurs.
Le vieillard sembla chercher une parole de consolation, mais peut-être n’y avait-il point de consolation possible. Il appuya son front découragé sur sa main.
– Et que de menaces encore dans l’avenir !… reprit Madame avec désespoir.
L’oncle releva sur elle son œil inquiet.
– Vous ne savez pas, reprit Marthe, cet homme me fait peur !
– Pourquoi ?
– Il m’a parlé tout bas… et peut-être sait-il…
Le vieillard eut un sourire confiant.
– C’est un noble cœur que celui de notre Louis ! dit-il, et il est des secrets qu’on ne dit qu’à Dieu seul !
Il était plus de minuit lorsque le jeune M. Robert de Blois mit fin à son entrevue avec le maître de Penhoël pour gagner la chambre qui lui avait été préparée.
Dans un cabinet voisin de cette chambre, on avait dressé un lit à Blaise, qui dormait de tout son cœur.
Robert, au lieu de se coucher, se prit à parcourir sa chambre à grands pas. Son esprit travaillait ; les heures de la nuit s’écoulaient ; il ne s’en apercevait point.
Les premiers rayons de l’aube mirent des lueurs grises derrière les carreaux. La lumière de la lampe pâlit. Le jour était venu…
Robert ne se lassait point de méditer.
Il fallut, pour le distraire de ses réflexions profondes, la riante visite du soleil matinier, qui vint se jouer dans les hauts rideaux de la croisée.
Robert ouvrit la fenêtre ; sa poitrine fatiguée respira l’air vif et frais avec avidité.
C’était une magnifique matinée d’automne. Robert avait devant lui le grand jardin de Penhoël, qui rejoignait de riches guérets, des bois, des prairies courant le long de la colline jusqu’au bourg de Glénac. Au bas du coteau, le marais étendait son immense nappe d’eau, qui était maintenant tranquille et unie comme une glace. Au loin, le soleil dorait les sommets des collines de Saint-Vincent et des Fougerays. Sur l’extrême pointe de la plus haute de ces collines, au milieu d’une vieille forêt majestueusement étagée, se dressait l’ancien château seigneurial de Penhoël, possédé maintenant par la famille de Pontalès.
La belle et fraîche lumière du matin inondait l’opulent paysage. Impossible de rêver un coup d’œil plus gracieux et plus riche à la fois.
Robert souriait. Il comptait les guérets, les taillis, les prairies ; et c’était un regard de conquérant qu’il promenait sur la contrée.
Il entra dans le cabinet de Blaise, qui dormait toujours comme un bienheureux.
– Lève-toi, dit-il en le secouant brusquement.
Le gros garçon se frotta les yeux et sauta sur le plancher.
– Diable !… grommela-t-il, je rêvais que nous avions emporté l’argenterie du château, et que Bibandier, habillé en gendarme, nous conduisait à la prison.
Robert le prit par le bras en haussant les épaules, et l’entraîna jusqu’à la croisée.
– Regarde !… dit-il d’un ton emphatique.
– Tiens, tiens !… s’écria Blaise, dont les yeux étaient tombés tout d’abord sur le marais ; ce n’était pas pour rire tout de même !… et il y avait où nous noyer dans cet étang-là !… Vois donc, M. Robert… on n’aperçoit presque plus les saules où nous étions accrochés… Tout de même, quelle bonne touche tu avais, en promettant au ciel de devenir un honnête homme !
Robert fit un geste d’impatience.
– Il s’agit bien de cela ! dit-il, c’est par ici que je te dis de regarder.
– Une jolie campagne, ma foi !
– Oui, répéta Robert en lâchant la bride à son enthousiasme, une belle campagne, mon fils !… Depuis le pied du manoir jusqu’à moitié chemin de ce village que tu aperçois là-bas, tout cela fait partie du domaine de Penhoël !
– Notre patrimoine ? dit Blaise ; c’est assez gentil… Mais ce beau château ?… ajouta-t-il en montrant du doigt la maison des Pontalès.
Robert hocha la tête d’un air mystérieux.
– Ce sont nos alliés naturels, répliqua-t-il, et la journée ne se passera pas sans que je fasse une visite à ces braves gens-là… En attendant, songeons à nos petites affaires.
Il tira de sa poche une longue bourse pleine d’or, et mit une vingtaine de louis dans la main de Blaise ébahi.
– Où as-tu pêché cela ? murmura ce dernier.
– Pendant que tu ronflais, je travaillais, mon bonhomme… Je t’expliquerai cela plus tard, si j’ai le temps… Tu vas te rendre à Redon, ce matin, afin de payer notre dépense et celle de Lola…
– Ah !… fit l’Endormeur, Lola revient sur l’eau ?…
– Tu la mèneras chez tous les marchands de Redon, reprit Robert, afin qu’elle se choisisse une toilette superbe !… Le prix n’y fait rien !… Quand elle aura achevé ses emplettes, tu la mettras dans la plus belle voiture que tu pourras trouver là-bas, et tu me la ramèneras lestement… Tu m’entends bien ?… Je veux qu’elle arrive ici avec un train de princesse !
DEUXIÈME PARTIE
Le Manoir