CHAPITRE DEUX

3296 Words
CHAPITRE DEUX Pendant une seconde qui sembla durer indéfiniment, Ceres sentit tous les regards lui peser dessus pendant qu'elle restait assise là, engourdie par la douleur et l'incrédulité. Plus que les répercussions à venir, elle craignait le pouvoir surnaturel qui rôdait en elle et qui avait tué l'omnichat. Plus que tous les gens qui l'entouraient, elle avait peur de regarder en elle et de voir une personne qu'elle ne connaissait plus. Soudain, la foule silencieuse et hébétée poussa un rugissement. Ceres mit un certain temps à comprendre que les spectateurs l'acclamaient. Une voix se différencia des autres. “Ceres !” hurla Sartes à côté d'elle. “Tu es blessée ?” Elle se tourna vers son frère, qui était lui aussi encore allongé là, sur le sol du Stade, et elle ouvrit la bouche. Cependant, aucun mot n'en sortit. Elle était à bout de souffle et se sentait abasourdie. Avait-il vu ce qui s'était vraiment passé ? Elle ne savait pas si les autres l'avaient vu mais, à cette distance, ce serait presque un miracle si son frère n'avait rien vu. Ceres entendit des bruits de pas puis, soudain, deux fortes mains la remirent debout. “Sors, maintenant !” grogna Brennius en la poussant vers la porte ouverte qui se trouvait à sa gauche. Les plaies par perforation qu'elle avait au dos lui faisaient mal mais elle se força à se concentrer à nouveau sur le présent, saisit Sartes et le remit debout. Ensemble, ils se ruèrent vers la sortie en essayant d'échapper aux acclamations de la foule. Ils arrivèrent vite dans le tunnel sombre et étouffant et, à ce moment-là, Ceres vit des dizaines de seigneurs de guerre qui, à l'intérieur, attendaient leur tour pour glaner quelques moments de gloire dans l'arène. Certains, assis sur des bancs, étaient plongés dans de profondes réflexions, d'autres contractaient les muscles, faisaient des moulinets avec les bras en allant çà et là, et d'autres encore préparaient leurs armes pour participer au bain de sang imminent. Comme ils avaient tous assisté au combat, ils levèrent les yeux et la regardèrent fixement et avec curiosité. Ceres se précipita dans les couloirs souterrains parsemés de torches qui donnaient une teinte chaude aux briques grises, passant à côté de toutes sortes d'armes posées contre les murs. Elle essayait d'oublier sa douleur au dos, mais c'était difficile car, à chaque pas, le tissu grossier de sa robe irritait les plaies ouvertes. Quand l'omnichat lui avait planté ses griffes dans le dos, elle avait eu l'impression qu'on la poignardait mais cela semblait presque pire maintenant que chaque entaille palpitait. “Tu saignes du dos”, dit Sartes d'une voix tremblante. “Ça ira. Il faut qu'on trouve Nesos et Rexus. Comment va ton bras ?” “Ça fait mal.” Quand ils atteignirent la sortie, la porte s'ouvrit brusquement et deux soldats de l'Empire s'y tenaient. “Sartes !” Avant qu'elle ait pu réagir, un soldat s'empara de son frère et un autre d'elle. Il était inutile de résister. L'autre soldat la jeta par-dessus son épaule comme si elle était un sac de céréales et l'emporta. Craignant d'avoir été arrêtée, elle le frappa au dos mais en vain. Quand ils furent juste à l'extérieur du Stade, il la jeta par terre et Sartes atterrit à côté d'elle. Quelques badauds formaient un demi-cercle autour d'elle et les regardaient bouche bée, comme s'ils voulaient qu'on fasse couler son sang. “Si vous revenez dans le Stade”, grogna le soldat, “vous serez pendus.” A sa grande surprise, les soldats se détournèrent sans un autre mot et disparurent dans la foule. “Ceres !” hurla une voix grave par-dessus le brouhaha de la foule. Ceres leva les yeux et vit avec soulagement Nesos et Rexus se diriger vers eux. Quand Rexus la prit dans ses bras, elle en eut le souffle coupé. Il se retira et la regarda avec préoccupation. “Ça ira”, dit-elle. Quand la foule déferla hors du Stade, Ceres et les autres s'y mêlèrent et se dépêchèrent de regagner les rues, ne voulant plus rencontrer personne. Alors qu'ils marchaient vers la Place de la Fontaine, Ceres se remémora tout ce qui s'était passé, encore sous le choc. Elle remarqua les regards de biais de ses frères et se demanda à quoi ils pensaient. Avaient-ils remarqué ses pouvoirs ? Probablement pas. L'omnichat avait été trop proche. Pourtant, en même temps, ils la regardaient avec un respect renouvelé. Elle voulait plus que toute autre chose leur dire ce qui s'était passé. Cependant, elle savait qu'elle ne le pouvait pas car elle n'en était même pas sûre elle-même. Tant de choses restaient non dites entre eux ! Pourtant, maintenant, au milieu de cette foule épaisse, ce n'était pas le moment de leur en parler. Il fallait d'abord qu'ils rentrent à la maison et se retrouvent en sécurité. A mesure qu'ils s'éloignaient du Stade, les rues devenaient de moins en moins bondées. Marchant à côté d'elle, Rexus lui prit la main et croisa les doigts avec elle. “Je suis fier de toi”, dit-il. “Tu as sauvé la vie à ton frère. Je ne sais pas combien de sœurs le feraient.” Il sourit, les yeux remplis de compassion. “Ces blessures ont l'air profondes”, remarqua-t-il en jetant un coup d’œil à son dos. “Ça ira”, marmonna-t-elle. C'était un mensonge. Elle n'était pas du tout certaine que ça irait, ou même qu'elle pourrait rentrer à la maison. A cause du sang qu'elle avait perdu, elle avait vraiment la tête qui tournait et, comme si ce n'était pas assez dur comme ça, elle avait le ventre qui gargouillait et le soleil lui agressait le dos en la faisant transpirer abondamment. Finalement, ils atteignirent la Place de la Fontaine. Dès qu'ils passèrent devant les stands, un marchand les suivit en leur proposant un grand panier de nourriture à moitié prix. Sartes fit un grand sourire, chose que Ceres trouva plutôt étrange, puis sortit une pièce en cuivre avec son bras intact. “Je crois que je te dois un peu de nourriture”, dit-il. Choquée, Ceres eut le souffle coupé. “Où as-tu trouvé ça ?” “Cette fille riche dans le chariot doré a jeté deux pièces, pas une seule, mais les gens étaient tellement concentrés sur la bagarre entre les hommes qu'ils ne l'ont même pas remarqué”, répondit Sartes avec un sourire quasi-intact. Ceres se mit en colère. Elle allait confisquer la pièce à Sartes et s'en débarrasser. Après tout, c'était de l'argent sale. Ils n'avaient pas besoin que les riches leur donnent quoi que ce soit. Alors qu'elle tendait le bras pour s'en saisir, soudain, une vieille femme apparut et lui bloqua la route. “Toi !” dit-elle en montrant Ceres du doigt, parlant si fort que Ceres avait l'impression que sa voix lui vibrait partout dans le corps. La femme avait le teint lisse mais à l'apparence transparente, et ses lèvres parfaitement arquées étaient teintes en vert. Des glands et des mousses agrémentaient ses longs cheveux noirs épais et ses yeux marron allaient bien avec sa robe marron. Ceres la trouvait si belle à regarder qu'elle fut comme hypnotisée l'espace d'un instant. Ceres la regarda en clignant des yeux, abasourdie, certaine de ne jamais l'avoir rencontrée. “Comment connais-tu mon nom ?” Ceres ne quittait pas la femme des yeux. La femme fit quelques pas vers Ceres, qui remarqua qu'elle sentait fortement la myrrhe. “Veine des étoiles”, dit-elle d'une voix étrange. Quand la femme souleva le bras en un geste élégant, Ceres vit qu'elle avait un triquetra marqué au fer rouge à l'intérieur de son poignet. Une sorcière. D'après la senteur des dieux, c'était peut-être une diseuse de bonne aventure. La femme prit les cheveux rose doré de Ceres dans sa main et les toucha. “L'épée ne t'est pas inconnue”, dit-elle. “Le trône ne t'est pas inconnu. Ta destinée est vraiment très grande. Le changement sera immense.” Le femme se détourna soudain et s'enfuit, disparut derrière sa cabine, et Ceres resta sur place, engourdie. Elle sentait les mots de la femme pénétrer son âme même. Elle sentait que ces mots avaient été plus qu'une simple observation, qu'ils étaient une prophétie. Immense. Changement. Trône. Destinée. C'étaient des mots auxquels elle ne s'était jamais associée. Pouvaient-ils être vrais ? Ou n'étaient-ils que les mots d'une folle ? Ceres regarda aux alentours et vit Sartes tenir un panier de nourriture, la bouche déjà remplie de bien trop de pain. Il lui tendit le pain. Elle vit les pâtisseries, les fruits et les légumes et ils suffirent presque à affaiblir sa détermination. En temps normal, elle les aurait dévorés. Pourtant, maintenant, pour une raison quelconque, elle avait perdu l'appétit. Il y avait un avenir qui l'attendait. Une destinée. * Ils avaient presque mis une heure de plus que d'habitude pour rentrer à la maison et étaient tous restés silencieux tout ce temps-là, tous perdus dans leurs propres pensées. Ceres ne pouvait que se demander ce que le gens qu'elle aimait le plus au monde pensaient d'elle. Elle ne savait pas quoi penser d'elle-même. Elle leva les yeux, vit son humble demeure et fut étonnée d'avoir parcouru tant de chemin, car sa tête et son dos lui faisaient souffrir le martyre. Les autres l'avaient laissée peu avant pour faire une course pour son père et Ceres passa seule le seuil grinçant. Elle se prépara en espérant qu'elle n'allait pas tomber sur sa mère. Elle pénétra dans une chaleur étouffante. Elle se dirigea vers la petite fiole d'alcool de nettoyage que sa mère avait rangée sous son lit et la déboucha en faisant attention de ne pas en utiliser trop de peur que ça se voie. Se préparant à la sensation de piqûre, elle ouvrit sa chemise et s'en versa dans le dos. Ceres cria de douleur en serrant le poing et en penchant la tête contre le mur. Il lui semblait que les griffes de l'omnichat la piquaient en des milliers d'endroits. Elle avait l'impression que cette blessure ne guérirait jamais. La porte s'ouvrit brusquement et Ceres grimaça. Elle eut le soulagement de voir que ce n'était que Sartes. “Papa veut te voir, Ceres”, dit-il. Ceres remarqua qu'il avait les yeux légèrement rouges. “Comment va ton bras ?” demanda-t-elle en supposant que c'était parce que son bras lui faisait mal qu'il pleurait. “Il n'est pas cassé. Seulement foulé.” Il se rapprocha et son visage devint sérieux. “Merci de m'avoir sauvé aujourd'hui.” Elle lui offrit un sourire. “Je n'aurais jamais pu faire autrement”, dit-elle. Il sourit. “Va voir Papa, maintenant ”, dit-il. “Je vais brûler ta robe et le tissu.” Elle ne savait pas comment elle ferait pour expliquer à sa mère comment sa robe avait soudain pu disparaître, mais il fallait absolument brûler ce vêtement de deuxième main. Si sa mère le trouvait dans son état actuel, plein de sang et de trous, elle lui imposerait une punition des plus imprévisibles. Ceres partit et suivit le sentier herbeux piétiné vers la cabane qui se trouvait derrière la maison. Il ne restait qu'un arbre sur leur humble parcelle (les autres avaient été débités pour fournir du bois de chauffage et brûlés dans le foyer pour chauffer la maison pendant les froides nuits d'hiver) et ses branches surplombaient la maison comme une énergie protectrice. A chaque fois que Ceres le voyait, il lui rappelait sa grand-mère, qui s'était éteinte deux ans auparavant. C'était sa grand-mère qui avait planté l'arbre quand elle était enfant. D'une certaine façon, c'était son temple, et aussi celui de son père. Quand la vie était trop dure, ils s'allongeaient sous les étoiles et ouvraient leur cœur à Nana comme si elle était encore en vie. Ceres entra dans la cabane et salua son père d'un sourire. A sa grande surprise, elle remarqua que la plupart de ses outils avaient été retirés de l'établi et qu'aucune épée n'attendait qu'on la forge près du foyer. Elle ne pouvait se souvenir d'avoir vu le sol aussi propre, ni les murs et le plafond vides d'outils à ce point. Les yeux bleus de son père étincelèrent comme ils le faisaient toujours quand il voyait sa fille. “Ceres”, dit-il en se levant. L'année dernière, ses cheveux sombres étaient devenus beaucoup plus gris, sa barbe courte aussi et les cernes sous ses yeux tendres avaient doublé de taille. Autrefois, il avait eu une large stature et avait été presque aussi musclé que Nesos mais, ces derniers temps, Ceres avait remarqué qu'il avait perdu du poids et que sa posture, autrefois parfaite, commençait à s'affaisser. Il la rejoignit à la porte et plaça une main calleuse en bas de son dos. “Marche avec moi.” Le cœur de Ceres se serra un peu. Quand il voulait parler et marcher en même temps, cela signifiait qu'il allait lui dire quelque chose d'important. L'un à côté de l'autre, ils se frayèrent un chemin vers l'arrière de la cabane et dans le petit champ. De sombres nuages se profilaient pas très loin et envoyaient d'imprévisibles bourrasques chaudes. Elle espérait qu'ils amèneraient la pluie dont ils avaient besoin pour se remettre de cette sécheresse qui semblait ne jamais vouloir finir, mais, comme avant, ils n'apportaient probablement que de vaines promesses d'averses. Alors qu'elle avançait, la terre craquait sous ses pieds, le sol était sec, les plantes jaunes, marron ou mortes. Bien que ce lopin de terre situé derrière leur subdivision appartienne au roi Claudius, cela faisait des années qu'il n'avait pas été ensemencé. Ils arrivèrent au sommet d'une colline puis s'arrêtèrent et regardèrent au-delà du champ. Son père restait silencieux, les mains serrées derrière le dos, les yeux levés au ciel. C'était une attitude dont il n'avait pas l'habitude et Ceres eut encore plus peur. Puis il parla, semblant choisir soigneusement ses mots. “Parfois, nous n'avons pas la chance de pouvoir choisir notre destinée”, dit-il. “Nous devons sacrifier tout ce que nous voulons pour ceux que nous aimons. Même nous-mêmes, si nécessaire.” Il soupira et, dans le long silence qui suivit et que seul le vent interrompait, le cœur de Ceres battit plus vite. Elle se demandait où il voulait en venir. “Je donnerais tout pour que tu restes éternellement une enfant”, ajouta-t-il en scrutant les cieux, le visage un moment déformé par la douleur. “Qu'est-ce qui ne va pas ?” demanda Ceres en lui plaçant une main sur le bras. “Il faut que je parte un certain temps”, dit-il. Elle eut l'impression d'étouffer. “Partir ?” Il se tourna et la regarda dans les yeux. “Comme tu le sais, l'hiver et le printemps ont été particulièrement rudes cette année. Les quelques années précédentes de sécheresse ont été dures. Nous n'avons pas gagné assez d'argent pour survivre à l'hiver qui viendra et, si je ne pars pas, notre famille mourra de faim. Un autre roi m'a nommé pour que je sois son forgeron principal. Ça paiera bien.” “Tu vas m'emmener avec toi, hein ?” dit Ceres d'une voix frénétique. Il secoua sombrement la tête. “Tu dois rester ici pour aider ta mère et tes frères.” Cette idée l'horrifia. “Tu ne peux pas me laisser ici avec Maman”, dit-elle. “Tu ne ferais pas ça.” “Je lui ai parlé et elle prendra soin de toi. Elle sera gentille.” Ceres frappa la terre du pied, créant un nuage de poussière. “Non !” Les larmes lui coulèrent des yeux et lui tombèrent sur les joues. Son père fit un petit pas vers elle. “Écoute-moi avec beaucoup d'attention, Ceres. Le palais a encore besoin qu'on leur livre des épées de temps à autre. Je t'ai recommandée et si, tu fabriques les épées comme je te l'ai appris, tu pourras te faire un peu d'argent.” Si elle gagnait de l'argent, cela pourrait lui apporter plus de liberté. Elle avait trouvé que ses petites mains délicates savaient bien sculpter des motifs et des inscriptions complexes sur les lames et les pommeaux. Son père avait les mains larges, les doigts épais et trapus, et peu de gens avaient l'habileté de Ceres. En dépit de cela, elle secoua la tête. “Je ne veux pas être forgeron”, dit-elle. “Tu l'as dans le sang, Ceres. Et tu as un don pour ça.” Elle secoua la tête, inflexible. “Je veux manier des armes”, dit-elle, “pas les fabriquer.” Dès que ces paroles eurent quitté sa bouche, elle regretta de les avoir prononcées. Son père plissa le front. “Tu veux être guerrière ? Seigneur de guerre ?” Il secoua la tête. “Un jour, on autorisera peut-être les femmes à se battre”, dit-elle. “Tu sais que je me suis entraînée.” Il plissa les sourcils, inquiet. “Non”, ordonna-t-il avec fermeté. “Ce n'est pas ta voie.” Le cœur de Ceres se serra. Elle avait l'impression que ses espoirs et ses rêves de devenir guerrier se dissipaient avec les paroles de son père. Elle savait qu'il n'essayait pas d'être cruel, car il n'était jamais cruel. C'était seulement la réalité et, pour qu'ils puissent survivre, elle allait devoir fournir sa part de sacrifice, elle aussi. Elle regarda au loin et vit le ciel brusquement éclairé par la foudre. Trois secondes plus tard, le tonnerre grogna dans les cieux. Ne s'était-elle pas rendue compte à quel point ils étaient pauvres ? Elle avait toujours supposé que leur famille s'en tirerait mais ces nouvelles changeaient tout. Maintenant, elle n'aurait plus Papa à qui se raccrocher et il n'y aurait personne pour servir de bouclier entre elle et Maman. Elle resta où elle était, immuable, pendant que ses larmes tombaient l'une après autre sur la terre désolée. Fallait-elle qu'elle renonce à ses rêves et qu'elle suive les conseils de son père ? Il sortit quelque chose de derrière son dos, et Ceres écarquilla les yeux quand elle vit une épée dans sa main. Il se rapprocha et elle regarda l'arme en détail. C'était une épée impressionnante. Sur le pommeau en or pur, un serpent était gravé. La lame était à double tranchant et semblait être en acier de qualité supérieure. Bien que la confection fût étrangère à Ceres, elle comprit immédiatement que c'était une arme de qualité exceptionnelle. Sur la lame elle-même, il y avait une inscription. Quand le cœur rencontre l'épée, la victoire est proche. Le souffle coupé, ébahie, elle regarda fixement l'épée. “C'est toi qui l'as forgée ?” demanda-t-elle, les yeux rivés sur l'épée. Il hocha la tête. “A la façon des gens du nord”, répondit-il. “J'ai travaillé trois ans dessus. En fait, rien que cette lame suffirait à nourrir notre famille toute une année.” Elle le regarda. “Dans ce cas, pourquoi ne pas la vendre ?” Il secoua fermement la tête. “Elle n'a pas été fabriquée pour ça.” Il se rapprocha et, à sa grande surprise, il la lui tendit. “Elle a été fabriquée pour toi.” Ceres leva une main à la bouche et poussa un gémissement. “Moi ?” demanda-t-elle, abasourdie. Son père lui fit un grand sourire. “Avais-tu vraiment pensé que j'avais oublié ton dix-huitième anniversaire ?” répondit-il. Elle sentit les larmes lui envahir les yeux. Elle n'avait jamais été aussi émue. Mais alors, elle pensa à ce qu'il avait dit avant, quand il lui avait dit qu'il ne voulait pas qu'elle devienne guerrière, et elle se sentit perplexe. “Pourtant”, répondit-elle, “tu as dit que je ne devais pas m'entraîner.” “Je ne veux pas que tu meures”, expliqua-t-il, “mais je vois ce qui te passionne et c'est une chose que je ne peux contrôler.” Il lui passa la main sous le menton et lui souleva la tête jusqu'à ce que leurs regards se rencontrent. “Je suis fier que tu aies cet idéal.” Il lui tendit l'épée et, quand elle sentit le métal froid contre sa paume, elle ne fit qu'un avec son arme. Le poids était parfait pour elle et on aurait dit que le pommeau avait été façonné pour sa main. Tout l'espoir qui avait péri auparavant se réveilla alors dans sa poitrine. “Ne le dis pas à ta mère”, avertit-il. “Cache-la à un endroit où elle ne pourra pas la trouver, ou elle la vendra.” Ceres hocha la tête. “Combien de temps pars-tu ?” “J'essaierai de revenir vous voir avant les premières neiges.” “Mais c'est dans plusieurs mois !” dit-elle en reculant d'un pas. “C'est ce que je dois faire pour —” “Non. Vends l'épée et reste !” Il lui plaça une main sur la joue. “Vendre cette épée pourrait nous aider pour cette saison, et peut-être pour la suivante, mais ensuite ?” Il secoua la tête. “Non. Il nous faut une solution à long terme.” A long terme ? Soudain, elle se rendit compte que le nouveau travail de son père n'allait pas seulement durer quelques mois mais peut-être des années. Son désespoir s'accrut. Comme si son père l'avait senti, il s'avança et la serra contre lui. Elle sentit qu'elle commençait à pleurer dans ses bras. “Tu me manqueras, Ceres”, dit-il par-dessus son épaule. “Tu es différente de tous les autres. Tous les jours, je regarderai les cieux et je saurai que tu es sous les mêmes étoiles. En feras-tu autant pour moi ?” D'abord, elle eut envie de lui crier après, de lui dire : comment oses-tu me laisser ici toute seule ? Cependant, elle sentait dans son cœur qu'il ne pouvait pas rester et elle ne voulait pas lui rendre les choses plus difficiles qu'elles ne l'étaient déjà. Une larme lui coula sur le visage. Elle renifla et hocha la tête. “Je me tiendrai sous notre arbre chaque nuit”, dit-elle. Il l'embrassa sur le front et la prit tendrement dans ses bras. Ses blessures au dos lui faisaient aussi mal que des couteaux mais elle serra les dents et resta silencieuse. “Je t'aime, Ceres.” Elle voulait lui répondre mais ne pouvait rien dire car ses mots restaient coincés dans sa gorge. Il alla chercher son cheval à l'étable et Ceres l'aida à le charger avec de la nourriture, des outils et des provisions. Il la prit une dernière fois dans ses bras et elle crut que la tristesse allait lui fendre la poitrine. Pourtant, une fois de plus, elle fut incapable de prononcer le moindre mot. Il monta sur son cheval et hocha la tête avant de faire signe à l'animal de bouger. Ceres lui fit des signes de la main alors qu'il s'éloignait. Elle le regarda avec une attention inébranlable jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière la colline lointaine. Le seul véritable amour qu'elle ait jamais connu venait de cet homme et, maintenant, il était parti. La pluie se mit à descendre des cieux et elle lui gratta le visage. “Papa !” cria-t-elle aussi fort que possible. “Papa, je t'aime !” Elle tomba à genoux et s'enfouit les mains dans le visage en sanglotant. Elle savait que la vie ne serait plus jamais la même.
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