CHAPITRE PREMIER-2

2630 Words
Il était évident que M. Wharton désirait entrer en conversation ; mais il était retenu, soit par la crainte de se compromettre devant un homme dont il ne connaissait pas les opinions, soit par la surprise que lui causait la taciturnité affectée de son hôte. Enfin, un mouvement que fit M. Harper en levant les yeux sur la compagnie qui était dans la chambre, l’encouragea à reprendre la parole. – Il m’est difficile à présent, dit-il en évitant d’abord avec soin les sujets de conversation qu’il désirait amener, de me procurer la qualité de tabac à laquelle j’étais accoutumé. – J’aurais cru, dit M. Harper avec sa gravité ordinaire, qu’on aurait pu en trouver de la première qualité dans les boutiques de New-York. – Sans doute, répondit M. Wharton en hésitant, et en levant d’abord sur son hôte des yeux que le regard pénétrant de celui-ci lui fit baisser aussitôt, on ne doit pas en manquer dans cette ville ; mais, quelque innocent que puisse être le motif de nos communications avec New-York, la guerre les rend trop dangereuses pour en courir le risque pour une semblable bagatelle. La boîte dans laquelle M. Wharton avait pris de quoi remplir sa pipe était ouverte à quelques pouces du coude de M. Harper, qui en choisit une feuille et la porta à sa bouche d’une manière fort naturelle, mais qui remplit d’alarme sur-le-champ son compagnon. Cependant, sans faire l’observation qu’il était de première qualité, le voyageur soulagea son hôte en retombant dans ses réflexions ; et M. Wharton, ne voulant pas perdre l’avantage qu’il avait gagné, reprit la parole en faisant un effort de vigueur plus qu’ordinaire. – Je voudrais de tout mon cœur, dit-il, que cette guerre contre nature fût terminée, et que nous n’eussions plus que des amis et des frères. – Rien n’est plus à désirer, dit Harper avec emphase, en fixant encore ses yeux sur le visage de son hôte. – Je n’ai entendu parler d’aucun mouvement important depuis l’arrivée de nos nouveaux alliés, dit M. Wharton en secouant les cendres de sa pipe, et en tournant le dos à l’étranger, sous prétexte de recevoir un charbon de sa fille. – Je crois que rien n’est encore parvenu aux oreilles du public, dit Harper en croisant les jambes de l’air du plus grand sang-froid. – Croit-on qu’on soit à la veille de prendre quelques mesures importantes ? continua M. Wharton toujours occupé avec sa fille, mais s’interrompant un instant, sans y faire attention, dans l’attente d’une réponse. – Dit-on qu’il en soit question ? dit M. Harper, évitant de faire une réponse directe, et prenant jusqu’à un certain point le ton d’indifférence affectée de son hôte. – Oh ! on ne dit rien de bien particulier, répondit M. Wharton, mais, comme vous le savez, Monsieur, il est naturel de s’attendre à quelque chose, d’après les forces que Rochambeau vient d’amener. Harper ne répliqua que par un mouvement de tête, qui semblait annoncer qu’il partageait cette opinion. M. Wharton renoua l’entretien en disant : – On a plus d’activité du côté du sud ; Gates et Cornwallis paraissent vouloir décider la question. Le voyageur fronça les sourcils, et un air de mélancolie se peignit un instant sur son front ; son œil étincela un moment d’un rayon de feu qui annonçait une source cachée de sentiment profond ; mais à peine la plus jeune des deux sœurs avait-elle eu le temps d’en remarquer et d’en admirer l’expression, qu’elle se dissipa, et fit place à ce calme habituel qui était le caractère distinctif de la physionomie de l’étranger, et à cet air de dignité imposante qui est une preuve si évidente de l’empire de la raison. La sœur aînée fit un ou deux mouvements sur sa chaise avant de se hasarder à dire d’un ton presque de triomphe : – Le général Gates a été moins heureux avec le comte Cornwallis qu’avec le général Burgoyne. – Mais le général Gates est Anglais, Sara, dit sa jeune sœur avec vivacité. Et rougissant jusqu’au blanc des yeux d’avoir osé se mêler à la conversation, elle se remit à son ouvrage, espérant qu’on ne ferait aucune remarque sur son observation. Le voyageur avait successivement tourné les yeux sur chacune des deux sœurs tandis qu’elles parlaient, et un mouvement presque imperceptible des muscles de sa bouche avait annoncé en lui une nouvelle émotion. – Oserai-je vous demander, dit-il à la plus jeune du ton le plus poli, quelle conséquence vous tirez de ce fait ? Frances rougit encore davantage à cet appel direct fait à son opinion sur un sujet dont elle avait imprudemment parlé en présence d’un étranger ; mais, se trouvant obligée de répondre, elle dit, après avoir hésité quelques instants et non sans balbutier un peu : – Oh ! Monsieur, aucune. Seulement ma sœur et moi nous différons quelquefois d’opinion à l’égard de la prouesse des Anglais. Elle prononça ces paroles avec un sourire expressif qui annonçait autant d’innocence que de candeur, et qui répondait aux sentiments cachés de celui qui venait de lui parler. – Et quels sont les points sur lesquels vous différez ? demanda Harper, répondant à son regard animé par un sourire d’une douceur presque paternelle. – Sara regarde les Anglais comme invincibles, et je n’ai pas tout à fait la même confiance en leur valeur. Le voyageur l’écouta de cet air d’indulgence satisfaite qui aime à contempler l’ardeur de la jeunesse unie à l’innocence ; mais il ne répondit rien, et fixant ses yeux sur les tisons qui brûlaient dans la cheminée, il retomba dans sa première taciturnité. M. Wharton s’était inutilement efforcé de découvrir quels étaient les sentiments politiques de son hôte. Il n’y avait rien de repoussant dans la physionomie de M. Harper, mais on n’y voyait rien de communicatif : il était évident qu’il se tenait sur la réserve. On vint avertir que le souper était servi, et le maître de la maison se leva pour passer dans la salle à manger, sans connaître ce qui était le point important du caractère de son hôte, dans les circonstances où se trouvait le pays. M. Harper offrit la main à Sara Wharton, et ils sortirent ensemble du salon, suivis de Frances un peu inquiète de savoir si elle n’avait pas blessé la sensibilité de l’hôte de son père. L’orage était alors dans toute sa force, et la pluie qui battait avec violence contre les murailles de la maison faisait naître dans le cœur de tous les convives ce sentiment de satisfaction naturel à l’homme qui jouit de toutes ses aises, à l’abri des inconvénients auxquels il aurait pu se trouver exposé, quand on entendit frapper plusieurs coups à la porte. Le vieux n***e y courut et revint presque aussitôt annoncer à son maître qu’un second voyageur, surpris par l’orage, demandait aussi l’hospitalité pour cette nuit. Au premier coup frappé avec une sorte d’impatience par ce nouvel arrivant, M. Wharton s’était levé de sa chaise avec un malaise évident, et tournant les yeux avec rapidité tantôt vers la porte, tantôt sur son hôte, il semblait craindre que cette seconde visite n’eût quelque rapport à la première. À peine avait-il eu le temps d’ordonner au n***e d’une voix faible d’introduire ce nouvel étranger, que la porte s’ouvrit et que celui-ci se présenta lui-même. Il s’arrêta un instant en apercevant Harper, et répéta alors d’une manière plus formelle la demande qu’il avait déjà fait faire par le domestique. L’arrivée de ce nouveau venu ne plaisait nullement à M. Wharton ni à sa famille, mais le mauvais temps et l’incertitude des suites que pouvait avoir un refus d’hospitalité forcèrent le vieillard à l’accorder, quoiqu’à contre-cœur. Miss Peyton fit rapporter quelques plats qui avaient déjà été desservis, et le nouvel hôte fut invité à faire honneur aux restes d’un repas que les autres convives avaient déjà terminé. Se débarrassant d’une grande redingote, il prit fort tranquillement la chaise qu’on lui offrait, et se mit gravement à satisfaire un appétit qui ne semblait pas difficile ; mais entre chaque bouchée, il jetait un regard inquiet sur Harper, dont les yeux étaient toujours fixés sur lui avec une attention marquée. Enfin, versant un verre de vin et faisant un signe de tête à celui qui semblait occupé à l’examiner, il lui dit avec un sourire qui n’était pas sans amertume : – Je bois à une plus ample connaissance, Monsieur. La qualité du vin semblait être de son goût, car en remettant son verre sur la table, ses lèvres firent entendre un bruit qui retentit dans toute la chambre ; et prenant la bouteille, il la tint un instant entre lui et la lumière, contemplant en silence la liqueur claire et brillante qu’elle contenait. Je crois que nous ne nous sommes jamais vus, Monsieur, dit-il avec un léger sourire, tout en observant les mouvements du nouveau venu. – Cela est vraisemblable, Monsieur, répondit Harper. Et se trouvant sans doute satisfait de son examen il se tourna vers Sara Wharton près de laquelle il était assis, et lui dit avec beaucoup de douceur : – Après avoir été accoutumée aux plaisirs de la ville, vous devez sans doute trouver votre résidence actuelle bien solitaire ! – On ne peut davantage. Je désire bien vivement, ainsi que mon père, que cette cruelle guerre se termine, afin que nous puissions rejoindre nos amis. – Et vous, miss Frances, désirez-vous la paix aussi ardemment que votre sœur ? – Bien certainement, et pour beaucoup de raisons, répondit elle en jetant un coup d’œil timide sur celui qui l’interrogeait ; et puisant un nouveau courage dans l’expression de bonté qu’elle vit sur sa physionomie, elle ajouta avec un sourire animé, plein d’intelligence et d’amabilité : – Mais je ne la désire pas aux dépens des droits de mes concitoyens. – Des droits ! répéta sa sœur avec un ton d’impatience ; quels droits peuvent être plus forts que ceux d’un souverain ? quel devoir peut être plus puissant que celui d’obéir à ceux qui ont le droit naturel de commander ? – Sans doute, sans doute, dit Frances en lui prenant la main d’un air enjoué ; se tournant ensuite vers Harper : – Je vous ai dit, Monsieur, ajouta-t-elle en souriant, que ma sœur et moi nous ne sommes pas toujours d’accord dans nos opinions politiques ; mais nous avons un arbitre impartial dans mon père, qui aime les Anglais et les Américains, et qui ne prend parti ni pour les uns ni pour les autres. – C’est la vérité, dit M. Wharton en jetant tour à tour un regard inquiet sur ses deux hôtes ; j’ai des amis bien chers dans les deux armées, et de quelque côté que se déclare la victoire, elle peut me coûter bien des larmes. – Je suppose que vous n’avez guère de raisons pour craindre qu’elle favorise les Yankees {9} , dit le nouveau venu en se versant avec beaucoup de sang-froid un autre verre de vin de la bouteille qu’il avait admirée. – Sa Majesté Britannique peut avoir des troupes plus expérimentées, dit M. Wharton avec un ton de réserve timorée ; mais les Américains ont obtenu de grands succès. M. Harper ne parut faire aucune attention à ces observations, et se leva de table en témoignant le désir de se retirer. Un domestique fut chargé de le conduire dans sa chambre, et il le suivit en souhaitant avec politesse une bonne nuit à toute la compagnie ; mais à peine était-il parti que le second voyageur laissant, échapper de ses mains son couteau et sa fourchette, se leva tout doucement, s’approcha de la porte par laquelle le premier venait de sortir, l’entr’ouvrit, écouta le bruit de ses pas, qui, diminuant graduellement, annonçait qu’il s’éloignait, et la referma au milieu des regards surpris et presque effrayés de ses compagnons. Au même instant on vit disparaître la perruque rousse qui cachait de beaux cheveux noirs, une grande mouche qui lui couvrait la moitié du visage, et le dos voûté qui lui aurait fait donner cinquante ans. – Mon père ! mes sœurs ! Ma tante ! s’écria l’étranger, devenu un beau jeune homme, ai-je enfin le bonheur de vous revoir ? – Que le ciel vous bénisse, mon cher Henry, mon cher fils ! s’écria son père surpris mais enchanté, tandis que ses sœurs, la tête appuyée sur chacune de ses épaules, fondaient en larmes. Le fidèle vieux n***e, qui avait été élevé depuis son enfance dans la maison de son maître actuel, et à qui on avait donné le nom de César, comme pour faire contraste avec son état de dégradation, fut le seul étranger témoin de la découverte du fils de M. Wharton. Il se retira après avoir pris la main que lui tendit son jeune maître, et l’avoir arrosée de ses larmes. L’autre domestique ne reparut pas dans l’appartement, mais César y rentra peu de temps après, à l’instant où le jeune capitaine anglais s’écriait : – Mais qui est ce M. Harper ? N’ai-je pas à craindre qu’il me trahisse ? – Non, non, non, massa {10} Harry, s’écria l’Africain en secouant la tête d’un air de confiance ; moi venir de sa chambre, lui prier Dieu ; moi l’avoir trouvé à genoux. Brave homme, qui prier Dieu, pas trahir bon fils, qui venir voir son vieux père. Bon pour un Skinner {11} , non pour un chrétien. M. César Thompson, comme il se nommait, César Wharton, comme on l’appelait dans le petit monde dont il était connu, n’était pas le seul qui eût si mauvaise opinion des Skinners. Il avait convenu, il avait peut-être été nécessaire, aux chefs des armes américaines dans le voisinage de New-York, d’employer certains agents subalternes pour exécuter leur plan de harceler l’ennemi. Ce n’était pas le moment, de faire des enquêtes bien rigoureuses sur les abus, quels qu’ils fussent, et l’oppression et l’injustice étaient les suites naturelles d’un pouvoir qui n’était pas réprimé par l’autorité civile. Avec le temps il s’était formé dans la société un ordre distinct dont la seule occupation, sous le prétexte de patriotisme et d’amour de la liberté, semblait être de soulager leurs concitoyens de tout excès de prospérité temporelle dont on pouvait les croire en jouissance. L’aide de l’autorité militaire ne manquait pas, dans l’occasion, pour prêter main-forte à ces distributions salutaires des biens du monde, et l’on voyait souvent un petit officier de la milice de l’État, porteur d’une commission, donner sa sanction et imprimer une sorte de caractère légal aux actes les plus infâmes de pillage, et quelquefois même de meurtre. Il est vrai que les Anglais employaient aussi les stimulants de la loyauté quand il se trouvait un si beau champ pour la mettre en action. Mais leurs flibustiers étaient enrôlés, et leurs opérations étaient soumises à une sorte de système. Une longue expérience avait appris à leurs chefs l’efficacité d’une force concentrée, et à moins que la tradition ne fasse une grande injustice à leurs exploits, le résultat ne fit pas peu d’honneur à leur prudence. Ce corps avait reçu le nom expressif de Vachers {12} probablement parce que leurs exploits favoris étaient d’enlever les bestiaux des cultivateurs. Mais César était trop loyal pour confondre des gens qui tenaient une commission de George III avec les soldats irréguliers dont il avait vu si souvent les excès, et à la rapacité desquels il n’avait pu lui-même échapper, malgré son esclavage et sa pauvreté. Les Vachers ne reçurent donc pas la portion qui aurait dû leur appartenir dans la sévérité de la remarque du n***e, quand il dit qu’aucun chrétien, que nul être qu’un Skinner, ne pouvait trahir un bon fils qui rendait honneur à son père, en venant le voir au péril de sa vie et de sa liberté.
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