CHAPITRE PREMIER-1

2074 Words
CHAPITRE PREMIER Et quoique au milieu de ce calme de l’esprit, quelques traits hautains et impérieux pussent faire découvrir une âme jadis violente c’était un feu terrestre que le rayon intellectuel du sang-froid faisait disparaître, comme les feux de l’Etna s’obscurcissent devant le jour naissant. TH. CAMPBELL. Gertrude de Wyoming. Vers la fin de l’année 1780, un voyageur isolé traversait une des nombreuses petites vallées de West-Chester {6} . Le vent d’est, chargé de froides vapeurs et augmentant de violence à chaque instant, annonçait inévitablement l’approche d’un orage qu’on pouvait s’attendre à voir, suivant la coutume, durer plusieurs jours. L’œil expérimenté du voyageur cherchait en vain, à travers l’obscurité du soir, quelque abri convenable où il pût obtenir les secours qu’exigeaient son âge et ses projets, pendant que son voyage serait interrompu par la pluie qui, sous la forme d’un épais brouillard, commençait déjà à se mêler avec l’atmosphère. Cependant rien ne s’offrait à ses yeux, si ce n’est les demeures étroites et incommodes de la plus basse classe des habitants ; et dans ce voisinage immédiat il ne jugeait ni prudent ni politique de se fier à eux. Après que les Anglais se furent emparés de l’île de New-York {7} , le comté de West-Chester était devenu une sorte de champ-clos dans lequel les deux partis se livrèrent plusieurs combats pendant le reste de la guerre de la révolution. Une grande partie des habitants, dominés par la crainte ou par un reste d’attachement pour la mère-patrie, affichaient une neutralité qui n’était pas toujours dans leur cœur. Les villes les plus voisines de la mer étaient, comme on peut bien le penser, plus particulièrement sous l’autorité de la couronne, tandis que celles de l’intérieur, enhardies par le voisinage des troupes continentales, laissaient percer leurs opinions révolutionnaires et le droit qu’elles avaient de se gouverner elles-mêmes. Cependant bien des gens portaient un masque que le temps n’a pas même encore fait tomber : tel individu est descendu dans le tombeau, accusé par ses concitoyens d’avoir été l’ennemi de leur liberté, tandis qu’il avait été en secret un des agents les plus utiles des chefs de la révolution : et d’une autre part, si l’on faisait une perquisition bien exacte chez tel patriote qui semblait soutenir les droits de son pays avec le zèle le plus ardent, on y trouverait une sauvegarde royale cachée sous un monceau de guinées anglaises. Au bruit de la marche du noble coursier que montait le voyageur, la maîtresse de la ferme devant laquelle il passait alors ouvrit avec précaution la porte de sa demeure pour regarder cet étranger, et peut-être détournait-elle la tête pour communiquer le résultat de ses observations à son mari qui, placé dans la partie de derrière du bâtiment, se disposait à chercher, si le cas l’exigeait, l’endroit où il se cachait ordinairement dans les bois voisins. La vallée était située vers le milieu de la longueur du comté, et était assez proche des deux armées pour que la restitution de ce qui avait été volé ne fût pas un événement rare dans ces environs. Il est vrai qu’on ne retrouvait pas toujours les mêmes objets, mais à défaut de justice légale, on avait recours en général à une substitution sommaire, qui rendait le montant de ses pertes à celui qui les avait éprouvées, avec une assez bonne addition, pour l’indemniser de l’usage temporaire qu’on avait eu de ce qui lui appartenait. Le passage d’un étranger dont l’apparence avait quelque chose d’équivoque, et monté sur un coursier qui, quoique ses harnais n’eussent rien de militaire, offrait quelque chose de la tournure fière et hardie de son cavalier, donna lieu à diverses conjectures parmi les habitants de quelques maisons qui étaient à le regarder, et excita même un sentiment d’alarme dans le cœur de quelques-uns, à qui leur conscience donnait une inquiétude plus qu’ordinaire. Éprouvant quelque lassitude par suite de l’exercice qu’il avait pris pendant une journée de fatigue inusitée, et désirant se procurer sans délai un abri contre la violence croissante de l’orage, dont de grosses gouttes d’eau chassées par le vent commençaient à changer le caractère, le voyageur se détermina, comme par nécessité, à demander à être admis dans la première maison qu’il trouverait. L’occasion ne se fit pas attendre longtemps, et franchissant une barrière délabrée, il frappa fortement, sans descendre de cheval, à la porte d’une habitation dont l’extérieur était fort humble. Une femme de moyen âge, dont la physionomie n’était pas plus prévenante que sa demeure, se présenta pour lui répondre. Épouvantée en voyant, à la clarté d’un grand feu de bois, un homme à cheval si inopinément près du seuil de la porte, elle la referma à moitié, et avec une expression de terreur mêlée d’une curiosité naturelle lui demanda ce qu’il voulait. Quoique la porte ne fût pas assez ouverte pour qu’il fût possible de bien examiner l’intérieur de la maison, le cavalier en avait vu assez pour que ses yeux empressés essayassent encore de pénétrer dans les ténèbres pour chercher une demeure dont l’aspect promît davantage. Ne pouvant en apercevoir, ce fut avec une répugnance mal déguisée qu’il fit connaître ses désirs et ses besoins. La femme l’écouta avec un air de mauvaise volonté évident, et avant qu’il eût fini, elle l’interrompit avec un ton de confiance renaissante en lui disant avec aigreur et volubilité : – Je ne puis dire que je me soucie de loger un étranger dans ces temps difficiles. Je suis seule à la maison, ou, ce qui est la même chose, il n’y a que mon vieux maître avec moi. Mais à un demi-mille plus loin sur la route, il y a une grande maison où vous serez bien reçu, et sans rien payer même. Cela vous conviendra mieux et à moi aussi, parce que, comme je l’ai déjà dit, Harvey n’y est point. Je voudrais qu’il suivît mes avis et qu’il cessât de courir le pays ; il est à présent en passe de faire son chemin dans le monde ; il devrait discontinuer sa vie errante et devenir plus rangé. Mais Harvey Birch n’en veut faire qu’à sa tête, et après tout il mourra en vagabond. Dès que l’étranger avait entendu dire qu’il trouverait une autre maison à un demi-mille plus loin, il s’était enveloppé de son manteau, et tournant la bride de son cheval, il se disposait à partir sans chercher à pousser plus loin la conversation ; mais le nom qui venait d’être prononcé le fit tressaillir. – Quoi ! s’écria-t-il comme involontairement, est-ce donc ici l’habitation d’Harvey Birch ? Il allait en dire davantage, mais il se retint et garda le silence. – Je ne sais trop, répondit la femme, si l’on peut dire que ce soit son habitation, puisqu’il ne l’habite jamais, ou du moins si rarement, que c’est tout au plus si l’on peut se rappeler sa figure. Ce n’est pas tous les jours qu’il juge à propos de la montrer à son vieux père ou à moi. Mais que m’importe qu’il vienne ou qu’il ne vienne pas ? je ne m’en soucie guère. – Vous aurez soin de prendre le premier chemin à gauche. – C’est comme je vous le dis, je ne m’en soucie pas. À ces mots elle ferma brusquement la porte, et le voyageur, charmé de pouvoir espérer un meilleur gîte, s’empressa de marcher dans la direction indiquée. Il restait encore assez de jour pour qu’il pût remarquer les améliorations {8} qui avaient eu lieu dans la culture des terres autour du bâtiment dont il s’approchait. C’était une maison construite en pierres, longue, peu élevée, et ayant une petite aile à chaque extrémité. Un péristyle à colonnes qui en ornait la façade, le bon état de tous les bâtiments, les haies bien entretenues qui entouraient le jardin, tout annonçait que les propriétaires étaient d’un rang au-dessus des fermiers ordinaires du pays. Après avoir conduit son cheval derrière un angle de la muraille, où il était jusqu’à un certain point à l’abri du vent et de la pluie, il frappa à la porte sans hésiter. Un vieux n***e vint l’ouvrir aussitôt. Dès que celui-ci eut appris que c’était un voyageur qui demandait l’hospitalité, il ne crut pas avoir besoin de consulter ses maîtres, et après avoir jeté un regard attentif sur l’étranger, à la clarté d’une lumière qu’il tenait à la main, il le fit entrer dans un salon très-propre, où l’on avait allumé du feu pour combattre un vent d’est piquant et le froid d’une soirée d’octobre. Après avoir remis sa valise au vieux n***e, et avoir répété sa demande d’hospitalité à un vieillard qui se leva pour le recevoir, il salua trois dames qui travaillaient à l’aiguille, et commença à se débarrasser d’une partie de son costume de voyage. Lorsqu’il eut ôté un mouchoir placé sur sa cravate, un manteau et une redingote de drap bleu, l’étranger présenta à l’examen de la famille réunie un homme de grande taille, ayant un air très-gracieux, et paraissant avoir cinquante ans. Sa physionomie annonçait le sang-froid et la dignité ; son nez droit avait presque la forme grecque ; ses yeux étaient doux, pensifs et presque mélancoliques ; sa bouche et la partie inférieure de son visage annonçaient un caractère ferme et résolu ; ses vêtements de voyage étaient simples mais de drap fin, et semblables à ceux que portait la classe la plus aisée de ses concitoyens. La manière dont ses cheveux étaient arrangés lui donnait un air militaire que ne démentaient pas sa taille droite et son port majestueux. Toutes ses manières paraissaient si décidément celles d’un homme comme il faut, que, lorsqu’il eut fini de se débarrasser de ses vêtements additionnels, les dames et le maître de la maison se levèrent pour recevoir les nouveaux compliments qu’il leur adressa, et y répondirent de la manière la plus obligeante. Le maître de la maison paraissait avoir quelques années de plus que l’étranger, et ses manières, aussi bien que son costume, prouvaient qu’il avait vu le monde. Les dames étaient une demoiselle de quarante ans et deux jeunes personnes qui ne paraissaient pas avoir atteint la moitié de ce nombre d’années. La plus âgée des trois avait perdu sa fraicheur ; mais de grands yeux, de beaux cheveux, un air de douceur et d’amabilité, donnaient à sa physionomie un charme qui manque souvent à des figures beaucoup plus jeunes. Les deux sœurs, car leur ressemblance annonçait ce degré de parenté entre elles, brillaient de tout l’éclat de la jeunesse, et les roses, qui appartiennent si éminemment aux belles du West-Chester, brillaient sur leurs joues, et donnaient à leurs yeux d’un bleu foncé, cet éclat si doux qui indique l’innocence et le bonheur. Toutes trois avaient cet air de délicatesse qui distingue le beau sexe de ce pays, et de même que le vieillard montraient par leurs manières qu’elles appartenaient à une classe supérieure. Après avoir offert à son hôte un verre d’un excellent vin de Madère, M. Wharton reprit sa place près du feu, un autre verre à la main. Après un moment de silence, comme s’il eût consulté sa politesse, il leva les yeux sur l’étranger, et lui demanda d’un air formel : – À la santé de qui vais-je avoir l’honneur de boire ? L’étranger s’était également assis, et avait les yeux fixés sur le feu, tandis que M. Wharton lui parlait. Les levant lentement sur son hôte, avec un regard qui semblait lire dans son âme, il répondit en le saluant à son tour, tandis qu’un léger coloris se répandait sur ses joues pâles. – M. Harper. – Eh bien ! monsieur Harper, reprit le maître de la maison avec la précision formelle du temps, je bois à votre santé, et j’espère que vous ne souffrirez aucun inconvénient de la pluie que vous avez essuyée. Une inclination de tête fut la seule réponse qu’obtint ce compliment, et M. Harper parut se livrer entièrement à ses réflexions. Les deux sœurs avaient repris leur ouvrage, et leur tante, miss Jeannette Peyton, s’était retirée afin de veiller aux préparatifs indispensables pour satisfaire l’appétit d’un voyageur qui n’était pas attendu. Il s’ensuivit quelques instants de silence, pendant lesquels M. Harper semblait jouir du changement de sa situation. M. Wharton le rompit le premier pour demander à son hôte du même ton poli mais formel, si la fumée du tabac l’incommodait, et ayant reçu une réponse négative, il reprit la pipe qu’il avait quittée lors de son arrivée.
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