III - Le major Chevenix entre dans l’histoire, et Goguelat en sort

2842 Words
III Le major Chevenix entre dans l’histoire, et Goguelat en sortGoguelat était évidemment perdu. Aussi ne laissa-t-on pas échapper un moment pour l’interroger, pendant qu’il était encore capable de répondre. Ses réponses furent d’ailleurs invariables : il affirma qu’il s’était donné volontairement la mort, parce qu’il en avait assez de voir tant d’Anglais. Le médecin eut beau soutenir que l’hypothèse du suicide était impossible, vu la nature de la plaie et sa direction. Goguelat répondit qu’un soldat français savait faire bien des choses dont un médecin anglais n’aurait jamais l’idée. Il dit qu’il avait enfoncé l’arme dans le sol, et s’était jeté sur la pointe. Le médecin, qui était un petit homme propret, rubicond, et d’humeur impatiente, pesta, jura, maudit le pauvre diable. « Rien à faire de lui ! criait-il. Une brute sans pareille ! Si du moins on pouvait retrouver l’arme ! » Mais l’arme avait cessé d’exister. Tout au plus aurait-on pu découvrir, dans plusieurs coins, des morceaux de baguettes dispersés ; et peut-être, à l’air frais du matin, dans la cour, quelque dandy en livrée soufre et moutarde occupé à se rogner les ongles avec une paire de ciseaux ! N’obtenant rien de Goguelat, les autorités ne manquèrent point de s’adresser à nous. Nous eûmes à subir interrogatoire sur interrogatoire, tantôt séparément, tantôt par deux ou trois. Nous fûmes menacés de toute sorte de sévérités impossibles, et tentés par la promesse de toute sorte de récompenses improbables. Pour ma part, je fus certainement interrogé plus de cinq fois : et chaque fois je m’en tirai le plus brillamment du monde. Je suis comme le vieux Souvarof, je n’admets pas qu’un soldat puisse être pris de court devant n’importe quelle question. À toute question il doit répondre, comme il marche au feu, promptement et gaîment. Souvent dans ma vie j’ai manqué de pain, d’argent, ou même d’espoir : jamais je n’ai manqué d’une réponse à une question. Et j’ajoute que mes camarades, si tous n’avaient point peut-être la répartie aussi facile, se conduisirent tous, dans l’espèce, avec la même fermeté : de manière que l’enquête n’aboutit point, et que la mort de Goguelat resta un mystère dans la prison. Tels étaient les vétérans de France ! Et cependant, pour dire toute la vérité, je dois avouer que cet échec de l’enquête ne s’explique pas seulement par le profond souvenir que nous conservions de notre honneur militaire. En d’autres circonstances, je crois bien que personne d’entre nous n’aurait trahi le secret volontairement ; mais peut-être quelqu’un se serait-il laissé entortiller par des questions perfides, ou encore laissé intimider par des menaces. Ce qui nous soutenait et nous liait tous les uns aux autres, dans notre chambrée, et nous donnait à la fois une résolution et une présence d’esprit exceptionnelles, c’est qu’il y avait entre nous un secret plus important encore à garder. Nous poursuivions un projet dont la réussite intéressait également chacun de nous ; et chacun, jusqu’à cette réussite, se serait fait tuer plutôt que de trahir un camarade. Quant à ce qu’était notre projet, ai-je besoin de le dire ? Il n’y a qu’une seule espèce de projets qui fleurisse dans les prisons, de même qu’il n’y pousse qu’une seule espèce de désirs. Et la pensée que notre passage souterrain était presque entièrement creusé, dans le rocher du Château, c’était surtout cette pensée qui nous soutenait et nous inspirait. Je me tirais de mes interrogatoires, comme je l’ai dit, de la façon la plus brillante ; et cependant j’étais démasqué. Oui, moi que mon adversaire lui-même couvrait et défendait héroïquement, j’avais été amené à tout avouer à quelqu’un qui, plus que personne, aurait dû ignorer mon secret ! Trois jours après le duel, et pendant que Goguelat vivait encore, j’eus à donner une leçon de français au major Chevenix. Cette occupation était loin de me déplaire ; non qu’elle me rapportât beaucoup, – mes leçons m’étaient payées dix-huit pence par mois, et encore avais-je à les réclamer ; – mais j’aimais les déjeuners du major, son tabac, et, sans l’aimer lui-même, je trouvais un réel plaisir à causer avec lui. Celui-là, du moins, était un homme bien élevé, tandis que tous les autres avec qui j’avais l’occasion de m’entretenir se trouvaient être, malheureusement, je dois le répéter, de pauvres diables absolument illettrés, et pour qui le plus beau livre ne représentait qu’un paquet de feuilles de papier bonnes à allumer leur pipe. Chevenix était un fort bel homme, encore jeune, bien fait, grand, avec des traits réguliers et des yeux gris très clairs. Aucun détail ne péchait dans sa personne, et pourtant l’ensemble était désagréable. Peut-être était-il trop propre : on avait toujours l’impression qu’il sentait le savon. Certes, la propreté est chose excellente : mais je ne puis admettre qu’un homme ait des ongles qui semblent en porcelaine. Et puis il était trop froid, trop maître de lui. Impossible de découvrir, chez ce jeune officier, le feu de la jeunesse, ni l’entrain du soldat. Sa bonté même était d’une froideur cruelle ; il m’exaspérait jusque dans ses amitiés. Et son caractère était si parfaitement l’opposé du mien que, tout en me réjouissant d’avoir affaire à lui, jamais je ne l’approchais qu’avec une réserve soupçonneuse. Ce jour-là, selon l’usage, il me donna à corriger son exercice ; j’y trouvai six fautes. « Hein ! six fautes ! dit-il en regardant la fenêtre. C’est ennuyeux. Jamais je n’en sortirai. – Oh ! mais si, vous faites de grands progrès ! » lui répondis-je. Je ne lui disais cela, on l’entend bien, que pour ne point le décourager : mais, en réalité, il était incapable d’apprendre le français. C’est chose où il faut, je crois, quelque feu ; et le major avait éteint tout le sien à force de se savonner. Il mit la feuille sur la table, s’appuya le menton dans une main, et me regarda sévèrement, de ses yeux trop clairs. « J’ai à vous parler ! me dit-il. – Entièrement à vos ordres ! répliquai-je ; mais je tremblais, devinant bien de quel sujet nous allions parler. – Il y a déjà quelque temps que vous me donnez ces leçons, reprit-il, et j’incline à avoir bonne opinion de vous. Je vous crois un gentleman. – Monsieur, dis-je, j’ai effectivement l’honneur d’en être un. – Quant à moi, dit-il, j’ignore l’impression que je vous fais ; mais peut-être êtes-vous porté à croire que je suis, moi aussi, un homme d’honneur ? – La chose ne saurait faire de doute ! répondis-je. Et je m’inclinai. – C’est parfait, fit-il. Et maintenant, dites-moi donc ce qui en est de l’affaire de ce Goguelat ! – Vous avez entendu mon témoignage, hier, devant la commission !… Je dormais sur mon lit… – Oh ! oui, je vous ai entendu hier devant la commission, en effet ! m’interrompit-il. Et je me rappelle bien ce que vous avez raconté. Mais est-ce que vous supposez que j’aie pu songer un seul instant à vous croire ? – En ce cas, vous ne me croirez pas davantage si je vous répète la même chose ici ! lui dis-je. – Je me trompe peut-être (c’est ce que nous verrons bien), reprit-il, mais j’ai l’impression que vous allez me dire autre chose, ici. J’ai l’impression que, étant entré dans cette chambre, vous n’en sortirez pas sans m’avoir tout avoué ! » Je haussai les épaules. « Laissez-moi m’expliquer, continua-t-il. Votre déposition, naturellement, ne compte pas. Je n’en ai tenu aucun compte, non plus que la commission. – Tous mes regrets ! dis-je en souriant. – Mais la vérité est que vous devez tout savoir ! Vous tous, dans la chambrée B, vous savez ce qui en est. Et je vous demande quel sens il y a à poursuivre indéfiniment cette plaisanterie, ici, entre amis ! Allons, allons, décidez-vous ! – Je vous écoute avec intérêt, dis-je ; au fond, peut-être est-ce vous qui allez me renseigner ! » Le major Chevenix croisa lentement ses longues jambes. « Je comprends, fit-il, que vous ayez des précautions à garder. J’imagine qu’un serment aura été passé entre vous. Je comprends cela parfaitement. (Il me dévisageait ; tout en parlant, de ses yeux brillants et froids.) Et je comprends aussi que vous soyez particulièrement soucieux de tenir votre parole, étant donné qu’il s’agit là d’une affaire d’honneur. – D’une affaire d’honneur ? répétai-je, sur un ton étonné. – Alors, ce n’était pas une affaire d’honneur ? demanda-t-il. – Qu’est-ce qui l’était pas une affaire d’honneur ? Je ne vous suis pas ! » Le major ne fit aucun signe d’impatience. Il se borna à rester silencieux pendant un instant ; après quoi il reprit, de la même voix placide et bienveillante : « La commission et moi avons été d’accord pour ne pas tenir compte de votre témoignage. Mais il y avait une différence entre moi et les autres officiers : car je connaissais mon homme et ils ne le connaissaient pas. Ils voyaient en vous un soldat ordinaire, et moi je vous savais un gentleman. Pour eux, votre déposition n’était qu’un tissu de mensonges, et qu’ils n’écoutaient qu’en bâillant. Moi, je me demandais : “Jusqu’où un gentleman pourra-t-il aller dans cette voie ? Sûrement, il n’ira pas jusqu’à faire qu’un meurtre demeure impuni ?” Et ainsi, quand je vous entendis affirmer que vous ne saviez rien de l’affaire, et le reste, je traduisis votre témoignage d’une autre façon que mes collègues. Et maintenant, Champdivers, s’écria-t-il, en se relevant soudain et en allant vers moi, maintenant il faut que vous m’aidiez à tirer cela au clair ! Écoutez bien ce que je vais vous dire ! » Au même instant il posa lourdement sa main sur mon épaule ; et je suis tout à fait incapable, aujourd’hui encore, de me rappeler s’il continua son discours ou s’il s’arrêta tout de suite. Car, comme par une malchance diabolique, l’épaule sur laquelle il avait mis la main était celle que le ciseau de Goguelat avait entamée. La plaie n’était en somme qu’une égratignure ; mais l’étreinte du major Chevenix me mit à l’agonie. La tête me tournait, la sueur découlait de mon front ; et sans doute je devins d’une pâleur de mort. Chevenix retira sa main aussi soudainement qu’il l’avait posée. « Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. – Oh ! rien ! Une douleur ! C’est déjà passé ! – En êtes-vous sûr ? Vous êtes blanc comme un linge ! – Oh ! non, ce n’est rien, je vous assure ! Me voici de nouveau prêt à vous entendre ! dis-je, encore que j’eusse toutes les peines du monde à remuer ma langue. – Eh bien ! je reprends ! Pouvez-vous me suivre ? – Oh ! parfaitement ! répondis-je ; et j’essuyai mon visage, tout mouillé de sueur, avec la manche de ma veste. – C’est tout de même une douleur bien soudaine et bien vive qui vous est venue là ! fit le major d’un ton de doute. Mais enfin, puisque vous êtes sûr qu’elle est passée, je continue. Je vous disais donc que, naturellement, une affaire d’honneur entre vous devait être difficile à mener à bien, que sans doute même vous n’aviez pas pu songer à lui donner une forme tout à fait régulière. Et cependant un duel peut fort bien être irrégulier dans la forme et, en tel cas particulier, rester suffisamment loyal quant à ses effets. Me comprenez-vous ? Et maintenant, comme gentleman et comme soldat… » De nouveau il leva la main et s’avança vers moi. Je ne pus me résigner à une seconde angoisse : je me reculai. « Non, m’écriai-je, pas cela ! Ne mettez pas votre main sur mon épaule ! Je ne puis le supporter. C’est un rhumatisme ! me hâtai-je d’ajouter. Mon épaule est enflammée et me fait très mal. » Chevenix revint à sa chaise, se rassit, et alluma un cigare. « Je suis fâché de vous savoir malade ! dit-il enfin. Laissez-moi appeler le médecin ! – N’en faites rien, dis-je. C’est une bagatelle ! J’y suis tout à fait accoutumé ! Et puis, je ne crois pas aux médecins ! – Soit ! dit-il. Il resta assis et fuma quelque temps sans rien dire. J’aurais tout donné au monde pour rompre ce silence. – Eh bien ! reprit-il enfin, je crois qu’il ne me reste plus rien à apprendre ! Je crois que je peux dire que je sais tout ! – Sur quel sujet ? demandai-je héroïquement. – Sur l’affaire de Goguelat ! dit-il. – Je vous demande pardon…, je ne saisis pas… – Oh ! dit le major, la chose est bien simple : cet homme a été frappé en duel, et de votre main ! Je ne suis pas un enfant ! – Non, certes ! mais vous me paraissez être un grand constructeur d’hypothèses ! hasardai-je. – Voulez-vous que nous mettions mon hypothèse à l’épreuve ? demanda-t-il. Le cabinet du médecin est à deux pas d’ici. Si vous n’avez pas à l’épaule une plaie ouverte, c’est que je me trompe. Si vous en avez une… mais je vous engage à bien réfléchir avant de prendre un parti ! Car il y a un inconvénient grave à ce que nous tentions l’expérience : c’est que, alors, ce qui aurait pu rester une chose privée, entre nous, risque de devenir propriété publique. – Oh ! dans ce cas, dis-je en riant, tout plutôt qu’un médecin ! C’est une espèce que je ne puis souffrir ! » Ses dernières paroles m’avaient fort soulagé, mais j’étais encore loin de me sentir tout à fait à l’aise. Le major Chevenix continua fumer, regardant tantôt les cendres de son cigare et tantôt moi. « J’ai été moi-même un soldat, dit-il ensuite, et j’ai eu, moi aussi, à abattre mon homme. Je ne suis pas d’humeur à mettre quelqu’un dans la peine pour une affaire de ce genre, si seulement elle a été nécessaire, et correcte. Mais il faut que je sache si elle a été cela, et j’exige que vous m’en donniez votre parole d’honneur. Faute de quoi, j’en suis bien fâché, mais j’aurai à mander le médecin. – Je n’avoue et je ne dénie rien, répondis-je. Mais, si la formule que voici peut vous suffire, je vous donne ma parole, en tant que gentilhomme et en tant que soldat, qu’il ne s’est rien passé entre nous, dans la chambrée, qui n’ait été parfaitement honorable. – C’est bien ! dit-il. Voilà tout ce que je désirais savoir. Maintenant vous pouvez vous en aller, Champdivers ! » Et, comme je me préparais à sortir, il ajouta, avec un gros rire : « À propos, j’ai mille excuses à vous faire ; je n’avais pas la moindre idée que je vous appliquais la t*****e ! » Ce même jour, l’après-midi, notre médecin vint dans la cour, tenant à la main un morceau de papier. Il paraissait échauffé, et nullement en veine de politesse. « Holà ! cria-t-il, quel est donc celui d’entre vous qui parle anglais ? » Puis, m’apercevant : « Ah ! Justement, le voici ! Écoute un peu, animal ! Tu vas dire dans ta langue à tous ces gaillards que leur compagnon est en train de crever. Il a son affaire : il ne passera pas la soirée. Et dis-leur aussi que je n’envie pas les sentiments du coquin qui l’a embroché ! Allons, commence par leur dire tout ça ! » C’est ce que je fis. « Et maintenant, reprit le médecin, dis-leur que cet individu, ce Goggle, – que le diable emporte son nom ! – désire revoir quelques-uns de ses compagnons avant de se mettre en route pour son nouveau poste. Si j’ai bien compris ce qu’il dit, il demande à vous embrasser, ou à vous serrer la main, ou quelque autre sensiblerie du même genre. Est-ce compris ? D’ailleurs voici une liste qu’il nous a fait écrire ; lis-la tout haut, car je n’en viens pas à bout avec vos maudits noms ! et que les hommes nommés répondent présent en allant se ranger contre le mur ! » J’éprouvai un singulier mélange d’émotions diverses en lisant le premier nom inscrit sur la liste. Je n’avais aucun désir de contempler de nouveau mon malheureux ouvrage : toute ma chair frémissait à cette pensée ; et puis, quel accueil allais-je recevoir ? L’idée me vint de passer ce premier nom et de rester dans le préau. Mais, par bonheur, je ne m’arrêtai pas à cette idée, qui aurait pu me jouer un très vilain tour. J’allai vers le mur désigné, lus tout haut le nom « Champdivers », et me répondis à moi-même : « Présent ! » Nous étions une demi-douzaine, en tout, sur la liste. Dès que nous fûmes tous rangés contre le mur, le médecin nous conduisit à l’infirmerie, où nous le suivîmes en file, l’un derrière l’autre. À la porte, il s’arrêta et nous dit que « l’animal désirait voir séparément chacun de nous ». C’était une petite pièce blanchie à la chaux. Une fenêtre, donnant au midi, s’ouvrait sur une perspective immense et lointaine ; et, d’en bas, le bruit des roues montait clairement jusqu’à moi. Sur un petit lit, près de la fenêtre, gisait Goguelat. La vie n’était pas encore entièrement effacée de son visage, mais la marque de la mort s’y voyait déjà. Il y avait dans son sourire quelque chose de sauvage, d’inhumain, qui me saisit à la gorge. Et le pauvre diable semblait avoir honte lui-même de sa voix enrouée. Il étendit les bras vers moi, comme pour m’embrasser. Et je dus m’approcher de lui, malgré le frisson d’horreur qui me secouait tout entier. Mais il ne fit que coller ses lèvres à mon oreille. « Aie confiance en moi ! murmura-t-il. Je suis bon bougre, moi ! J’emporterai mon secret en enfer, pour le dire au diable ! » Mais pourquoi reproduirais-je la grossièreté de ses expressions ? Tout ce qu’il pensait et sentait, à cette heure suprême, était d’une noblesse admirable, encore qu’il ne sût point le traduire autrement que dans un langage de brute. Après m’avoir consolé et rassuré de son mieux, il me dit d’appeler le médecin ; et lorsque celui-ci se fut approché, mon pauvre Goguelat se souleva un peu dans son lit, désigna du doigt d’abord lui-même, puis moi, qui pleurais à son chevet, et répéta plusieurs fois les mots : « Amis, amis ; nous deux, amis ! » À ma grande surprise, le médecin sembla très ému. Il secoua vers nous sa petite tête à perruque ronde et dit, plusieurs fois de suite : « All right, Johnny, moi comprong ! » Alors Goguelat me serra encore les mains, et je sortis de la chambre en sanglotant comme un enfant. Dans la vie, et surtout depuis son emprisonnement, Goguelat était en général détesté ; mais, durant les trois jours de son agonie, sa magnifique constance lui avait gagné tous les cœurs ; et quand le bruit se répandit dans la prison, ce même soir, qu’il avait cessé de vivre, toutes les conversations s’arrêtèrent ou eurent lieu à voix basse, comme dans une maison en deuil. Quant à moi, j’étais vraiment comme un fou. Je ne pus fermer l’œil de toute la nuit. Je me répétais toujours que je l’avais tué, et que lui, en échange, avait fait l’impossible pour me protéger. Et tel est le profond illogisme de nos sentiments les meilleurs que, le lendemain matin, par l’excès même de mon remords, j’étais en humeur de chercher querelle au premier venu. Rencontrant le médecin, je lui demandai si la nouvelle était vraie. « Oui, me dit-il, l’animal est mort ! – A-t-il beaucoup souffert ? demandai-je. – Pas du tout. Il s’est éteint comme un mouton ! » Le petit médecin me considéra un moment, puis je vis qu’il portait la main au gousset de son gilet. « Tenez, me dit-il, prenez cela, et ne vous faites pas de mauvais sang ! » – Il me mit dans la main une petite pièce de quatre sous en argent, et s’éloigna. J’aurais dû garder cette pièce pour la faire encadrer sur le mur, en souvenir du seul acte de charité qu’eût jamais fait, à ma connaissance, le médecin de la prison. Mais, au lieu de cela, je courus aux remparts, tout tremblant d’irritation et de honte ; et je jetai la pièce en l’air, bien loin, comme le prix du sang.
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