II - Histoire d’une Paire de Ciseaux

2169 Words
II Histoire d’une Paire de CiseauxJ’étais encore plongé dans ces réflexions lorsque sonna la cloche qui renvoyait nos visiteurs. Aussitôt notre petit marché se ferma, et nous nous précipitâmes tous vers la cuisine, où l’on distribuait à chacun de nous sa ration du soir ; car nous avions le droit de nous installer, pour manger, où bon nous semblait. Comme je l’ai dit déjà, la conduite de bon nombre de nos visiteurs était offensante pour nous intolérablement ; elle l’était, sans doute, beaucoup plus encore que ces visiteurs ne se l’imaginaient, de même que le public, dans une ménagerie, doit offenser de mille façons, qu’il ne soupçonne pas, les nobles et infortunés animaux enfermés derrière les barreaux. Et je dois ajouter que quelques-uns de mes compagnons étaient peut-être aussi plus susceptibles que de raison. Ces vieux grognards, d’origine paysanne, accoutumés depuis l’enfance à passer en triomphateurs parmi des populations soumises et tremblantes, ne se résignaient point à leur nouvelle condition. Il y avait là, en particulier, un homme appelé Goguelat, une brute de la plus belle eau, qui n’avait jamais rien connu de la civilisation que sous la forme de la discipline militaire, et qui cependant, par son héroïque bravoure, s’était élevé au grade de maréchal des logis au 22e de ligne. Autant qu’une brute peut être un bon soldat, c’était un excellent soldat ; la croix d’honneur brillait sur sa poitrine, et galamment gagnée ; mais, pour tout ce qui n’était pas sa consigne, ce Goguelat était bien le plus grossier, le plus ignorant, le plus hargneux pilier de cabaret. En ma qualité de gentilhomme et d’homme ayant reçu une bonne éducation, j’étais le type de ce qu’il comprenait le moins au monde, et détestait le plus. La simple vue de nos visiteurs le plongeait chaque soir, dans un transport de colère, dont il ne manquait pas de s’épancher ensuite sur la première victime qui lui tombait sous la main, mais plus souvent encore sur moi que sur les autres. C’est à moi qu’il s’en prit, de nouveau, ce jour-là. Je venais à peine de m’asseoir dans un coin de la cour, avec ma ration, lorsque je le vis s’approcher de moi. Il avait une mine de gaîté haineuse ; une troupe de jeunes sots le suivait avec des regards d’attente ; je vis tout de suite que j’allais encore devenir l’objet de quelqu’une de ses basses et fâcheuses plaisanteries. En effet, il s’assit près de moi, étala sa ration sur le sable, but à ma santé sa pinte de bière, par dérision, et commença. Ce qu’il me dit, je rougirais de le répéter ici ; mais ses admirateurs, à chacun de ses mots, se tordaient de rire. Pour ma part, je crus d’abord que j’allais mourir de honte et de fureur. Jamais je n’aurais soupçonné que le misérable eût observé tant de choses ; mais on a raison de dire que la haine aiguise les oreilles ; car non seulement il savait le nombre de mes entrevues avec la jeune fille : il avait encore retenu le nom de Flora. Peu à peu, en l’entendant, je repris mes esprits ; mais ce fut pour me laisser aller à un élan de rage qui me surprit moi-même. « As-tu bientôt fini ? m’écriai-je. Parce que, quand ce sera fait, j’aurai à mon tour deux mots à dire ! – À votre aise, monseigneur ! répondit-il. On vous écoute ! La parole est au marquis de Carabas. – Parfait ! dis-je alors. Eh bien ! Goguelat, écoute-moi à ton tour et tiens-toi tranquille, si tu ne veux pas que je te prenne pour un lâche, car il y a là-bas un gardien qui a les yeux tournés de notre côté ! Tu as osé parler en de certains termes d’une certaine jeune dame qui pourrait être ta fille, et qui a la bonté de me faire l’aumône, ainsi qu’à plusieurs autres d’entre nous. Si l’empereur – je saluai – si mon empereur pouvait t’entendre, il arracherait la croix de ta vile poitrine ! Moi, je ne le ferai point ; je n’ai pas le droit de reprendre ce qu’à donne notre maître. Mais il y a une chose que je puis te certifier, Goguelat : je puis te certifier que, cette nuit même, je te couperai la gorge ! » J’avais tellement eu à supporter de sa part, et je l’avais supporté avec tant de patience, jusque-là, que sans doute il s’était attendu à pouvoir toujours continuer impunément ; aussi parut-il d’abord stupéfait. Mais j’eus le plaisir de comprendre que quelques-unes de mes expressions l’avaient touché au vif ; et puis l’animal était vraiment un héros, pour la bravoure, et rien ne l’intéressait autant que de se battre. Au reste, quoi qu’il en fût de ses sentiments, il eut vite fait de se ressaisir, et je dois ajouter, pour lui rendre justice, qu’il prit la chose magnifiquement. « Et moi, dit-il, par les cornes du diable, je vous certifie que vous me trouverez à votre disposition ! » Après quoi il but de nouveau à ma santé, et je lui rendis la même politesse. La nouvelle de ma provocation ne tarda pas à se répandre à travers la prison. Tous les visages s’illuminèrent, comme ceux des spectateurs sur un champ de courses ; et, en vérité, il faut avoir vécu d’abord la vie active d’un soldat de l’empereur, et s’être ensuite trouvé condamné à l’ennui d’une geôle, pour pouvoir bien comprendre, et peut-être excuser, le ravissement éprouvé par nos compagnons. Goguelat et moi couchions tous deux dans la même chambrée, ce qui simplifiait grandement les choses. Un comité d’honneur fut donc formé, dont firent partie les douze hommes de notre chambrée. Ils choisirent pour président un sergent-major du quatrième dragon, le type de la vieille barbe, excellent militaire, et excellent homme. Il prit ses fonctions tout à fait au sérieux, vint s’entretenir successivement avec chacun de nous deux, et alla rendre compte au comité de nos deux réponses. La mienne avait été aussi ferme qu’il convenait. J’avais, dit au sergent-major que la jeune dame au sujet de laquelle Goguelat s’était exprimé en termes incivils m’avait, à plusieurs reprises, donné des aumônes. J’avais rappelé que, sans doute, c’était chose nouvelle pour nous d’en être réduits à tendre la main sous prétexte de vendre des tabatières ou des boîtes à pilules, et que nous avions tous vu, jadis, des bandits qui, après avoir sollicité et obtenu des passants quelque charité, avaient trouvé bon de railler ou d’injurier leurs bienfaiteurs. « Mais, – ajoutai-je, – j’ai confiance que personne de nous ne tombera aussi bas. Comme Français et comme soldat, je dois à cette jeune dame de la reconnaissance. Je me sais cru tenu de protéger son honneur et de défendre celui de l’armée. Vous qui êtes mon aîné et mon supérieur en grade, dites-moi si je n’ai pas eu ma raison ? » Le sergent-major était un vieux bonhomme doux et tranquille. Il me donna un petit coup sur l’épaule, avec trois doigts, me dit : « C’est bien, mon enfant ! » et s’en retourna vers son comité. Goguelat, naturellement, ne fut pas plus accommodant que moi-même. « Je n’aime pas les excuses, ni ceux qui les font ! » Ce fut sa seule réponse. Et rien ne resta plus qu’à arranger les détails de la rencontre. Pour ce qui était du temps et de l’heure, nous n’avions pas le choix. Notre affaire devait se régler la nuit, dans l’obscurité, tout de suite après le passage d’une ronde ; et cela devait se faire dans l’espace libre ouvert au milieu du hangar qui nous servait de chambrée. La question des armes était plus embarrassante. Nous possédions bien un certain nombre d’outils, que nous employions à fabriquer nos petits jouets ; mais aucun d’eux ne convenait pour un combat singulier entre hommes civilisés ; sans compter que, ces outils étant de forme et de dimensions différentes, on n’aurait pu, avec eux, égaliser les chances des combattants. Enfin, quelqu’un eut une idée. On dévissa une paire de ciseaux et l’on fixa chacune des deux pointes à l’extrémité d’une baguette flexible, après avoir coupé les deux baguettes à longueur égale. Je ne saurais décrire l’étrange impression que j’éprouvais à tenir dans ma main une telle arme, qui n’était pas plus lourde qu’une cravache, et dont on avait peine à supposer qu’elle fût plus dangereuse. Toute la chambrée jura ensuite solennellement que personne n’interviendrait dans le duel, ni, en cas d’accident grave, ne trahirait le nom du survivant. Après quoi, tout se trouvant ainsi préparé, nous nous recueillîmes dans l’attente du moment. Le soir descendit, nuageux et sombre. Pas une seule étoile ne brillait au ciel lorsque, comme d’habitude, la première ronde passa par notre chambrée, et poursuivit son tour le long des remparts. Quand nous prîmes nos places, nous entendions encore, dominant les murmures de la ville qui nous entourait, le cri des sentinelles au passage de la ronde. Leclos, le sergent-major, nous mit en position, joignit nos baguettes, et nous laissa. Pour éviter les taches de sang sur nos effets, mon adversaire et moi nous étions mis tout nus, et le froid de la nuit enveloppait nos corps comme d’un drap mouillé. Goguelat était plus habile que moi à l’escrime ; il était, en outre, plus grand que moi, et plus fort en proportion. Dans l’obscurité, d’encre de la chambrée je ne parvenais pas même à voir ses yeux ; et l’idée d’une parade m’était rendue plus impossible encore par l’extrême souplesse des baguettes. Je résolus donc, de profiter, autant que possible, de mon défaut même. Aussitôt le signal donné, je me baisserais, et foncerais au même instant ! C’était jouer ma vie sur une carte : si je ne blessais pas gravement l’adversaire, aucune défense ne me resterait. Et j’avais surtout un petit frisson de terreur à la pensée que, si j’échouais, c’était sur mon visage et mes yeux que l’animal se trouverait tout naturellement conduit à porter ses coups. « Allez ! » dit le sergent-major. Au même instant nous fonçâmes tous les deux avec une égale furie, et, sans ma feinte, nous nous serions sûrement embrochés tous les deux. Goguelat, dans l’espèce, se borna à me blesser à l’épaule, tandis que ma pointe lui pénétra dans le ventre, au-dessous de la ceinture ; et sa grosse masse humaine, tombant sur moi de toute sa hauteur, me précipita sur le sol, sans connaissance. Quand je revins à moi, j’étais étendu sur mon lit ; et je pus distinguer dans les ténèbres une douzaine de têtes massées autour de moi. Je me redressai. « Qu’y a-t-il ? » m’écriai-je. « Chut ! dit le sergent-major, Dieu merci, tout va bien ! » Je sentis qu’il cherchait ma main, à tâtons ; et il avait des larmes dans la voix. « Rien qu’une égratignure, mon enfant ; et puis voici votre vieux papa, qui va bien vous soigner ! Votre épaule est bandée comme il faut ; nous vous avons remis vos vêtements sur le corps ; tout ira bien ! » La mémoire commençait à me revenir. « Et Goguelat ? » murmurai-je. « Impossible de le remuer ! Il a le ventre crevé. Mauvaise affaire ! dit le sergent-major. » L’idée d’avoir tué un homme avec la moitié d’une paire de ciseaux m’atterra. Je crois bien que, si j’en avais tué une douzaine avec un fusil, un sabre, une baïonnette, n’importe quelle arme régulière, je n’en aurais pas éprouvé un remords aussi angoissant. Je courus vers mon malheureux adversaire, je m’agenouillai près de lui, et ne pus que sangloter son nom. Il fit de son mieux pour me tranquilliser. « Tu m’as donné la clef des champs, camarade ! me dit-il. Mais, tu sais, sans rancune ! » À ces mots, mon horreur redoubla. Ainsi, c’était nous, deux Français exilés, qui avions engagé l’un contre l’autre un combat tout aussi sauvage que les batailles des bêtes ! Et cet homme, qui avait été toute sa vie une brute achevée, le voici qui mourait, en terre étrangère, de cette blessure sans nom ; le voici qui attendait la mort avec la bonne grâce héroïque d’un Bayard ! J’insistai pour que l’on appelât les gardiens et qu’on fît venir un médecin. « Peut-être parviendra-t-on à le sauver ! » criais-je en pleurant. Mais le sergent-major me rappela notre promesse : « Si c’est vous qui aviez été atteint, dit-il, nous aurions eu à vous laisser là jusqu’au moment où la patrouille serait revenue et vous aurait ramassé. Il se trouve que la chance a tourné contre Goguelat. Le pauvre garçon doit se résigner comme vous auriez fait ! Allons, mon enfant, vite, dans votre lit ! » Et, comme je résistais encore : « Champdivers ! me dit-il, c’est de l’enfantillage ! vous me faites de la peine ! – Allons ! tout de suite sur vos paillasses, tas de fichus bougres ! dit Goguelat, en s’efforçant de rire pour nous rassurer. » Chacun de nous revint donc vers son lit, dans les ténèbres ; et feignit de dormir. La soirée n’était pas encore très avancée. La ville, à nos pieds, de très loin, nous envoyait un bruit confus de roues et de voix. Et bientôt le rideau des nuages se déchira, nous laissant voir, par les fenêtres de la chambrée, la foule des étoiles sur le fond bleu du ciel. Cependant le pauvre Goguelat gisait toujours au milieu de nous, et nous entendions que, par instants, il ne pouvait pas s’empêcher de pousser un grognement. Puis nous entendîmes arriver la ronde. Peu à peu, nous l’entendîmes traverser la cour, dépasser les sentinelles, s’approcher de nous. Enfin, elle tourna le coin des remparts et s’offrit à nos yeux : quatre soldats, précédés d’un caporal qui tenait une lanterne et l’agitait à droite et à gauche, de façon à en projeter la lumière dans tous les recoins. « Holà ! s’écria le caporal, s’arrêtant tout à coup devant le corps de Goguelat. » Il se baissa avec sa lanterne. Tous nos cœurs s’interrompirent de battre. « Que diable est-ce là ? » fit-il. Puis, d’une voix vibrante, il appela du renfort. Aussitôt nous voici tous sur pied. D’autres lanternes, d’autres soldats se pressent devant la chambrée. Un officier se fraie un chemin parmi eux, à coups de coudes. Et, au milieu de la chambrée, s’étend l’énorme corps, tout nu, taché de sang. L’un de nous lui avait mis sa couverture sur le ventre ; mais le malheureux se secouait si fort qu’il n’avait point tardé à se découvrir. « Ceci est un meurtre ! » déclara l’officier. Puis, s’adressant à nous : « Satanés animaux, nous verrons à régler cette affaire-là avec vous demain matin ! » Le malheureux Goguelat fut soulevé, étendu sur un brancard. Avant de quitter la chambrée, nous l’entendîmes qui faisait un dernier effort pour nous crier joyeusement adieu.
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