10 octobre.
J’étais arrivée à trois heures après midi. Vers cinq heures et demie, Rose est venue me dire que ma mère était rentrée, et je suis descendue pour lui rendre mes respects. Ma mère occupe au rez-de-chaussée un appartement disposé, comme le mien, dans le même pavillon. Je suis au-dessus d’elle, et nous avons le même escalier dérobe. Mon père est dans le pavillon oppose ; mais, comme du côté de la cour il a de plus l’espace que prend dans le nôtre le grand escalier, son appartement est beaucoup plus vaste que les nôtres. Malgré les devoirs de la position que le retour des Bourbons leur a rendue, mon père et ma mère continuent d’habiter le rez-de-chaussée et peuvent y recevoir, tant sont grandes les maisons de nos pères. J’ai trouvé ma mère dans son salon, où il n’y a rien de changé. Elle était habillée. De marche en marche je m’étais demandé comment serait pour moi cette femme, qui a été si peu mère que je n’ai reçu d’elle en huit ans que les deux lettres que tu connais. En pensant qu’il était indigne de moi de jouer une tendresse impossible, je m’étais composte en religieuse idiote, et suis entrée assez embarrassée intérieurement. Cet embarras s’est bientôt dissipé. Ma mère a été d’une grâce parfaite ; elle ne m’a pas témoigné de fausse tendresse, elle n’a pas été froide, elle ne m’a pas traitée en étrangère, elle ne m’a pas mise dans son sein comme une fille aimée ; elle m’a reçue comme si elle m’eût vue la veille, elle a été la plus douce, la plus sincère amie ; elle m’a parlé comme à une femme faite, et m’a d’abord embrassée au front. – « Ma chère petite, si vous devez mourir au couvent, m’a-t-elle dit, il vaut mieux vivre au milieu de nous. Vous trompez les desseins de votre père et les miens, mais nous ne sommes plus au temps où les parents étaient aveuglément obéis. L’intention de monsieur de Chaulieu, qui s’est trouvée d’accord avec la mienne, est de ne rien négliger pour vous rendre la vie agréable et de vous laisser voir le monde. À votre âge, j’eusse pensé comme vous ; ainsi je ne vous en veux point : vous ne pouvez comprendre ce que nous vous demandions. Vous ne me trouverez point d’une sévérité ridicule. Si vous avez soupçonné mon cœur, vous reconnaîtrez bientôt que vous vous trompiez. Quoique je veuille vous laisser parfaitement libre, je crois que pour les premiers moments vous ferez sagement d’écouter les avis d’une mère qui se conduira comme une sœur avec vous. » La duchesse parlait d’une voix douce, et remettait en ordre ma pèlerine de pensionnaire. Elle m’a séduite. À trente-huit ans, elle est belle comme un ange ; elle a des yeux d’un noir bleu, des cils comme des soies, un front sans plis, un teint blanc et rose à faire croire qu’elle se farde, des épaules et une poitrine étonnantes, une taille cambrée et mince comme la tienne, une main d’une beauté rare, c’est une blancheur de lait ; des ongles où séjourne la lumière, tant ils sont polis ; le petit doigt légèrement écarté, le pouce d’un fini d’ivoire. Enfin elle a le pied de sa main, le pied espagnol de mademoiselle de Vandenesse. Si elle est ainsi à quarante, elle sera belle encore à soixante ans.
J’ai répondu, ma biche, en fille soumise. J’ai été pour elle ce qu’elle a été pour moi, j’ai même été mieux : sa beauté m’a vaincue, je lui ai pardonné son abandon, j’ai compris qu’une femme comme elle avait été entraînée par son rôle de reine. Je le lui ai dit naïvement comme si j’eusse causé avec toi. Peut-être ne s’attendait-elle pas à trouver un langage d’amour dans la bouche de sa fille ? Les sincères hommages de mon admiration l’ont infiniment touchée : ses manières ont changé, sont devenues plus gracieuses encore ; elle a quitté le vous. – « Tu es une bonne fille, et j’espère que nous resterons amies. » Ce mot m’a paru d’une adorable naïveté. Je n’ai pas voulu lui faire voir comment je le prenais, car j’ai compris aussitôt que je dois lui laisser croire qu’elle est beaucoup plus fine et plus spirituelle que sa fille. J’ai donc fait la niaise, elle a été enchantée de moi. Je lui ai baisé les mains à plusieurs reprises en lui disant que j’étais bien heureuse qu’elle agît ainsi avec moi, que je me sentais à l’aise, et je lui ai même confié ma terreur. Elle a souri, m’a prise par le cou pour m’attirer à elle et me b****r au front par un geste plein de tendresse, – « Chère enfant, a-t-elle dit, nous avons du monde à dîner aujourd’hui, vous penserez peut-être comme moi qu’il vaut mieux attendre que la couturière vous ait habillée pour faire votre entrée dans le monde ; ainsi, après avoir vu votre père et votre frère, vous remonterez chez vous. » Ce à quoi j’ai de grand cœur acquiescé. La ravissante toilette de ma mère était la première révélation de ce monde entrevu dans nos rêves ; mais je ne me suis pas senti le moindre mouvement de jalousie. Mon père est entré. – « Monsieur, voilà votre fille, » lui a dit la duchesse.
Mon père a pris soudain pour moi les manières les plus tendres ; il a si parfaitement joué son rôle de père que je lui en ai cru le cœur. – « Vous voilà donc, fille rebelle ! » m’a-t-il dit en me prenant les deux mains dans les siennes et me les baisant avec plus de galanterie que de paternité. Et il m’a attirée sur lui, m’a prise par la taille, m’a serrée pour m’embrasser sur les joues et au front. – « Vous réparerez le chagrin que nous cause votre changement de vocation par les plaisirs que nous donnerons vos succès dans le monde. – Savez-vous, madame, qu’elle sera fort jolie et que vous pourrez être fière d’elle un jour ? – Voici votre frère Rhétoré. – Alphonse, dit-il à un beau jeune homme qui est entré, voilà votre sœur la religieuse qui veut jeter le froc aux orties. »
Mon frère est venu sans trop se presser, m’a pris la main et me l’a serrée. – « Embrassez-la donc, » lui a dit le duc. Et il m’a baisée sur chaque joue. – « Je suis enchanté de vous voir, ma sœur, m’a-t-il dit, et je suis de votre parti contre mon père. » Je l’ai remercié ; mais il me semble qu’il aurait bien pu venir à Blois, quand il allait à Orléans voir notre frère le marquis à sa garnison. Je me suis retirée en craignant qu’il n’arrivât des étrangers. J’ai fait quelques rangements chez moi, j’ai mis sur le velours ponceau de la belle table tout ce qu’il me fallait pour t’écrire en songeant à ma nouvelle position.
Voilà, ma belle biche blanche, ni plus ni moins, comment les choses se sont passées au retour d’une jeune fille de dix-huit ans, après une absence de neuf années, dans une des plus illustres familles du royaume. Le voyage m’avait fatiguée, et aussi les émotions de ce retour en famille : je me suis donc couchée comme au couvent, à huit heures, après avoir soupé. L’on a conservé jusqu’à un petit couvert de porcelaine de Saxe que cette chère princesse gardait pour manger seule chez elle, quand elle en avait la fantaisie.