I - A mademoiselle Renée de Maucombe-1

2821 Words
I À mademoiselle Renée de Maucombe Paris, septembre. Ma chère biche, je suis dehors aussi, moi ! Et si tu ne m’as pas écrit à Blois, je suis aussi la première à notre joli rendez-vous de la correspondance. Relève tes beaux yeux noirs attachés sur ma première phrase, et garde ton exclamation pour la lettre où je te confierai mon premier amour. On parle toujours du premier amour ; il y en a donc un second ? Tais-toi ! me diras-tu ; dis-moi plutôt, me demanderas-tu, comment tu es sortie de ce couvent où tu devais faire ta profession ? Ma chère, quoi qu’il arrive aux Carmélites, le miracle de ma délivrance est la chose la plus naturelle. Les cris d’une conscience épouvantée ont fini par l’emporter sur les ordres d’une politique inflexible, voilà tout. Ma tante, qui ne voulait pas me voir mourir de consomption, a vaincu ma mère, qui prescrivait toujours le noviciat comme seul remède à ma maladie. La noire mélancolie où je suis tombée après ton départ a précipité cet heureux dénouement. Et je suis dans Paris, mon ange, et je te dois ainsi le bonheur d’y être. Ma Renée, si tu m’avais pu voir, le jour où je me suis trouvée sans toi, tu aurais été fière d’avoir inspiré des sentiments si profonds à un cœur si jeune. Nous avons tant rêvé de compagnie, tant de fois déployé nos ailes et tant vécu en commun, que je crois nos âmes soudées l’une à l’autre, comme étaient ces deux filles hongroises dont la mort nous a été racontée par monsieur Beauvisage, qui n’était certes pas l’homme de son nom : jamais médecin de couvent ne fut mieux choisi. N’as-tu pas été malade en même temps que ta mignonne ? Dans le morne abattement où j’étais, je ne pouvais que reconnaître un à un les liens qui nous unissent ; je les ai crus rompus par l’éloignement, j’ai été prise de dégoût pour l’existence comme une tourterelle dépareillée, j’ai trouvé de la douceur à mourir, et je mourais tout doucettement. Être seule aux Carmélites, à Blois, en proie à la crainte d’y faire ma profession sans la préface de mademoiselle de la Vallière et sans ma Renée ! mais c’était une maladie, une maladie mortelle. Cette vie monotone où chaque heure amène un devoir, une prière, un travail si exactement les mêmes, qu’en tous lieux on peut dire ce que fait une carmélite à telle ou telle heure du jour ou de la nuit ; cette horrible existence où il est indifférent que les choses qui nous entourent soient ou ne soient pas, était devenue pour nous la plus variée : l’essor de notre esprit ne connaissait point de bornes, la fantaisie nous avait donné la clef de ses royaumes, nous étions tour à tour l’une pour l’autre un charmant hippogriffe, la plus alerte réveillait la plus endormie, et nos âmes folâtraient à l’envi en s’emparant de ce monde qui nous était interdit. Il n’y avait pas jusqu’à la vie des Saints qui ne nous aidât à comprendre les choses les plus cachées ! Le jour où ta douce compagnie m’était enlevée, je devenais ce qu’est une carmélite à nos yeux, une Danaïde moderne qui, au lieu de chercher à remplir un tonneau sans fond, tire tous les jours, de je ne sais quel puits, un seau vide, espérant l’amener plein. Ma tante ignorait notre vie intérieure. Elle n’expliquait point mon dégoût de l’existence, elle qui s’est fait un monde céleste dans les deux arpents de son couvent. Pour être embrassée à nos âges, la vie religieuse veut une excessive simplicité que nous n’avons pas, ma chère biche, ou l’ardeur du dévouement qui rend ma tante une sublime créature. Ma tante s’est sacrifiée à un frère adoré ; mais qui peut se sacrifier à des inconnus ou à des idées. Depuis bientôt quinze jours, j’ai tant de folles paroles rentrées, tant de méditations enterrées au cœur, tant d’observations à communiquer et de récits à faire qui ne peuvent être faits qu’à toi, que sans le pis-aller des confidences écrites substituées à nos chères causeries, j’étoufferais. Combien la vie du cœur nous est nécessaire ! Je commence mon journal ce matin en imaginant que le tien est commencé, que dans peu de jours je vivrai au fond de ta belle vallée de Gémenos dont je ne sais que ce que tu m’en as dit, comme tu vas vivre dans Paris dont tu ne connais que ce que nous en rêvions. Or donc, ma belle enfant, par une matinée qui demeurera marquée d’un sinet rose dans le livre de ma vie, il est arrivé de Paris une demoiselle de compagnie et Philippe, le dernier valet de chambre de ma grand-mère, envoyés pour m’emmener. Quand, après m’avoir fait venir dans sa chambre, ma tante m’a en dit cette nouvelle, la joie m’a coupé la parole, je la regardais d’un air hébété. « Mon enfant, m’a-t-elle dit de sa voix gutturale, tu me quittes sans regret, je le vois ; mais cet adieu n’est pas le dernier, nous nous reverrons : Dieu t’a marquée au front du signe des élus, tu as l’orgueil qui mène également au ciel et à l’enfer, mais tu as trop de noblesse pour descendre ! je te connais mieux que tu ne te connais toi-même : la passion ne sera pas chez toi ce qu’elle est chez les femmes ordinaires. » Elle m’a doucement attirée sur elle et baisée au front en m’y mettant ce feu qui la dévore, qui a noirci l’azur de ses yeux, attendri ses paupières, ridé ses tempes dorées et jauni son beau usage. Elle m’a donné la peau de poule. Avant de répondre, je lui ai baisé les mains. – « Chère tante, ai-je dit, si vos adorables bontés ne m’ont pas fait trouver votre Paraclet salubre au corps et doux au cœur, je dois verser tant de larmes pour y revenir, que vous ne sauriez souhaiter mon retour. Je ne veux retourner ici que trahie par mon Louis XIV, et si j’en attrape un, il n’y a que la mort pour me l’arracher ! Je ne craindrai point les Montespan. – Allez, folle, dit-elle en souriant, ne laissez point ces idées vaines ici, emportez-les ; et sachez que vous êtes plus Montespan que La Vallière. » Je l’ai embrassée. La pauvre femme n’a pu s’empêcher de me conduire à la voiture, où ses yeux se sont tour à tour fixés sur les armoiries paternelles et sur moi. La nuit m’a surprise à Beaugency, plongée dans un engourdissement moral qu’avait provoqué ce singulier adieu. Que dois-je donc trouver dans ce monde si fort désiré ? D’abord, je n’ai trouvé personne pour me recevoir, les apprêts de mon cœur ont été perdus : ma mère était au bois de Boulogne, mon père était au conseil ; mon frère, le duc de Rhétoré, ne rentre jamais, m’a-t-on dit, que pour s’habiller, avant le dîner. Mademoiselle Griffith (elle a des griffes) et Philippe m’ont conduite à mon appartement. Cet appartement est celui de cette grand-mère tant aimée, la princesse de Vaurémont à qui je dois une fortune quelconque, de laquelle personne ne m’a rien dit. À ce passage, tu partageras la tristesse qui m’a saisie en entrant dans ce lieu consacré par mes souvenirs. L’appartement était comme elle l’avait laissé ! J’allais coucher dans le lit où elle est morte. Assise sur le bord de sa chaise longue, je pleurai sans voir que je n’étais pas seule, je pensai que je m’y étais souvent mise à ses genoux pour mieux l’écouler. De la j’avais vu son visage perdu dans ses dentelles rousses, et maigri par l’âge autant que par les douleurs de l’agonie. Cette chambre me semblait encore chaude de la chaleur qu’elle y entretenait. Comment se fait-il que mademoiselle Armande-Louise-Marie de Chaulieu soit obligée, comme une paysanne, de se coucher dans le lit de sa mère, presque le jour de sa mort ? car il me semblait que la princesse, morte en 1817, avait expiré la veille. Cette chambre m’offrait des choses qui ne devaient pas s’y trouver, et qui prouvaient combien les gens occupés des affaires du royaume sont insouciants des leurs, et combien, une fois morte, on a peu pensé à cette noble femme, qui sera l’une des grandes figures féminines du dix-huitième siècle. Philippe a quasiment compris d’où venaient mes larmes. Il m’a dit que par son testament la princesse m’avait légué ses meubles. Mon père laissait d’ailleurs les grands appartements dans l’état où les avait mis la Révolution. Je me suis levée alors, Philippe m’a ouvert la porte du petit salon qui donne sur l’appartement de réception, et je l’ai retrouvé dans le délabrement que je connaissais : les dessus de portes qui contenaient des tableaux précieux montrent leurs trumeaux vides, les marbres sont cassés, les glaces ont été enlevées. Autrefois, j’avais peur de monter le grand escalier et de traverser la vaste solitude de ces hautes salles, j’allais chez la princesse par un petit escalier qui descend sous la voûte du grand et qui mène à la porte dérobée de son cabinet de toilette. L’appartement, composé d’un salon, d’une chambre à coucher, et de ce joli cabinet en vermillon et or dont je t’ai parlé, occupe le pavillon du côté des Invalides. L’hôtel n’est séparé du boulevard que par un mur couvert de plantes grimpantes, et par une magnifique allée d’arbres qui mêlent leurs touffes à celles des ormeaux de la contre-allée du boulevard. Sans le dôme or et bleu, sans les masses grises des Invalides, on se croirait dans une forêt. Le style de ces trois pièces et leur place annoncent l’ancien appartement de parade des duchesses de Chaulieu, celui des ducs doit se trouver dans le pavillon opposé ; tous deux sont décemment séparés par les deux corps de logis et par le pavillon de la façade où sont ces grandes salles obscures et sonores que Philippe me montrait encore dépouillées de leur splendeur, et telles que je les avais vues dans mon enfance. Philippe prit un air confidentiel en voyant l’étonnement peint sur ma figure. Ma chère, dans cette maison diplomatique, tous les gens sont discrets et mystérieux. Il me dit alors qu’on attendait une loi par laquelle on rendrait aux émigrés la valeur de leurs biens. Mon père recule la restauration de son hôtel jusqu’au moment de cette restitution. L’architecte du roi avait évalué la dépense à trois cent mille livres. Cette confidence eut pour effet de me rejeter sur le sofa de mon salon. Eh ! quoi, mon père, au lieu d’employer cette somme à me marier, me laissait mourir au couvent ? Voilà la réflexion que j’ai trouvée sur le seuil de cette porte. Ah ! Renée, comme je me suis appuyé la tête sur ton épaule, et comme je me suis reportée aux jours où ma grand-mère animait ces deux chambres ! Elle qui n’existe que dans mon cœur, toi qui es à Maucombe, à deux cents lieues de moi, voilà les seuls êtres qui m’aiment ou m’ont aimée. Cette chère vieille au regard si jeune voulait s’éveiller à ma voix. Comme nous nous entendions ! Le souvenir a changé tout à coup les dispositions où j’étais d’abord. J’ai trouvé je ne sais quoi de saint à ce qui venait de me paraître une profanation. Il m’a semblé doux de respirer la vague odeur de poudre à la maréchale qui subsistait là, doux de dormir sous la protection de ces rideaux en damas jaune à dessins blancs où ses regards et son souffle ont dû laisser quelque chose de son âme. J’ai dit à Philippe de rendre leur lustre aux mêmes objets, de donner à mon appartement la vie propre à l’habitation. J’ai moi-même indiqué comment je voulais y être, en assignant à chaque meuble une place. J’ai passé la revue en prenant possession de tout, en disant comment se pouvaient rajeunir ces antiquités que j’aime. La chambre est d’un blanc un peu terni par le temps, comme aussi l’or des folâtres arabesques montre en quelques endroits des teintes rouges ; mais ces effets sont en harmonie avec les couleurs passées du tapis de la Savonnerie qui fut donné par Louis XV à ma grand-mère, ainsi que son portrait. La pendule est un présent du maréchal de Saxe. Les porcelaines de la cheminée viennent du maréchal de Richelieu. Le portrait de ma grand-mère, prise à vingt-cinq ans, est dans un cadre ovale, en face de celui du roi. Le prince n’y est point. J’aime cet oubli franc, sans hypocrisie, qui peint d’un trait ce délicieux caractère. Dans une grande maladie que fit ma tante, son confesseur insistait pour que le prince, qui attendait dans le salon, entrât. – Avec le médecin et ses ordonnances, a-t-elle dit. Le lit est à baldaquin, à dossiers rembourrés ; les rideaux sont retroussés par des plis d’une belle ampleur ; les meubles sont en bois doré, couverts de ce damas jaune à fleurs blanches, également drapé aux fenêtres, et qui est doublé d’une étoffe de soie blanche qui ressemble à de la moire. Les dessus de porte sont peints je ne sais par qui, mais ils représentent un lever du soleil et un clair de lune. La cheminée est traitée fort curieusement. On voit que dans le siècle dernier on vivait beaucoup au coin du feu. Là se passaient de grands évènements : le foyer de cuivre doré est une merveille de sculpture, le chambranle est d’un fini précieux, la pelle et les pincettes sont délicieusement travaillées, le soufflet est un bijou. La tapisserie de l’écran vient des Gobelins, et sa monture est exquise ; les folles figures qui courent le long, sur les pieds, sur la barre d’appui, sur les branches, sont ravissantes ; tout en est ouvragé comme un éventail. Qui lui avait donné ce joli meuble qu’elle aimait beaucoup ? Je voudrais le savoir. Combien de fois je l’ai vue, le pied sur la barre, enfoncée dans sa bergère, sa robe à demi relevée sur le genou par son attitude, prenant, remettant et reprenant sa tabatière sur la tablette entre sa boîte à pastilles et ses mitaines de soie ! Était-elle coquette ? Jusqu’au jour de sa mort elle a eu soin d’elle comme si elle se trouvait au lendemain de ce beau portrait, comme si elle attendait la fleur de la cour qui se pressait autour d’elle. Cette bergère m’a rappelé l’inimitable mouvement qu’elle donnait à ses jupes en s’y plongeant. Ces femmes du temps passé emportent avec elles certains secrets qui peignent leur époque. La princesse avait des airs de tête, une manière de jeter ses mots et ses regards, au langage particulier que je ne retrouvais point chez ma mère : il s’y trouvait de la finesse et de la bonhomie, du dessein sans apprêt. Sa conversation était à la fois prolixe et laconique. Elle contait bien et peignait en trois mots. Elle avait surtout cette excessive liberté de jugement qui certes a influé sur la tournure de mon esprit. De sept à dix ans, j’ai vécu dans ses poches ; elle aimait autant à m’attirer chez elle que j’aimais à y aller. Cette prédilection a été cause de plus d’une querelle entre elle et ma mère. Or, rien n’attise un sentiment autant que le vent glacé de la persécution. Avec quelle grâce me disait-elle : « Vous voilà, petite masque ! » quand la couleuvre de la curiosité m’avait prêté ses mouvements pour me glisser entre les portes jusqu’à elle. Elle se sentait aimée, elle aimait mon naïf amour qui mettait un rayon de soleil dans son hiver. Je ne sais pas ce qui se passait chez elle le soir, mais elle avait beaucoup de monde ; lorsque je venais le matin, sur la pointe du pied, savoir s’il faisait jour chez elle, je voyais les meubles de son salon dérangés, les tables de jeu dressées, beaucoup de tabac par places. Ce salon est dans le même style que la chambre, les meubles sont singulièrement contournés, les bois sont à moulures creuses, à pieds de biche. Des guirlandes de fleurs richement sculptées et d’un beau caractère serpentent à travers les glaces et descendent le long en festons. Il y a sur les consoles de beaux cornets de la Chine. Le fond de l’ameublement est ponceau et blanc. Ma grand-mère était une brune fière et piquante, son teint se devine au choix de ses couleurs. J’ai retrouvé dans ce salon une table à écrire dont les figures avaient beaucoup occupé mes jeux autrefois ; elle est plaquée en argent ciselé ; elle lui a été donnée par un Lomellini de Gênes. Chaque côté de cette table représente les occupations de chaque saison ; les personnages sont en relief, il y en a des centaines dans chaque tableau. Je suis restée deux heures toute seule, reprenant mes souvenirs un à un, dans le sanctuaire où a expiré une des femmes de la cour de Louis XV les plus célèbres et par son esprit et par sa beauté. Tu sais comme on m’a brusquement séparée d’elle, du jour au lendemain, en 1816. – Allez dire adieu à votre grand-mère, me dit ma mère. J’ai trouvé la princesse, non pas surprise de mon départ, mais insensible en apparence. Elle m’a reçue comme à l’ordinaire. – « Tu vas au couvent, mon bijou, me dit-elle, tu y verras ta tante, une excellente femme. J’aurai soin que tu ne sois point sacrifiée, tu seras indépendante et à même de marier qui tu voudras. » Elle est morte six mois après ; elle avait remis son testament au plus assidu de ses vieux amis, au prince de Talleyrand, qui, en faisant une visite à mademoiselle de Chargebœuf, a trouvé le moyen de me faire savoir par elle que ma grand-mère me défendait de prononcer des vœux. J’espère bien que tôt ou tard je rencontrerai le prince ; et sans doute, il m’en dira davantage. Ainsi, ma belle biche, si je n’ai trouvé personne pour me recevoir, je me suis consolée avec l’ombre de la chère princesse, et je me suis mise en mesure de remplir une de nos conventions, qui est, souviens-t’en, de nous initier aux plus petits détails de notre case et de notre vie. Il est si doux de savoir où et comment vit l’être qui nous est cher ! Dépeins-moi bien les moindres choses qui t’entourent, tout enfin, même les effets du couchant dans les grands arbres.
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