II
L’amour conjugalMes parents, des gens de bien, mais nullement fortunés, m’ont donné une éducation exemplaire. Grâce à la vivacité de mon caractère, à ma grande facilité d’apprendre et à mon talent musical développé de très bonne heure, j’étais l’enfant gâtée de la maison, la favorite de toutes nos connaissances.
Mon tempérament n’avait pas encore parlé jusqu’à ma treizième année. Des jeunes filles m’avaient bien entretenue de la différence entre les sexes masculin et féminin, elles m’avaient raconté que l’histoire de la cigogne qui apporte les enfants était une fable et qu’il devait se passer des choses étranges et mystérieuses lors du mariage ; mais je n’avais pas d’autre intérêt à ces dires que celui de la curiosité. Mes sens n’y prenaient pas part. Ce ne fut qu’aux premiers signes de la puberté, quand une légère toison de cheveux frisés apparut là où ma mère ne tolérait jamais le nu entier, pas même devant ma toilette, qu’à cette curiosité se mêla un peu de complaisance. Quand j’étais seule, j’examinais cette incompréhensible poussée de cheveux mignons et les alentours de cet endroit précieux que je soupçonnais être d’une très grande importance, puisque tout le monde le cachait et le voilait avec tant de soins. Au lever, quand je me savais seule derrière les portes fermées, je décrochais un miroir de la paroi, je le plaçais par devant et l’inclinais assez pour y voir le tout distinctement. J’ouvrais avec les doigts ce que la nature a si soigneusement clos et je comprenais de moins en moins ce que mes camarades m’avaient dit sur la manière dont s’accomplit l’union la plus intime entre l’homme et la femme. Je constatais de visu que tout cela était impossible. J’avais vu aux statues de quelle façon toute différente la nature a doté l’homme. Je m’examinais aussi quand je me lavais à l’eau froide, les jours de semaine, quand j’étais seule et nue ; car le dimanche, en présence de ma mère, je devais être couverte des hanches aux genoux. Aussi mon attention fut-elle bientôt attirée par la rondeur toujours plus forte de mes seins, par la forme toujours plus pleine de mes hanches et de mes cuisses. Cette constatation me fit un plaisir incompréhensible. Je devins rêveuse. Je tâchais de m’expliquer de la façon la plus baroque ce que je ne pouvais arriver à comprendre. Je me souviens très bien qu’à cette époque commença ma vanité. C’est aussi dans ce temps-là que le soir, au lit, je m’étonnais moi-même de surprendre ma main se porter inconsciemment sur mon bas-ventre et de la voir jouer avec les petits cheveux naissants. La chaleur de ma main m’amusait et, aussi, d’enrouler les boucles autour des doigts. Mais je ne soupçonnais pas alors tout ce qui sommeillait encore dans cet endroit. Habituellement je fermais les cuisses sur la main et je m’endormais dans cette pose.
Mon père était un homme sévère et ma mère un exemple de vertu féminine et de bonne tenue. Aussi les honorais-je beaucoup et les aimais-je passionnément. Mon père ne badinait jamais et, en ma présence, il n’adressait aucune parole tendre à ma mère.
Ils étaient tous les deux très bien faits. Mon père avait environ quarante ans, ma mère trente-quatre.
Je n’aurais jamais cru que sous un extérieur si sérieux et des manières si dignes se cachaient tant de sensualités secrètes et un tel appétit de jouissance.
Un hasard me l’apprit.
J’avais quatorze ans et je suivais l’enseignement religieux pour ma confirmation.
J’aimais notre pasteur d’un amour exalté, ainsi que toutes mes compagnes.
J’ai souvent remarqué, depuis, que l’instituteur, et, tout particulièrement, l’instructeur religieux, est le premier homme qui fait une impression durable dans l’esprit des jeunes filles. Si son sermon est suivi et s’il est un homme en vue dans la commune, toutes ses jeunes élèves s’entichent de lui. Je reviendrai encore sur ce point, qui se trouve sur la liste de vos questions.
J’avais donc quatorze ans, mon corps était complètement développé, jusqu’au signe essentiel de la femme : la fleur périodique. Le jour de l’anniversaire de mon père approchait. Ma mère fit tous les préparatifs avec amour. De bon matin j’étais déjà habillée de fête, car mon père aimait les belles toilettes. J’avais écrit une poésie, vous connaissez mon petit talent poétique (entre nous soit dit, le pasteur devait la corriger, j’avais ainsi un prétexte pour aller chez lui) ; j’avais cueilli un gros bouquet.
Mes parents ne faisaient pas chambre commune. Mon père travaillait souvent tard dans la nuit et ne voulait pas déranger ma mère ; c’est du moins ce qu’il disait.
Plus tard, je reconnus, là encore, un signe évident de leur sage manière de vivre. Les époux devraient éviter, autant que possible, le sans-gêne du laisser-aller journalier. Tous les soins que nécessitent le lever ou le coucher, le négligé et la toilette de nuit sont souvent fort ridicules, ils détruisent bien des charmes et la vie commune perd de son attrait. Mon père ne couchait donc point dans la chambre de ma mère. Il se levait d’habitude à sept heures. Au jour de l’anniversaire, ma mère se leva à six heures du matin, afin de préparer les cadeaux et de couronner le portrait de mon père. Vers les sept heures, elle se plaignit d’être fatiguée et dit qu’elle allait se recoucher pour un instant, jusqu’au réveil de mon père.
Dieu sait d’où me vint cette idée, mais je pensai qu’il serait très gentil de surprendre mon papa dans la chambre de ma mère et de lui présenter là mes bons vœux. Je l’avais entendu tousser dans sa chambre. Il s’était donc déjà levé et allait bientôt venir. Pendant que ma mère donnait les derniers ordres à la servante, je me faufilai dans sa chambre à coucher et je me cachai derrière la porte vitrée d’une alcôve qui nous servait de garde-robe. Fière et heureuse de mon plan, je me tenais sans souffle derrière la porte vitrée, quand ma mère entra. Elle se déshabilla rapidement jusqu’à la chemise et se lava soigneusement. Je voyais pour la première fois le beau corps de ma mère. Elle inclina un grand miroir qui était au pied du lit près du lavabo et se coucha les yeux fixés sur la porte. Je compris alors l’indélicatesse que j’avais commise ; j’aurais voulu me sauver de l’alcôve. Un pressentiment me disait qu’il allait se passer devant mes yeux des choses qu’une jeune fille n’ose pas voir. Je retenais mon souffle et tremblais de tous mes membres. Tout à coup, la porte s’ouvrit, mon père entra, vêtu, ainsi que tous les matins, d’une élégante robe de chambre. À peine la porte eut-elle bougé que ma mère ferma immédiatement les yeux et fît semblant de dormir. Mon père s’approcha du lit et contempla ma mère endormie avec l’expression du plus grand amour. Puis il alla pousser le verrou. Je tremblais de plus en plus, j’aurais voulu disparaître sous terre. Mon père enleva lentement ses caleçons. Il était maintenant en chemise sous sa robe. Il s’approcha du lit et releva avec précaution la légère couverture. Je le sais bien maintenant, ce n’est pas par hasard, ainsi que je le croyais naïvement alors, que ma mère était là, les jambes ouvertes, une jambe repliée et l’autre étendue. Je voyais pour la première fois un autre corps de femme, mais plein, en belle floraison ? et je pensais avec honte au mien encore si verdelet. La chemise était retroussée, un sein blanc et rond débordait des dentelles.
J’ai connu plus tard bien peu de femmes qui auraient osé se présenter ainsi à leur mari ou à leur amant.
En général, le corps de la femme est vite déformé après les vingt ans.
Mon père buvait ce spectacle des yeux. Puis il se pencha sur l’endormie, et entama une litanie de caresses lentes de la plus grande délicatesse. Ma mère soupirait, puis elle releva comme en dormant l’autre jambe et elle se mit à faire d’étranges mouvements des hanches. Le sang me monta au visage ; j’avais honte ; je voulais détourner les yeux, mais je ne le pouvais pas. Mon père ayant alors accéléré et appuyé ses baisers, ma mère ouvrit les yeux, comme si elle venait de se réveiller en sursaut, et elle dit avec un profond soupir :
– Est-ce toi, mon cher mari ? Je rêvais justement de toi. Comme tu me réveilles d’une façon agréable ! Mille et mille bons vœux pour ton anniversaire !
– Le plus beau, tu me le portes en me permettant de te surprendre. Comme tu es belle aujourd’hui ! Tu aurais dû te voir !
– Mais aussi, me surprendre à l’improviste ! As-tu poussé le verrou ?
– Sois sans crainte. Mais si tu veux réellement me souhaiter du bien, laisse-toi faire, ma jolie chérie. Tu es aussi fraîche et parfumée qu’une rose pleine de rosée.
– Je te permets tout, mon ange. Mais ne veux-tu pas attendre jusqu’au soir ?
– Tu n’aurais pas dû t’exposer d’une façon si enivrante. Tiens, tu peux te convaincre aisément que je ne puis plus attendre !
Et ses baisers ne voulaient point finir. Cependant, sa main devenait de plus en plus amoureuse et caressante, et ma mère répondait de son mieux à ses attaques. Les baisers devenaient plus ardents. Mon père lui baisait le cou, les seins, il lui suçait les petits boutons roses, la caressait avec ardeur, lui disant de tendres mots d’amour qui interrompaient parfois la douce caresse de ses lèvres, et ma mère lui répondait sur le même ton. Comme il me tournait le dos, je ne pouvais pas voir ce qu’il faisait, mais je concluais des légères exclamations de ma mère qu’elle ressentait un plaisir extraordinaire. Ses yeux se noyèrent, ses seins tremblaient, tout son corps tressaillait. Elle soupirait par saccades :
« Quelles délices ! Je t’adore ! Ce que tu es aimable ! Ah ! pourquoi nous aimons-nous tant ! » Et puis ce furent des onomatopées voluptueuses !
Chacune de ces paroles s’est fixée dans ma mémoire. Combien de fois les ai-je répétées en pensées ! Ce qu’elles m’ont fait réfléchir et rêver ! Il me semble que je les entends encore sonner dans mes oreilles.
Il y eut un moment d’arrêt. Ma mère restait immobile, les yeux clos, le corps détendu, dans l’attitude d’un soldat blessé qui ne peut plus suivre l’armée victorieuse. Je n’avais plus devant moi mon père sévère, ni ma mère vertueuse et digne. Je voyais un couple d’êtres ne connaissant plus aucune convention, se jeter éblouis, ivres, dans une jouissance ardente que je ne connaissais pas. Mon père resta un instant immobile, puis il s’assit sur le bord du lit. Ses yeux brûlants avaient une expression sauvage, ils ne pouvaient se détourner du point de leur convoitise. Ma mère gémissait voluptueusement. Durant ce spectacle, le souffle me manquait, je faillis étouffer, mon cœur battait trop fort. Mille pensées s’éveillèrent dans ma tête, et j’étais inquiète, car je ne savais comment quitter ma cachette. Mon incertitude ne dura cependant point, car ce que je venais de voir n’était qu’un prélude. Tout de suite je devais en voir assez en une seule fois pour ne plus avoir besoin de leçon ultérieure.
Mon père s’était assis à côté de ma mère étendue. Il tournait maintenant le visage vers moi. Il devait avoir chaud, car tout à coup il enleva chemise et robe de chambre pour ne reprendre que sa robe.
Je pleurais presque, tant la curiosité m’excitait.
Comme cela était autrement fait que chez les petits garçons et aux statues ! Je me souviens très bien que j’en avais peur et que, pourtant, un frisson délicieux me coulait dans le dos. Mon père n’y prenait pas garde, il fixait toujours ses yeux sur ma mère, il semblait maîtriser sa propre ardeur comme s’il cherchait à ne pas effaroucher la victime qu’il allait sacrifier sur l’autel où, résignée, elle attendait le sacrificateur.
Je tremblais de plus en plus fort, et comme s’il allait m’arriver quelque chose, je crispais violemment tout mon être.
Je savais déjà, par les racontars de mes amies, que ces deux parties exposées pour la première fois à ma vue s’appartenaient. Mais comment était-ce possible ? Je ne le pouvais pas comprendre, parce qu’il me paraissait que leur grandeur était disproportionnée. Après une pause de quelques instants, mon père saisit la main brûlante de ma mère et la porta passionnément à ses lèvres. Ma mère se laissa faire avec une sorte de résignation béate, et s’agitant péniblement elle ouvrit les yeux, sourit langoureusement, puis se pendit avec une telle passion aux lèvres de mon père que je compris aussitôt n’avoir assisté qu’aux préliminaires innocents de ce qui allait se passer. Ils ne parlaient pas. Mais après avoir échangé les plus brûlants baisers, ils se défirent tout à coup de ces voiles que la civilisation et le climat imposent à la frileuse humanité.
Puis ma mère se renversa sur un tas de coussins, comme pour prendre un long repos, et je remarquai qu’elle s’agitait de-ci de-là ; enfin elle trouva la position la plus favorable pour pouvoir se contempler aisément dans le miroir qu’elle avait dressé au pied du lit avant l’arrivée de mon père. Mon père ne le remarqua point, car il regardait moins le beau visage rayonnant de ma mère que le radieux spectacle offert par tout son être. Elle avait trouvé maintenant la position qu’elle cherchait et mon père s’agenouilla devant elle et se dirigea, nouveau Moïse, vers la terre promise, ou, nouveau Colomb, vers les Indes désirées, ou, nouveau Montgolfier, vers le ciel qu’il voulait atteindre, ou, Dante d’un nouveau Virgile, vers l’enfer passionné, et elle-même poussait des roucoulements enivrés. Puis elle dit :
– Aime-moi avec une grande douceur, mon cher homme, pour que notre félicité soit sans cesse la même. Aujourd’hui, demain et toujours, même jusque dans la plus extrême vieillesse et encore, si c’est possible (ce dont je ne doute pas) après la mort qui ne pourra point séparer deux cœurs aussi tendrement unis que les nôtres.
Moi, pauvre petite fille ignorante, que comprenais-je alors à ce que ma mère disait ? Je vis que, quand elle eut dit cela, ils s’étreignirent avec une tendresse et une ardeur juvéniles. Au lieu de crier de douleur, ainsi que je m’y attendais, ma mère faisait briller ses yeux de joie. Elle murmurait les mots les plus doux et les mieux trouvés, qu’elle répétait au hasard, comme aurait pu le faire un petit enfant. Ses yeux ardents suivaient dans le miroir tous leurs mouvements et tous leurs gestes. Les mille sentiments qui m’agitaient alors ne me permirent pas de juger que ces deux corps enlacés étaient très beaux. Je sais maintenant qu’une telle beauté est extrêmement rare. La beauté est toujours l’apanage des êtres sains et forts, et fort peu de personnes restent ainsi jusque dans l’âge mûr : les maladies, les soucis, les passions, les vices trop communs dans la société humaine ont pour premier effet de détruire en partie la force et la beauté dès que la jeunesse, ce printemps de la vie tire à sa fin. Ma mère s’agitait doucement et souriait encore. À chaque parole on eût dit que leur volupté grandissait. Malheureusement, je ne voyais pas le visage de mon père ; mais à ses mouvements, à ses exclamations comme aux frissons qui parcouraient ces deux êtres si bien faits pour vivre ensemble, je sentais bien que l’ivresse les gagnait. Mon père bientôt ne parlait plus. Ma mère, par contre, poussait des paroles incohérentes, à peine intelligibles, mais qui me permettaient néanmoins de saisir ce qui se passait entre eux :
– Ne nous quittons jamais, mon seul aimé ! Que la mort même nous accueille nous tenant par la main. Non, jamais. Ah ! comme tu es fort, comme tu es bon ! Je t’aime plus encore aujourd’hui qu’au temps de nos fiançailles. Dis-moi, le souvenir de ce temps-là doit te faire plaisir ! Et toi, m’aimes-tu toujours comme en ces temps bénis où tu m’avouais ton amour ? Oh ! cher compagnon de ma vie, dis-moi que je suis ta compagne chérie et que jamais, même un seul instant, tu n’as cessé de m’aimer comme au premier jour, celui où tu m’apportas ce jolie bouquet de pensées et de myosotis !
Mon père ne disait toujours rien. Il souriait avec bienveillance et caressait le visage de son épouse bien-aimée. Lui aussi, sans aucun doute, pensait au temps écoulé de la jeunesse, au temps où prétendant à la main de ma mère, il lui offrait timidement des bouquets de pensées et de myosotis qu’elle acceptait en tremblant. Et le visage extasié il se jeta sur le lit où il demeura immobile, comme mort, la tête perdue dans la houle des souvenirs. Puis il se tourna comme épuisé sur le côté. Ma mère sortit la première de ces pensées d’autrefois ; j’eus le temps de remarquer le changement qui se produisait chez tous les deux. Mon père, qui, quelques instants auparavant, paraissait si fort, si courageux, si vaillant, si menaçant, était devenu un être faible et sans ressort, on eût dit ce coureur de Marathon après qu’il eut annoncé la victoire, ou encore l’Arabe abandonné par la caravane. Ma mère paraissait plus vivante, bien que la lassitude se peignît sur son beau visage aux traits calmes, aux couleurs charmantes et aussi vives que si elle avait été de la première jeunesse.
Elle se leva et s’accouda pour contempler mon père avec tendresse. Heureux époux, qu’une longue union n’avait point lassés l’un de l’autre ! J’étais là, vivant témoignage de leur tendresse, mais leur tendresse paraissait toujours forte, aussi vivante ! Rares époux, trop rares en vérité, je ne pense jamais à vous sans me souvenir de cette scène inoubliable.
Enfin, ma mère se recoucha auprès de mon père immobile et rêveur. Il avait maintenant l’air complètement satisfait ; ma mère, non. Elle semblait être en proie à la même excitation qui s’était emparée de lui, tout à l’heure. Elle se leva. En faisant sa toilette, elle releva, comme par hasard, le miroir, et mon père, qui était maintenant à sa place, sur l’oreiller, ne pouvait point voir l’image qui l’avait tant réjouie. J’avais suivi cette scène avec tant d’attention que ce petit geste ne m’échappa point, mais je ne me l’expliquai que beaucoup plus tard. Je croyais que tout était maintenant terminé. Mes sens étaient violemment agités et me faisaient presque mal. Je pensais enfin à me sauver sans trahir ma présence, mais je devais encore voir quelque chose. Assise à ses pieds, ma mère se pencha sur mon père, l’embrassa et lui demanda tendrement :
– Es-tu heureux ?
– Plus que jamais, adorable femme. Je regrette seulement que tu paraisses l’être moins que moi. Je t’aime non seulement avec tendresse, mais plutôt avec une tendre fureur.
– Mais cela ne fait rien. À ton anniversaire je ne cherche que ton plaisir. D’ailleurs je ne t’aime pas moins que tu ne m’aimes toi-même.
En disant cela, elle se pencha sur lui et se mit à le b****r doucement en levant sur lui ses grands yeux tendres. Maintenant, je voyais bien mieux tout ce qui se passait. D’abord, elle le baisa du bout des lèvres, le caressant, le dorlotant, comme elle eut fait d’un petit enfant, et des spasmes crispèrent le visage de mon père. De sa main droite il la pressait contre lui et lui rendait ses baisers sur sa belle chevelure dénouée comme celle d’une prêtresse des forêts germaniques. Je voyais ses longs cheveux bouclés, ses yeux profonds, aux longs cils, son joli nez droit aux narines frémissantes, tandis que sa bouche s’entrouvrait sur ses belles dents blanches. Enfin, ô merveille, les yeux de mon père ressuscitèrent, il redevint charmant, galant tout d’abord et reprit la force avec laquelle il m’était apparu. Ma mère était arrivée à ses fins, ses yeux rayonnaient de convoitise, et comme mon père restait couché, visiblement satisfait de contempler l’attrayante mise de ma mère, elle se remit près de lui tout à coup et le couvrit de baisers. Le corps de mon père était couché tout de son long. Le hasard avait tout disposé en ma faveur. Je voyais cette scène en double : une fois, dans le lit dont le bas-côté me faisait face ; l’autre fois, par derrière, dans le miroir. Ce que jusqu’à présent je n’avais pu distinguer qu’en partie, suivant l’éloignement ou le rapprochement du corps, je le voyais en plein, aussi distinctement que si j’y avais participé. Je n’oublierai jamais ce spectacle ! C’était le plus beau que je pouvais désirer. Il était beaucoup plus beau que tous ceux auxquels j’ai goûté dans la suite. Les deux époux étaient en pleine santé, forts et surexcités. Ma mère était maintenant active, tandis que mon père était beaucoup plus calme qu’auparavant. Il étreignait son épouse charmante et blanche, prenait ses cheveux entre les lèvres, les mordait quand ma mère se penchait trop, et tout son corps, sauf sa bouche, restait presque immobile. Ma mère, au contraire, dépensait une vivacité extraordinaire. De la main elle caressait le beau front intelligent de son mari jusqu’à la racine de ses cheveux. Tout ce que j’avais vu précédemment m’avait consternée et fait peur. J’étais troublée, agitée d’une façon incompréhensible et très douce. Si je n’avais craint le froissis de mes robes, j’aurais remué pour détendre mes nerfs crispés et pour déraidir mes jambes depuis longtemps immobiles. Ma mère avait tout oublié ; cette femme sérieuse et grave n’était plus qu’une épouse effrénée. Ce spectacle était indescriptible et beau. Les membres robustes de mon père, les formes rondes, blanches et éblouissantes de ma mère, et, surtout, le feu de leurs beaux yeux qui s’agitaient comme si toutes les forces vitales de ces deux êtres heureux se fussent concentrées en eux ! Quand ma mère se dressait, je voyais leurs lèvres se séparer avec regret l’une de l’autre et se reprendre étroitement serrées, je voyais leurs mains jouer dans leurs chevelures ; parfois ils souriaient, et le sourire apparaissait pour disparaître au plus vite. Maintenant, ma mère se taisait. Tous les deux, ils semblaient heureux au même degré. Leurs yeux se noyèrent au même instant, et au moyen de la plus haute extase mon père parut renaître pour de bon ; cette fois il poussait de profonds soupirs, s’écartait parfois de ma mère comme pour mieux pouvoir contempler le spectacle chéri que lui présentait le visage surprenant et mutin de sa délicieuse et adorable épouse. Mon père cria : « Je t’aime, ô ma femme bénie, je t’aime ! » Et au même instant, ma mère : « Oui, oui, nous nous aimons comme Philémon et Baucis ! » Leur ravissement dura quelques minutes, puis ce fut le silence.