Chapitre 5 - Sensation de la propriété vivante lorsqu’elle change de propriétaire.
Monsieur et madame Shelby étaient rentrés dans leur chambre ; le mari, étendu dans sa large bergère, parcourait les lettres arrivées par le courrier du soir ; debout devant la glace, sa femme démêlait les tresses et les boucles, ouvrage d’Éliza, car frappée de l’air hagard et de la pâleur de la jeune femme, elle l’avait dispensée de son service, et envoyé coucher. En arrangeant ses cheveux, elle se rappela tout naturellement sa conversation du matin, et se retournant vers son mari :
« À propos, Arthur, lui dit-elle d’un air d’insouciance, qu’est-ce que ce grossier personnage que vous nous avez amené à dîner ?
– Il se nomme Haley, répliqua Shelby, s’agitant sur son siège, et sans quitter des yeux sa lettre.
– Haley ? qui est cela ? Qu’a-t-il à faire ici, je vous prie ?
– Mais… j’ai eu quelques intérêts à démêler avec lui à ma dernière tournée à Natchez.
– Et il s’en prévaut pour se mettre à l’aise, venir dîner et s’établir ici comme chez lui ?
– Pardon ; il était invité ; j’ai un compte à régler avec l’homme.
– Serait-ce un marchand d’esclaves ? demanda madame Shelby, en observant dans les manières de son mari une nuance d’embarras.
– Bah ! qui vous met pareille idée en tête, ma chère ? et cette fois Shelby leva les yeux.
– Rien. Seulement, cette après-dînée Éliza m’est arrivée tout en larmes, criant, se lamentant. Ne prétendait-elle pas que vous étiez en marché, et qu’elle avait entendu un t********t d’esclaves vous faire des offres pour son Henri ? Quelle absurdité !
– Vrai !… elle l’a entendu ? reprit M. Shelby toujours absorbé dans ses lettres, bien qu’il les tint sens dessus dessous. – Puisqu’il en faudra venir là, se disait-il à lui-même, mieux vaut en finir tout de suite.
– J’ai dit à Éliza, pour sa peine, continua madame Shelby brossant toujours ses cheveux, qu’elle n’était qu’une petite folle, et que vous n’aviez rien à démêler avec gens de cette sorte. Certes, je sais assez que de la vie vous ne songeriez à vendre un des nôtres, et surtout à pareille espèce !
– Fort bien, Émilie, j’ai parlé, j’ai pensé comme vous. Mais le fait est que mes embarras en sont venus au point qu’il n’y a plus à reculer. Il me faut vendre quelques-unes de mes mains.
– À cet homme ! Impossible. Vous ne parlez pas sérieusement, monsieur Shelby.
– J’ai regret de dire que si ; c’est chose convenue pour Tom.
– Quoi ! notre Tom ! cette bonne et fidèle créature ! votre zélé serviteur dès votre première enfance ! Oh ! monsieur Shelby ! – mais vous lui aviez promis sa liberté ? mais vous et moi lui en avons parlé cent fois ! – Ah ! je puis tout croire après cela ! Je puis vous croire capable à présent de vendre même le petit Henri, l’unique enfant de cette pauvre Éliza ! s’écria madame Shelby d’un ton douloureux et indigné.
– Eh bien, s’il faut vous le dire, c’est chose faite. J’ai consenti à vendre les deux : Tom et Henri. Mais je ne sais trop pourquoi l’on me traiterait de monstre, pour avoir fait une fois ce que chacun fait tous les jours de sa vie !
– Et ceux-là encore ! se récria de nouveau madame Shelby ; pourquoi les choisir entre tous ?
– Parce que l’on m’en offrait davantage, voilà le pourquoi. Il ne tient qu’à vous que j’en choisisse un autre, car le drôle mettait l’enchère sur Éliza.
– Le misérable ! s’écria madame Shelby avec véhémence.
– J’ai refusé de l’écouter, uniquement à votre considération, Émilie, et tout au moins pourriez-vous m’en tenir compte.
– Mon cher, dit madame Shelby en se recueillant, pardonnez-moi. Je vais trop loin. Mais j’étais si peu préparée, je m’y attendais si peu ! Laissez-moi de grâce intercéder pour ces pauvres créatures. S’il est noir, Tom n’en est pas moins loyal, moins fidèle ; c’est un noble cœur. Je crois, monsieur Shelby, que s’il lui fallait donner sa vie pour vous il n’hésiterait pas.
– Je le sais… j’en suis sûr. Mais à quoi bon tout cela ? je n’en puis mais, vous dis-je.
– Que ne faisons-nous quelques sacrifices d’argent ? je supporterai de bien bon cœur ma part de gêne. Ô monsieur Shelby, c’est de toute mon âme que je me suis efforcée de remplir mes devoirs de chrétienne envers ces pauvres gens si simples, si dépendants. Il y a de longues années que je m’y intéresse, que je les instruis, que je veille sur eux, que je partage et leurs petits soucis, et leurs naïves joies. Comment oser, désormais, paraître au milieu d’eux, si, pour l’amour d’un misérable lucre, nous allions vendre un serviteur sûr et dévoué, enlevant d’un seul coup à ce pauvre Tom tout ce que nous lui avions appris à estimer, à aimer ? Moi, qui leur enseignais les devoirs de famille, du père envers l’enfant, du mari envers la femme, comment supporterai-je l’aveu public, que ni droits, ni liens, ni relations, rien n’est sacré pour nous dès qu’il s’agit d’argent ? Moi qui ai tant causé avec Éliza de son enfant, de ses obligations, comme mère chrétienne, à une constante surveillance, à de tendres prières, à une éducation pieuse ! Qu’aurai-je à lui dire à présent, si vous le lui arrachez pour le livrer, corps et âme, à un homme sans principes, un mécréant ; et cela pour quelques dollars ! Je lui répétais qu’une âme vaut plus que tous les trésors de l’univers, comment me croira-t-elle si elle nous voit tourner ainsi, et vendre son enfant ? La vendre ! qui sait ? pour la ruine certaine peut-être de l’âme et du corps !
– Je suis fâché que vous le preniez si fort à cœur, Émilie ; désolé, sur ma parole. Sans les partager dans toute leur étendue, je respecte vos sentiments ; mais c’est peine perdue, je vous le jure ; je n’y puis rien. Il faut lâcher le mot que j’aurais voulu vous épargner, Émilie : je n’ai pas le choix. Il me faut vendre ceux-là ou tout perdre : eux ou tous. Haley a mis la main sur une hypothèque qui, si je ne la purge sans retard, emportera tout avec elle. J’ai ramassé de tous les côtés, cherché, grappillé, emprunté ; hors mendier, j’ai tout fait. Le prix de ces deux-là a pu seul établir la balance ; force a été de se résoudre. Haley, engoué de l’enfant, est convenu de régler ainsi et seulement ainsi. J’étais dans ses griffes, il m’a fallu céder. Si émue pour ces deux-là, aimeriez-vous mieux les voir vendre tous ? »
Madame Shelby restait foudroyée. Retournant enfin s’asseoir à sa toilette, elle se cacha le visage dans ses mains, et poussa un gémissement.
« C’est la malédiction de Dieu sur l’esclavage ! Amère, amère fatalité ! Malédiction sur le maître ! malédiction sur l’esclave ! J’étais folle de prétendre tirer quelque bien de cette source de maux ! C’est péché de garder un esclave sous des lois telles que les nôtres ; je l’ai toujours senti ; je le pensais toute jeune fille, – je le pense encore plus, certes, depuis que j’ai fait choix d’une Église. Mais j’espérais dorer la chaîne : je voulais, à force de bonté, de soins, d’instruction, rendre la condition des miens préférable à la liberté : folle que j’étais !
– Eh mais, ma femme, vous vous rangez tout à fait parmi les abolitionnistes !
– Les abolitionnistes ! ah ! s’ils savaient tout ce que je sais, c’est alors qu’ils parleraient ! Nous n’avons rien à apprendre d’eux. Vous savez si jamais j’approuvai l’esclavage, si jamais, de ma volonté, j’ai possédé un esclave !
– À merveille ! accordez-vous un peu avec nos sages et pieux ministres, dit M. Shelby ; vous souvient-il du sermon de dimanche dernier ?
– Je me soucie peu de pareils sermons. M. B… fera mieux de prêcher ailleurs que dans notre église. Les ministres ne peuvent peut-être, pas plus que nous, empêcher le mal ou le guérir ; mais, le justifier ! Oh, c’est outrager le bon sens ! Je sais d’ailleurs qu’au fond vous ne faites pas plus de cas que moi de ce sermon.
– S’il le faut avouer, messieurs nos ministres avancent parfois ce que nous autres, pauvres pécheurs, oserions à peine soutenir. Force est bien à un homme du monde de fermer les yeux sur nombre de choses, et de se faire à ce qu’il ne peut approuver. Mais lorsque les femmes et les pasteurs nous dépassent, et se prononcent si carrément en matière de moralité et de modestie, cela, de fait, me va peu. À présent, du moins, ma chère, je le présume, vous cédez à la nécessité, et convenez que, vu les circonstances, j’ai agi pour le mieux.
– Oui, oh oui ! dit rapidement madame Shelby tout en maniant sa montre d’un air absorbé. – Je n’ai pas de bijoux de prix, ajouta-t-elle, réfléchissant ; mais cette montre en or vaut quelque chose ; elle a coûté fort cher ; si je pouvais seulement sauver l’enfant d’Éliza ! J’y sacrifierais tout ce que je possède.
– Je suis peiné, désespéré, en vérité, dit M. Shelby, que vous vous en affligiez si fort ; mais c’est à pure perte ; les contrats de vente sont signés et aux mains de Haley. Il vous faut être contente que ce ne soit pas pire. Cet homme nous avait en son pouvoir. Il ne tenait qu’à lui de nous ruiner complètement, et nous en voilà quittes. Si vous le connaissiez comme moi, vous penseriez que nous l’échappons belle !
– Est-il donc si dur ?
– Pas précisément cruel ; mais c’est un homme de cuir ; – marchand dans l’âme, qui ne connaît que le profit ; – froid, déterminé, implacable comme la mort et le tombeau. Il vendrait sa propre mère à vingt pour cent de bénéfice, et cela sans vouloir de mal à la pauvre vieille.
– Et c’est ce misérable qui est le maître de ce bon et fidèle Tom ! le maître de l’enfant d’Éliza !
– Brisons là-dessus, ma chère. La chose m’est rude ; je déteste d’y revenir. Haley, qui mène rondement les affaires, prend possession dès demain ; aussi, mon cheval sera-t-il prêt, et je pars à la pointe du jour. Je ne puis voir Tom, non, je ne le puis. Pour vous, ce qu’il y aura de mieux, c’est de faire atteler de bonne heure, et d’emmener Éliza, n’importe où. Il vaut mieux que tout se passe hors de vue.
– Non, non, dit madame Shelby, je ne serai ni agent ni complice de l’acte. Pauvre Tom, Dieu l’assiste ! Je l’irai voir en sa détresse ; et, quoi qu’il m’en puisse coûter, ils sauront que leur maîtresse souffre pour eux et avec eux. Quant à Éliza ! je n’ose y penser. Le Seigneur nous pardonne ! qu’avons-nous fait pour en arriver là ! »
Cependant, sans que monsieur et madame Shelby le pussent soupçonner, un tiers les écoutait. Le cabinet qui communiquait avec leur chambre ouvrait sur un corridor ; Éliza, bourrelée d’inquiétudes, renvoyée pour la nuit par sa maîtresse, avait eu l’idée soudaine de se glisser dans ce réduit ; et, l’oreille collée à la fente de la porte, elle n’avait pas perdu un mot de la conversation.
Quand les voix moururent dans le silence, elle se releva et se coula dehors. Pâle, frissonnante, les traits contractés, les lèvres serrées, ce n’était plus la douce et timide créature qu’elle avait été jusque-là. Avec précaution elle enfila le passage, s’arrêta une seconde à la porte de sa maîtresse, levant les mains au ciel, muette invocation ! puis se détournant, elle se faufila dans sa chambre. C’était une petite pièce tranquille et propre sur le même palier que l’appartement des maîtres. Que de fois elle s’était assise devant cette petite fenêtre au soleil ! c’était là qu’elle chantait en cousant. Sur ces étroites tablettes garnies de quelques livres, s’étalaient de chères babioles, dons de jours de naissance et de fêtes ; dans l’armoire, dans les tiroirs, se rangeait sa modeste toilette. Bref, c’était son logis à elle, où longtemps elle avait été heureuse. Mais là, sur ce lit, dormait son fils ; de longues boucles soyeuses encadraient l’innocent visage, sa bouche rosée demeurait entr’ouverte, ses petites mains potelées reposaient négligemment sur la couverture, et un radieux sourire éclairait tous ses traits.
« Pauvre garçon ! pauvre chéri ! – Ils t’ont vendu ! mais ta mère te sauvera ! »
Aucune larme n’humecta l’oreiller : à de tels moments ce sont des gouttes de sang que le cœur distille en silence ; elle saisit une feuille de papier, un crayon, et écrivit en toute hâte :
« Oh maîtresse ! chère maîtresse ! ne me croyez pas ingrate, ne pensez pas mal de moi, pas du tout, maîtresse. J’ai entendu ce que le maître et vous avez dit ce soir, et je vais tâcher de sauver mon garçon. Vous ne me blâmerez pas, vous. – Dieu vous bénisse et vous récompense de toutes vos bontés ! »
Elle plia et adressa précipitamment la lettre, courut à un tiroir, roula pour son fils un petit paquet de hardes, qu’elle attacha solidement autour d’elle ; et la sollicitude maternelle est si tendre, que, même dans la terreur du moment, elle n’oublia pas de prendre quelques-uns des jouets favoris de l’enfant, réservant un perroquet peint de brillantes couleurs, pour l’amuser au réveil. Ce ne fut pas sans peine qu’elle tira le petit dormeur de son profond somme ; mais après quelques efforts, elle l’assit sur son séant, et tandis que la mère mettait un chapeau et un châle, l’enfant joua avec son oiseau.
« Où donc va maman ? » demanda-t-il lorsqu’elle s’approcha du lit, tenant la jaquette et le petit manteau.
Sa mère le regarda de si près, entre les yeux, et avec une expression telle, qu’il devina que quelque chose d’étrange se passait.
« Chut ! Henri, dit-elle ; faut pas parler haut, faut pas qu’ils entendent. Un vilain homme est venu pour prendre le petit Henri à sa maman, et l’emporter loin, bien loin. Mais maman ne veut pas ; elle mettra au petit garçon sa jaquette et son manteau, et elle se sauvera avec lui, et le méchant homme ne l’attrapera pas. »
En parlant, elle avait passé à l’enfant et agrafé sur lui son simple attirail ; le prenant entre ses bras, elle lui murmura à l’oreille l’injonction d’être « bien sage ; » et ouvrant la porte qui, de sa chambre, conduisait sous la véranda, elle se glissa dehors.
C’était par une nuit étoilée, froide et étincelante ; la mère serra son châle autour de l’enfant qui, muet de terreur, se collait à son cou.
Le vieux Bruno, grand terre-neuve qui couchait sous le porche, se leva avec un sourd grognement à son approche. Elle murmura doucement le nom de l’animal, et ce favori, ancien camarade de ses jeux, remua aussitôt la queue et se disposa à la suivre, non sans avoir l’air de s’étonner, en son simple cerveau de chien, de la nocturne promenade. Quelques obscurs soupçons d’imprudence, de manque de décorum, traversèrent même son honnête pensée, et tandis qu’Éliza allongeait des pas furtifs, il s’arrêtait, regardait d’un air soucieux, tantôt la fugitive, tantôt le logis ; puis, comme rassuré par ses réflexions, il trottait de nouveau après elle. En quelques minutes ils arrivèrent à la fenêtre de la case de l’oncle Tom, et Éliza frappa légèrement à la vitre.
L’assemblée religieuse s’était prolongée, grâce aux chants, et l’oncle Tom s’étant accordé en outre plusieurs solos, ni lui ni sa compagne ne dormaient encore, quoi-qu’il fût plus près d’une heure que de minuit.
« Seigneur bon Dieu ! quoi que c’est ? dit tante Chloé se levant avec précipitation, et courant tirer le rideau. Sur notre salut, c’est Lizie ! allons, vieux, passe vite l’habit. – Bon ! et voilà Bruno aussi, pauvre bête ! quoi donc qu’il y a ! – J’ouvre tout de suite ! »
L’acte accompagnait les paroles : la porte s’ouvrit, et la lueur de la chandelle que Tom venait d’allumer tomba en plein sur la face bouleversée et les yeux égarés de la fugitive.
« Le bon Dieu nous bénisse ! – je suis toute chose, rien qu’à te voir, Lizie ! Aurais-tu gagné mal ? Qu’y a-t-il ?
– Je suis en fuite, – oncle Tom, tante Chloé, – J’emporte mon enfant, – le maître l’a vendu.
– Vendu ! répétèrent-ils tous deux en levant les mains d’effroi.
– Oui, vendu ! Je me suis tapie dans le cabinet, ce soir, contre la porte ; j’ai entendu maître dire à maîtresse qu’il avait vendu Henri, et vous, oncle Tom, tous les deux à un marchand d’esclaves ; que lui maître monterait à cheval dès le matin, et que l’homme prendrait possession aujourd’hui. »
Tom, les mains levées, les yeux dilatés, restait immobile comme dans un rêve, Lentement, peu à peu, il comprit, s’affaissa sur sa vieille chaise, et cacha sa tête entre ses genoux.
« Seigneur bon Dieu, ayez pitié de nous ! dit tante Chloé ; pas possible, pas vrai ! Qu’a-t-il fait, Tom, pour que le maître le vende ?
– Rien au monde. Ce n’est pas du plein gré du maître ; et maîtresse – toujours si bonne ! – Je l’ai entendue plaider et supplier pour nous ; mais il lui a dit que cela ne servait à rien ; qu’il était endetté, et que l’homme avait prise sur lui ; que s’il ne lui payait tout, il faudrait vendre à l’encan et l’habitation, et nous tous tant que nous sommes. Oui, j’ai bien entendu, il disait : « Vendre ces deux ou les vendre tous ! Maître a dit qu’il était chagrin ; mais maîtresse ! ah ! il fallait l’entendre ! Si elle n’est pas une chrétienne et un ange, jamais il n’y en eut ni au ciel, ni sur terre. Je suis une méchante fille de la quitter, – mais je ne saurais qu’y faire ! – N’a-t-elle pas dit qu’une âme c’est plus qu’un monde ? – L’enfant en a une ; si je ne le sauve, qui sait ce que cette âme deviendra ? Ce que je fais doit être juste, et si ce n’est pas bien, que le Seigneur me pardonne, car je ne saurais faire autrement !
– Eh vieux ! dit tante Chloé, pourquoi pas fuir aussi ? Veux-tu attendre d’être roulé à la basse rivière, là où pauv’ nèg’ crève d’ouvrage et de faim ? j’aimerais mieux mourir qu’aller là. Vite, décampe avec Lizie ! tu as tout le temps, tu as ta passe pour aller et venir ; dégage-toi donc, Tom. Je vas faire le paquet. »
Lentement Tom releva la tête, et promena autour de lui un long regard triste et résigné.
« Non, non, dit-il ; moi, je reste : Éliza s’en va, – elle a bon droit – ce n’est pas moi qui dirai non, – une mère doit partir. – Mais tu as entendu, femme ; s’il faut vendre Tom, ou que tout aille à ruine et à sac, qu’on me vende ! – j’en pourrai supporter autant qu’un autre peut-être ! » ajouta-t-il, et un soupir convulsif ébranla sa large poitrine. « Chaque fois que maître appelait Tom, Tom était là : il y sera encore. La passe appartient à maître ; je n’ai trompé maître jamais, je ne le tromperai pas aujourd’hui. Il vaut mieux vendre moi seul que perdre et vendre tout. Le maître n’est pas à blâmer, Chloé ! il prendra soin de toi et des pauvres… »
Il se tourna vers le coffre à roulettes où moutonnaient tant de petites têtes crépues, et le cœur lui manqua. S’appuyant sur le dos de sa chaise, il couvrit sa face de ses larges mains ; des sanglots profonds et uniques ébranlèrent tout son corps, et de grosses larmes, filtrant entre ses doigts, inondèrent le plancher. Des larmes, lecteur blanc, semblables à celles que vous avez versées sur le cercueil de votre premier-né ; des larmes, madame, semblables à celles qui brûlaient vos yeux lorsque le râle de votre enfant expirant pénétra votre oreille ! car Tom était un homme comme vous, lecteur ; et vous, madame, avec vos habits soyeux, vos joyaux, vos parures, vous n’êtes qu’une femme, et dans les grandes et terribles épreuves de la vie, tous vous ressentez une même angoisse.
« Un mot de plus, dit Éliza s’arrêtant sur le seuil. J’ai vu mon mari cette après-midi ; je ne me doutais guère, alors de ce qui allait arriver ! Mais lui, ils l’ont poussé à bout, et il me venait dire qu’il s’enfuirait ; tâchez, si vous pouvez, de lui faire savoir que je suis partie, et pourquoi ; dites-lui que j’essaierai de gagner le Canada. Faites-lui mes tendresses, et recommandez-lui bien, si je ne dois plus le revoir, – elle se détourna un moment, puis ajouta d’une voix étouffée : – recommandez-lui d’être aussi bon qu’il peut l’être, afin que nous nous retrouvions là-haut. – Rappelez Bruno, ajouta-t-elle, renfermez-le ; pauvre bête ! il ne faut pas qu’il me suive. »
Encore quelques mots, quelques larmes, un simple adieu, une bénédiction, et, serrant son enfant effrayé sur son sein, elle disparut dans l’ombre.