Chapitre 4 - Une soirée dans la case de l’oncle Tom.-2

2455 Words
– Et qu’a dit ma mère ? – Ce qu’elle a dit ? – Elle a comme ri dans ses yeux, – ses beaux, grands yeux ! « Eh bien ! tante Chloé, je crois que vous avez raison ! » Et du même pas la voilà qui s’en retourne à la salle. Elle aurait dû me taper ferme sur la tête pour m’apprendre à être insolente. Mais que voulez-vous, massa Georgie ! impossible de rien faire avec des dames dans ma cuisine. – Tu ne t’en étais pas moins bien tirée de ce dîner. Je me rappelle que tout le monde le disait. – Oh ! que oui !… Étais-je pas derrière la porte de la salle à manger ce jour-là, et ai-je pas vu le général passer trois fois son assiette pour ravoir de ce même pâté ? ai-je pas entendu qu’il disait : « Il faut que vous ayez une fameuse cuisinière, madame Shelby ! » Oh ! je ne tenais pas dans ma peau ! C’est qu’aussi le général s’y connaît, dit tante Chloé, se redressant d’un air capable. Un très-bel homme ! d’une des très-premières familles de la Virginie ! Il s’y entend tout aussi bien que moi, le général ! Voyez-vous, massa Georgie, il y a des points capitaux dans un pâté : tout le monde ne sait pas ça, mais le général le sait. Je l’ai bien vu à ses remarques. Il sait quels sont les points capitaux, lui ! » Massa Georgie en était arrivé à l’impossibilité complète, si rare chez un garçon de son âge, d’avaler une bouchée de plus : se trouvant donc de loisir, il avisa l’amas de têtes crépues et d’yeux avides qui, du coin en face, le regardaient opérer. « Tiens ! à toi, Moïse ! à toi, Pierrot ! il rompit quelques gros morceaux et les leur jeta. Vous en voulez bien, n’est-ce pas ? Allons, tante Chloé, donne-leur donc de la galette ! » Georgie et Tom s’établirent à l’aise au coin de la cheminée, tandis que tante Chloé, après avoir tiré du feu un supplément de gâteaux, prit sa petite fille sur son giron, et se mit à remplir alternativement la bouche de l’enfant et la sienne, sans oublier Moïse et Pierrot, qui préférèrent manger leurs parts, tout en se roulant sous la table, en se chatouillant et en tirant de temps à autre les pieds de la petite sœur. « Voulez-vous finir, mauvais garnements ! dit la mère, leur décochant par ci, par là, un coup de pied, quand le jeu devenait trop intempestif. Ne pouvez-vous donc rester tranquilles une minute devant petit maître blanc ? Finirez-vous ? Prenez garde, ou bien je boutonnerai la culotte d’un cran plus bas, quand massa Georgie sera parti. » Quel que fut le sens caché sous cette terrible menace, elle produisit fort peu d’effet sur les jeunes délinquants. « Eh là ! c’est plus fort qu’eux, reprit l’oncle Tom ; ils sont si joueurs, si chatouilleurs, qu’ils ne peuvent pas tenir en place. » Ici les deux garçons sortirent de dessous la table, et les mains et la figure tout engluées de mélasse, ils livrèrent un vigoureux assaut de baisers à la petite sœur. « Voulez-vous bien détaler ! dit la mère en repoussant leurs têtes laineuses ; vous allez finir par rester collés tous ensemble, et n’y aura plus moyen de vous détacher. Courez vite à la fontaine. » Elle accompagna cette injonction d’une tape qui résonna bruyamment, mais qui ne fit que tirer de nouveaux rires des petits lutins, comme ils se précipitaient en tumulte au dehors, où leur joie fit explosion. « En a-t-on jamais vu de si turbulents ? » dit tante Chloé avec complaisance ; et tirant un vieux torchon, mis à part pour les cas extrêmes, elle versa dessus un peu d’eau d’une théière fêlée, et s’évertua à enlever la mélasse des mains et du visage de la petite fille. Quand elle l’eut fourbie jusqu’à la faire reluire, elle la posa sur les genoux de l’oncle Tom, et se mit à débarrasser la table. Polly employa cet intervalle à tirer le nez de papa, à lui égratigner la figure, et à plonger ses petites mains grassouillettes au plus épais de la chevelure crépue de Tom, passe-temps auquel elle semblait prendre un plaisir particulier. « Est-elle éveillée ! » dit Tom, l’éloignant à la longueur de son bras pour la mieux voir ; il se leva, l’assit sur sa large épaule, et se mit à danser et à gambader avec l’enfant, autour de la chambre, tandis que massa Georgie faisait claquer son mouchoir, et que Moïse et Pierrot, de retour de leur expédition, lui donnaient la chasse en rugissant comme des lions. Si bien que tante Chloé déclara « qu’elle avait la tête tout à fait rompue. » Cette assertion, se renouvelant tous les jours, ne diminua rien de la gaieté et du vacarme, qui ne cessèrent que lorsque chacun eut rugi, cabriolé, sauté à n’en pouvoir plus. – Eh bien ! j’espère que vous en avez tout votre soûl, dit tante Chloé, en tirant un grossier coffre à roulettes de dessous le lit. Fourrez-vous vite là-dedans, Moïse et Pierrot, car c’est bientôt l’heure de l’assemblée. – Oh ! mère, nous pas vouloir dormir un brin ! vouloir rester pour l’assemblée, c’est ça qu’est curieux ! Nous bien aimer l’assemblée ! – Allons, tante Chloé, remets la machine en place et laisse-les debout, » dit Georgie avec décision, et, d’un coup de pied, il fit rouler le coffre, que tante Chloé, satisfaite d’avoir sauvé les apparences, acheva de rentrer sous le lit. « Au fait, dit-elle, ça ne peut que leur faire du bien. » Toute la chambre se forma aussitôt en comité, pour délibérer sur les arrangements à prendre en vue de la réunion. « Où trouver des chaises ? – c’est pas moi qui en sais rien, » opina tante Chloé. Mais comme depuis un temps infini l’assemblée se tenait une fois la semaine chez l’oncle Tom, sans que le nombre des sièges eût augmenté, il était probable qu’on trouverait encore cette fois des expédients. « L’oncle Paul, li chanter si fort l’aut’fois, que li en avoir cassé les deux pieds de derrière de la vieille chaise, dit Moïse. – Veux-tu te taire ! c’est bien plutôt toi qui les as arrachés, vaurien ! – Chaise, li tenir tout de même, si campée droit contre le mur, suggéra Moïse. – Oncle Paul, li pas s’asseoir dessus, reprit Pierrot, parce que li toujours se trémousser si fort en chantant ! L’autre soir, li faillir tomber tout au travers de la case. – Si, Seigneur bon Dieu ! faut laisser li s’asseoir, reprit Moïse ; li commencer : « Accourez, saints et pécheurs ; écoutez, petits et grands ! » Et patatras ! v’la li parterre ! » Moïse imita avec une rare précision le chant nasillard du vieux, et fit une culbute pour illustrer la catastrophe. « Voyons ! vous tiendrez-vous décemment, à la fin ? dit tante Chloé. N’avez-vous pas de honte ? » Cependant massa Georgie ayant ri avec le coupable, et déclaré que Moïse était « un drôle de corps, » l’admonestation maternelle manqua son but. « Eh vieux ! dépêche donc ! va chercher les barils : roule-les par ici ! – Barils à mère, li jamais manquer, murmura Moïse à Pierrot : tout comme cruche d’huile à la veuve du bon livre [18], tu sais, où massa Georgie lisait l’autre jour. – Aïe ! mais baril li défoncer la semaine dernière, répliqua Pierrot, et eux dégringoler tout au milieu de la prière ! Baril, li manquer cette fois-là ; pas vrai ? » Pendant cet aparté, deux barils vides avaient été roulés dans la case, et assujettis avec des pierres. Des planches posées dessus en travers, un assortiment de baquets et de seaux renversés, flanqués de quelques chaises boiteuses, complétèrent les préparatifs. « Massa Georgie lit si bien ! dit tante Chloé ; s’il restait pour faire la lecture ? c’est ça qui serait intéressant ! » Massa Georgie ne demandait pas mieux. Quel est le garçon qui ne se complaise à ce qui lui donne de l’importance ? La case s’emplit bientôt d’un assemblage bigarré, depuis le vieillard octogénaire jusqu’à la plus jeune fille et à l’adolescent. Il s’établit un innocent commérage sur divers sujets : « Où donc tante Sally a-t-elle gagné ce beau foulard rouge tout neuf ? – Bien sûr, maîtresse donnera à Lizie sa robe de mousseline à pois, quand Lizie aura fini la robe de barège à maîtresse. – On assurait que maître Shelby songeait à faire emplette d’un nouveau cheval bai, qui ajouterait encore à la splendeur de la grande maison. » Un petit nombre de disciples appartenant aux familles voisines, qui leur donnaient permission de venir à l’assemblée, y apportaient aussi leur contingent de nouvelles, et les commentaires sur les dires et faires de chacun circulaient là, tout aussi librement que la même menue monnaie dans de plus hauts cercles. Enfin, à l’évidente satisfaction de tous, le chant commença. Les voix naturellement belles, les airs sauvages et accentués, produisaient un effet frappant en dépit des intonations nasales des chanteurs. C’était tantôt les paroles des hymnes adoptées dans les églises d’alentour, tantôt des bribes d’invocations bizarres et vagues, recueillies dans les campements religieux. Un des refrains se chantait surtout avec beaucoup d’énergie et d’onction : Le combat nous conduit aux gloires éternelles, Ô mon âme, battez des ailes ! Un autre chant favori disait : Oh ! Je monte là-haut ! accourez avec moi. Écoutez ! L’ange nous appelle ! Voyez la cité d’or et sa voûte éternelle ! La plupart des hymnes célébraient « les rives du Jourdain, » les « champs de Canaan » et la « Nouvelle-Jérusalem ; » car l’ardente et sensitive imagination du noir s’attache toujours aux expressions pittoresques et animées. Tout en chantant, les uns riaient, les autres pleuraient, applaudissaient, ou échangeaient de joyeuses poignées de main, comme s’ils eussent déjà gagné l’autre bord du fleuve. Des exhortations, des récits suivaient le chant ou s’y mêlaient. Une vieille à tête blanche, admise au repos depuis longtemps, et fort vénérée comme la chronique du passé, se leva, et, appuyée sur son bâton, dit : « Enfants ! je suis grandement contente de vous entendre tous, de vous revoir tous encore une fois ; car je ne sais pas quand je partirai pour la cité glorieuse ; mais je me tiens prête, enfants ! comme qui dirait avec mon paquet sous le bras, mon bonnet sur la tête, n’attendant plus que la voiture qui viendra me prendre pour me ramener au pays. Souvent, la nuit, je crois entendre les roues crier, et je me relève et je regarde ! Tenez-vous prêts aussi, vous autres ; car je vous le dis à tous, enfants ! et elle frappa la terre de son bâton : Cette gloire d’en haut est une chose sans pareille, – une grande chose, enfants ! – vous n’en savez rien, vous ne vous en doutez pas… C’est la merveille des merveilles ! » Et la vieille s’assit, inondée de larmes, accablée d’émotion, tandis que tous entonnaient en chœur : Ô Canaan, terre promise et chère ! Ô Canaan, je vais à toi ! Massa Georgie, à la requête de l’assemblée, lut les derniers chapitres de l’Apocalypse, souvent interrompus par des exclamations : Seigneur, est-il possible ! – Écoutes seulement ! – Pensez-y ! – Bien sûr que c’est proche ! Georgie, garçon intelligent, initié par sa mère aux croyances religieuses, et se voyant le point de mire de l’assemblée, hasardait de temps à autre des commentaires de sa façon, avec un sérieux, une gravité qui lui valaient l’admiration des jeunes et les bénédictions des vieux. On convint d’un commun accord qu’un ministre n’aurait pu mieux dire, et que c’était un garçon prodigieux ! L’oncle Tom passait dans tout le voisinage pour un oracle en matières religieuses. Le sentiment moral qui prédominait fortement en lui, une plus haute portée d’esprit et plus de culture que n’en avaient ses compagnons, le faisaient respecter parmi eux comme une sorte de pasteur : et le style sévère et plein de cœur de ses exhortations aurait pu édifier un auditoire plus choisi ; mais il excellait surtout dans la prière. Rien n’égalait la simplicité touchante, l’ardeur naïve de ses appels à Dieu, entremêlés de paroles de l’Écriture, si profondément entrées dans son âme qu’elles semblaient faire partie de lui, et couler de ses lèvres à son insu. Selon l’expression d’un vieux n***e : « Il priait tout droit en haut. » Ses paroles surexcitaient tellement la piété des auditeurs, qu’elles finissaient par être étouffées sous la foule d’improvisations qu’elles provoquaient de toutes parts. * * * Tandis que cette scène se passait dans la case de l’oncle Tom, une autre, d’un genre bien différent, avait lieu dans l’habitation du maître. Le marchand d’esclaves et M. Shelby étaient de nouveau assis dans la salle à manger, devant une table couverte de papiers. Le premier comptait des liasses de billets de banque, et les poussait à mesure vers le marchand, qui les recomptait à son tour. « C’est juste, dit l’homme ; maintenant, signez-moi cela. » M. Shelby tira les contrats de vente à lui, et les signa comme un homme qui dépêche une besogne désagréable, puis il les repoussa de l’autre côté de la table avec l’argent. Haley sortit alors de sa valise un parchemin, et, après l’avoir parcouru des yeux, il le tendit à M. Shelby, qui s’en saisit avec un empressement à demi réprimé. « Eh bien, voilà qui est fait et fini, dit le t********t en se levant. – Oui, fait et fini, reprit M. Shelby d’un ton pensif. Il respira péniblement, et répéta : fini… – Vous n’en avez pas l’air charmé, dit le marchand. – Haley, vous vous rappellerez, j’espère, que vous m’avez promis, sur l’honneur, de ne pas vendre Tom sans savoir dans quelles mains il tombera. – Vous venez bien de le vendre, vous ? – Les circonstances, vous le savez trop bien, m’y obligeaient, dit M. Shelby avec hauteur. – Et elles peuvent m’y obliger aussi, moi, reprit le marchand. C’est égal, je ferai de mon mieux pour trouver une bonne niche à Tom. Quant à le maltraiter, vous n’avez que faire de craindre, Dieu merci, par goût, je ne suis pas cruel. » L’exposition qu’il avait déjà faite de ses principes d’humanité n’était pas des plus rassurantes ; mais comme le cas ne comportait guère d’autre consolation, M. Shelby laissa partir le marchand en silence, et se mit à fumer solitairement son cigare.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD