Comparativement à la broderie, la dentelle est relativement moderne.
M. Lefébure et M. Alan Cole nous apprennent qu’il n’existe aucun document digne de foi, qui prouve l’existence de la dentelle avant le quinzième siècle.
Naturellement on fabriqua en Orient dans les temps les plus anciens des tissus légers, tels que gazes, mousselines, réseaux, et on les employa comme voiles, comme écharpes, comme on le fit plus tard pour les dentelles. Les femmes les ornèrent de quelque sorte de broderie, ou en modifièrent çà et là la trame en enlevant des fils de place en place.
Il paraît aussi qu’on faisait des tresses et des nœuds avec les fils des franges, et les bordures des nombreuses variétés de la toge romaine étaient composées d’un réseau à jour.
Le Musée du Louvre possède un curieux travail consistant en un réseau orné de perles en verre, et le moine Reginald, qui joua un rôle à l’ouverture de la tombe de saint Cuthbert, à Durham, au douzième siècle, rapporte que le linceul du saint avait une frange en fil de lin d’un pouce de largeur, surmontée d’une bordure, « exécutée à travers les fils », et représentant des oiseaux, des couples d’animaux, chacun de ces couples étant séparé des autres par un arbre et ses branches, survivant du palmier de Zoroastre, dont j’ai déjà fait mention.
Néanmoins nos auteurs ne retrouvent point dans ces exemples la dentelle, dont l’exécution comporte des procédés plus compliqués, plus artistiques, et exige une combinaison d’adresse, une variété de tours de main portée à un plus haut degré de perfection.
Telle que nous la connaissons, la dentelle paraît avoir tiré son origine de la broderie exécutée sur de la toile. De la broderie blanche sur la toile, cela produit, ainsi que le remarque M. Lefébure, une impression de froideur et de monotonie ; celle où l’on emploie des fils de couleur a plus d’éclat, plus de gaîté, mais les fréquents lavages ont pour résultat de leur donner une nuance fanée, tandis que la broderie en blanc, avec jours qu’on laisse, ou qu’on découpe dans le fond de toile, possède un charme tout à fait particulier, et on peut faire remonter jusqu’à cette sensation la naissance d’un art dont les avantages consistent dans les heureux contrastes entre les détails des ornements formés d’un tissu compact, et d’autres détails marqués par des jours.
En outre, on ne tarda pas à s’apercevoir qu’au lieu de s’assujettir à la laborieuse tâche d’enlever des fils dans une toile solide, il y aurait tout avantage à exécuter au moyen de l’aiguille le dessin par un treillis servant de fond, et qu’on nommait lacis.
Il existe un grand nombre de spécimens de cette sorte de broderie.
Le Musée de Cluny possède un bonnet de toile de lin, qu’on dit avoir appartenu à Charles V, et une aube en lin à fils tirés, qu’on suppose être l’œuvre d’Anne de Bohême, (1527) est conservée dans la cathédrale de Prague.
Catherine de Médecis avait un lit drapé avec des carrés de réseuil ou lacis, et l’on rapporte que les jeunes filles et les servantes de sa maison passaient beaucoup de temps à faire des carrés de réseuil.
Les intéressants recueils de modèles pour broderies sur fond à jour, et dont le premier fut publié en 1527 par Pierre Quinty, de Cologne, nous permettent de suivre les phases qui séparent la broderie au fil et la dentelle au point d’aiguille. Nous y trouvons un genre de travail à l’aiguille différent de la broderie, en cela, qu’il n’est point exécuté sur un tissu lui servant de fond. En somme, c’est de la vraie dentelle, exécutée pour ainsi dire « en l’air », car le fond et le dessin sont également l’œuvre du dentellier.
Le développement de l’art de la dentelle dans la toilette fut, comme on le pense bien, très vivement encouragé par la mode des collerettes, avec les poignets et les manches assortis. Catherine de Médicis réussit à faire venir d’Italie un certain Federigo Vinciolo, pour faire des manches et des collerettes gaufrées, qu’elle mit à la mode en France ; Henri III était si difficile qu’il allait jusqu’à repasser et gaufrer ses poignets et ses fraises plutôt que d’y souffrir un pli cassé ou déformé.
Les recueils de modèles donnèrent aussi une grande impulsion à l’art : M. Lefébure mentionne des livres allemands qui donnent comme modèles des aigles, des emblèmes héraldiques, des scènes de chasse, des plantes, des feuillages appartenant à la végétation du nord, et des livres italiens, où les motifs consistent en fleurs de nerprun, en guirlandes et banderoles élégantes, en paysages avec scènes mythologiques, en épisodes de chasse, moins réalistes que ceux du Nord, et où figurent des faunes, des nymphes, de petits amours lançant des flèches.
M. Lefébure cite un fait curieux au sujet de ces modèles : le plus ancien tableau dans lequel on voie de la dentelle est le portrait d’une dame par Vittore Carpaccio, qui mourut vers 1523. Les manches de la dame sont brodées d’une étroite dentelle. Tout le dessin reparait dans la « Corona » de Vecellio, livre qui ne parut qu’en 1591. Ce dessin-là fut donc employé au moins quatre-vingts ans avant d’être répandu par l’impression en même temps que d’autres modèles.
Néanmoins ce fut seulement à partir du dix-septième siècle, que la dentelle acquit un caractère vraiment indépendant, une individualité. M. Duplessis constate que la production des pièces les plus remarquables est plus redevable à l’influence des hommes qu’à celle des femmes.
Le règne de Louis XIV vit fabriquer les plus somptueuses des dentelles faites au point d’aiguille, la transformation du point de Venise, et le développement des points d’Alençon, d’Argentan, de Bruxelles et d’Angleterre.
Le roi, avec l’aide de Colbert, résolut de faire de la France, si la chose était possible, le centre de la fabrication de la dentelle, et dans ce but, il envoya à Venise et en Flandre chercher des ouvriers. L’atelier des Gobelins fournissait des modèles. Les élégants avaient d’immenses rabats, ou cravates tombant du menton sur la poitrine, et de grands prélats comme Bossuet, comme Fénelon, avaient de magnifiques aubes et rochets. On rapporte, au sujet d’un collet fait à Venise pour Louis XIV, que les dentelliers, ne trouvant pas de crin assez fin, employèrent dans une partie de leur travail leurs propres cheveux, afin de conserver à leur œuvre toute la délicatesse qu’ils voulaient lui donner.
Dans le dix-huitième siècle, Venise, s’apercevant que les dentelles d’un tissu plus léger étaient plus recherchées, se mit à faire le point à la rose, et à la cour de Louis XV, le choix de la dentelle fut réglé par une étiquette encore plus minutieuse. Mais la Révolution ruina la plupart des manufactures.
Alençon survécut. Napoléon encouragea cet art et tenta de faire revivre les lois anciennes qui prescrivaient de porter de la dentelle dans les réceptions à la cour. Une admirable pièce de dentelle, toute semée d’abeilles, et qui coûtait quarante mille francs, fut commandée. Elle fut commencée pour l’impératrice Joséphine, mais au cours de son exécution, ses armes furent remplacées par celles de Marie-Louise.
M. Lefébure termine son intéressante histoire en indiquant très nettement sa manière de voir au sujet de la dentelle à la mécanique.
Ce serait, dit-il, une perte évidente pour l’art, si la fabrication de la dentelle à la main disparaissait entièrement, car la machine, si habilement qu’elle soit construite, ne saurait faire l’ouvrage que la main accomplit. Elle peut nous donner les résultats de procédés, mais non point les créations d’un tour de main artistique. L’art disparaît dès que la raideur du calcul prétend se substituer au sentiment ; il disparaît dès qu’on n’aperçoit plus trace d’une intelligence qui dirige l’habileté professionnelle, dont les hésitations même ont leur charme. Le bon marché n’est jamais une qualité à rechercher, quand il s’agit de choses qui ne sont pas de première nécessité : il abaisse le niveau artistique.
Ce sont là d’admirables remarques, et c’est sur elles que nous quitterons ce livre enchanteur, ses délicieuses illustrations, ses charmantes anecdotes, ses excellents conseils. M. Alan Cole mérite la reconnaissance de tous ceux qui s’intéressent à l’art, pour avoir donné au public ce livre sous une forme aussi attrayante, et à un prix si abordable.