I
Monsieur Duboudoir
Eugène Süe, s’il avait à publier aujourd’hui les Mystères de Paris, serait obligé de modifier singulièrement le fond de son roman et les allures de ses personnages.
Nous sommes loin du Lapin blanc et de Paul Niquet ; les halles ont perdu leur aspect sinistre, les bouges et les cabarets sont remplacés par d’honnêtes restaurants, la rue aux Fèves a disparu et de larges boulevards ont porté d’un bout à l’autre de Paris l’animation, le soleil et la santé.
Il faut au voleur et à l’assassin la ruelle et l’impasse, le pavé boueux, inégal, le ruisseau sordide la venelle obscure et malsaine.
Élargir la rue, embellir Paris, c’était moraliser en bas.
Il y a bien encore un petit crime par-ci par-là ; mais juste ce qu’il en faut pour maintenir l’équilibre de la société.
Qu’on ne vienne pas crier au paradoxe, le crime est utile, indispensable, – et je le prouve.
S’il n’y avait plus de crimes, il n’y aurait plus de palais de justice, partant, plus de magistrats ni d’avocats, ni d’avoués à la cour, ni d’huissiers. N’y ayant plus d’avocats, il ne faudrait plus d’École de droit, plus d’étudiants au quartier Latin, de chambres garnies, de pensions et de tables d’hôte.
S’il n’y avait plus de coupables ; il n’y aurait plus de condamnés, plus de gendarmes, plus de geôliers, plus de gardiens.
Le ministre de la justice n’aurait plus de raison d’être, on le supprimerait. Plus d’employés, plus de parquets de province, plus de garde municipale, de commissaires de police, de sergents de ville.
La moitié de la France serait sans pain ; – et je conclus : supprimer le crime, ce serait supprimer la société.
Les Mystères de Paris ne sont donc plus ce qu’ils étaient. C’est dans un autre ordre social qu’il faut les chercher.
L’exception dans la passion, la maladie dans le rêve, la convoitise dévoyée, le luxe hystérique, le vice élégant, fourniraient des sujets d’étude aussi variés que les annales du crime brutal ou les inventions de sang répandu.
En tout cas, le moraliste ne pourrait envoyer ses juges d’instruction que dans les salons où l’on danse ; et, pour aujourd’hui, il établira son ministère public dans les magasins, ou plutôt dans les appartements de M. Duboudoir.
M. Duboudoir est un tailleur pour dames, une couturière mâle.
Il a le ton à la fois mielleux et inconvenant, il sue par tous les pores l’impertinence du succès.
Duboudoir est marié ; sa femme est mariée aussi. Il y a là un mystère. Rien ne manque à la poésie de son commerce de modes, car la demoiselle de magasin est devenue poitrinaire.
Duboudoir invente le cachet d’une saison : il a le monopole du bien porté.
Comme Warwick était un faiseur de rois, il est un faiseur de reines ; il ne tient qu’à lui de faire le succès d’une femme.
Duboudoir entre dans le cabinet de toilette comme la femme de chambre qui dit :
– Madame, c’est votre homme d’atours.
Le corset n’a pas de secrets pour lui ; pour lui la crinoline est de verre – comme la maison du sage.
Il faut voir Duboudoir dans un salon, Duboudoir ouvrant négligemment l’album où sont dessinés et coloriés les costumes qu’il se propose d’exécuter.
– Voici, madame, un costume de pigeon qui conviendrait parfaitement à votre teint. Les ailes sont simulées par deux b****s de soie qui se fixent à la chevelure au moyen d’une épingle. La robe est gorge de pigeon et retroussée sur les côtés pour laisser voir les pattes de madame.
Voici une toilette de Palmier ; les demoiselles seront en Oranger, en Laurier-rosé, en Gazon. Mademoiselle de X… est en avoine, madame de Z… en Myrthe, la comtesse en charmille, avec un nid dans les cheveux ; la marquise en Antilope, une autre en Cigogne, en Ibis, que sais-je ?
Feuilletez l’album – et vous verrez.
Duboudoir récite toutes ces niaiseries d’un air convaincu ; il est assis – et la cliente est debout, elle l’écoute et le supplie du regard !
Ah ! comme on voudrait alors lui crier :
– À la boutique, à la boutique ! coupe ton étoffe, prends tes mesures – et sois humble !
Mais ces dames se fâcheraient et l’audacieux subirait le sort d’Orphée.
Ce qu’on voit et ce qu’on entend chez Duboudoir n’est rien à côté de ce qu’on n’entend pas et de ce qu’on ne voit point.
Les appartements de Duboudoir sont un lieu de rendez-vous. C’est là qu’on se rencontre mystérieusement…
Et le thé, le soir ! le thé !
Vous en savez quelque chose, beau jeune homme à la ceinture rose ! vous dont la joue est fraîche et parfumée comme la fleur du péché ?
Les voilà, les nouveaux mystères de Paris. Un jour, nous les écrirons sans réticences.
Et je sais bien à qui je les dédierai, – madame ! Il y a bien d’autres choses que vous ne connaissez pas.
Tenez, à Charenton, il est une maisonnette dans un jardin ; là demeure une brave femme qui garde des enfants, pauvres petits êtres, fils de l’amour, conçus dans un sourire, et dont l’existence troublerait le repos, la joie d’une famille entière !
Ils se nomment Henri, Gaston, Ivan…
Ils jouent dans le jardin en attendant l’âge du collège, qui sera pour eux une prison.
De loin en loin, une voiture s’arrête à la porte. Une jeune et jolie femme en descend, qui a pu, ce jour-là, s’absenter des Champs-Élysées et du bois de Boulogne.
Jetant les yeux autour d’elle, toute rose de crainte et d’émotion, elle court à son enfant, le couvre de caresses et de baisers, s’informe de sa santé auprès de la bonne femme, paye la pension, – et fait une distribution générale de bonbons et de confitures.
Tout à coup l’heure sonne. Elle regarde sa montre et pâlit. Elle embrasse l’enfant : « Henri, sois sage ; fais bien ta prière ! »
Elle remonte en voiture, les chevaux s’élancent.
La jeune mère regarde encore, essuie une larme ; puis, au détour du chemin, elle reprend l’air froid, calme, mondain ; – elle rentre à l’hôtel !
Je les ai vus, moi aussi, ces enfants, et j’ai cherché sur leur front clair une trace de leur naissance.
Ivan seul n’a jamais reçu de visite. Il a neuf ans il est blond avec les yeux noirs, pleins de flamme quoique tristes. C’est un Manfred, c’est l’enfant d’une tempête, d’un éclair, d’une passion malheureuse, d’un crime peut-être.
Jamais de mère ! jamais personne !
Quand la marraine des autres arrive, Ivan regarde avec tristesse, il s’approche et il recueille des miettes de caresses ; quand on l’embrasse, il est fier pour huit jours.
Pauvre Ivan, où est ta mère ?