II - Le rassemblement sur la place du Marché-2

2206 Words
J’avais à peine dit ces mots que la porte à deux vantaux de l’Hôtel de Ville s’ouvrit, et que le cortège des pères de la cité apparut sur la place du marché. Deux trompettes en justaucorps mi-parti les précédaient, en sonnant une fanfare sur leurs instruments. Derrière eux venaient les aldermen et les conseillers, graves et vénérables vieillards, drapés dans des robes de soie noire à traîne, aux collets et aux bords formés de coûteuses fourrures. Après eux s’avançait un petit homme rougeaud, bedonnant, qui tenait à la main la verge, insigne de son office. C’était le secrétaire de la ville. Le défilé des dignitaires se terminait par la haute et imposante personne de Stephen Timewell, maire de Taunton. Il y avait dans l’extérieur de ce magistrat bien des choses faites pour attirer l’attention, car tous les traits qui caractérisaient le parti puritain, auquel il appartenait, se personnifiaient et s’exagéraient en lui. Il était d’une taille très haute, extrêmement maigre, avec un air fatigué, des paupières lourdes, qui trahissaient les jeûnes et les veilles. Les épaules courbées, la tête penchée sur la poitrine marquaient les effets de l’âge, mais ses yeux brillants, d’un gris d’acier, l’animation qui se remarquait dans les traits de sa figure pleine de vivacité, prouvaient à quelle hauteur l’enthousiasme religieux pouvait s’élever au-dessus de la faiblesse corporelle. Une barbe pointue, en désordre, tombait à mi-chemin de sa ceinture. Ses longs cheveux, blancs comme la neige, s’échappaient en voltigeant de dessous une calotte de velours. Cette calotte était fortement tendue sur le crâne de façon à faire saillir les oreilles dans une position forcée, de chaque côté, coutume qui a valu à son parti l’épithète de « dresse-l’oreille » qui lui fut si souvent appliquée par ses adversaires. Son costume était d’une simplicité étudiée, de couleur sombre. Il se composait de son manteau noir, de culottes en velours foncé, de bas de soie, avec des nœuds de velours aux souliers à la place des boucles alors en usage. Une grosse chaîne d’or, qu’il portait au cou, était la marque de son office. En avant de lui marchait à pas comptés le gros secrétaire de la ville, au gilet rouge, une main sur la hanche, l’autre étendue pour brandir la verge qui lui servait d’insigne. Il jetait des regards solennels à droite et à gauche, s’inclinait de temps en temps comme s’il s’attribuait les applaudissements. Ce petit homme avait attaché à sa ceinture un énorme sabre qui résonnait sur ses pas avec un bruit de ferraille sur le pavé formé de galets, et qui de temps en temps se mettait entre ses jambes. Alors l’homme l’enjambait d’un air grave et reprenait sa marche sans rien perdre de sa dignité. Trouvant à la fin ces interruptions trop fréquentes, il abaissa la poignée du son sabre de manière à en élever la pointe, et il continua à marcher avec l’air d’un coq bantam dont la queue aurait été réduite à une seule plume. Lorsque le maire eut passé en avant et en arrière des différents corps et les eut inspectés avec une minutie et une attention bien propres à prouver que l’âge n’avait point émoussé ses qualités militaires, il fit demi-tour dans l’intention évidente de nous parler. Aussitôt son secrétaire s’élança devant lui, agitant les bras, et criant à tue-tête. – Silence, bonnes gens ! Silence pour le très honorable maire de Taunton ! Silence pour le digne Maître Stephen Timewell. Et au milieu de ses gestes et de ses cris, il s’empêtra encore une fois dans son arme démesurée, et alla s’étaler à quatre pattes dans le ruisseau. – Silence, vous-même, Maître Tetheridge, dit d’un ton sévère le magistrat suprême, si l’on vous rognait votre épée et votre langue, ce serait aussi avantageux pour vous que pour nous. Ne saurais-je dire quelques mots opportuns à ces braves gens sans que vous veniez m’interrompre par vos aboiements discordants ? L’encombrant personnage se ramassa et s’esquiva derrière le groupe des conseillers, pendant que le maire gravissait avec lenteur les degrés de la croix du marché. De là, il nous parla d’une voix haute, perçante, qui prenait plus d’ampleur à chaque mot, si bien qu’elle s’entendait jusque dans les coins les plus éloignés de la place. – Amis dans la foi, dit-il, je rends grâce au Seigneur d’avoir été épargné dans ma vieillesse pour être présent à cette pieuse réunion. Car nous, gens de Taunton, nous avons toujours entretenu vivante parmi nous la flamme du Covenant, parfois peut-être obscurcie par les courtisans des circonstances, mais restée toujours allumée dans les cœurs de notre peuple. Toutefois il régnait autour de nous des ténèbres pires que celles de l’Égypte, alors que Papisme et Prélatisme, Arminianisme et Érastianisme faisaient rage et se donnaient libre cours sans rencontrer d’obstacle ni de répression. Mais que vois-je maintenant ? Vois-je les fidèles se retirer tremblants en leurs cachettes, et dressant l’oreille pour percevoir le bruit des fers des chevaux de leurs oppresseurs ? Vois-je une génération docile aux maîtres du jour, avec le mensonge aux lèvres, et la vérité ensevelie au fond de son cœur ? Non, je vois devant moi des hommes pieux, qui viennent non seulement de cette belle cité, mais encore de tout le pays à la ronde, et des comtés de Dorset, et de Wilts, certains même, à ce qu’on me dit, dit Hampshire, tous disposés, empressés à besogner vigoureusement pour la cause du Seigneur. Et quand je vois ces hommes fidèles, et quand je pense que chacune des grosses pièces de monnaie qu’ils ont dans leurs caisses est prête à les soutenir, et quand je sais que ceux qui, dans le pays, ont survécu aux persécutions, rivalisent de prières pour nous, j’entends une voix intérieure qui me dit que nous abattrons les idoles de Dagon et que nous bâtirons dans cette Angleterre, notre pays, un temple de la vraie religion tel que ni Papisme, ni Prélatisme, ni idolâtrie, ni aucune autre invention du Mauvais ne prévaudra jamais contre lui. Un sourd murmure d’approbation que rien ne pouvait contenir, monta des rangs compacts de l’infanterie insurgée, en même temps que les armes ou mousquetons retombaient sur le pavé avec un bruit sonore. Saxon tourna à demi sa figure farouche, en levant la main d’un signe d’impatience. Le grondement rauque s’éteignit parmi nos hommes, pendant que nos compagnons de droite et de gauche, moins disciplinés, continuaient à agiter leurs branches vertes et à faire sonner leurs armes. Les gens de Taunton restaient immobiles, résolus, silencieux, mais leurs traits contractés, leurs sourcils froncés prouvaient que l’éloquence de leur concitoyen avait remué jusqu’en ses profondeurs l’esprit fanatique qui les distinguait. – J’ai en main, reprit le maire, en tirant de sa poitrine un papier roulé, la proclamation dont notre royal chef s’est fait précéder. En sa grande bonté, en son abnégation, il a, dans le premier appel daté de Lyme, fait savoir qu’il laisserait le choix d’un monarque aux Communes d’Angleterre, mais ayant appris que ses ennemis faisaient de cette déclaration l’usage le plus scandaleux, le plus vil, et assuraient qu’il avait trop peu de confiance en sa propre cause pour surprendre publiquement le titre qui lui était dû, il a décidé de mettre fin à ces mauvais propos. « Sachez donc que par la présente il est proclamé que James, Duc de Monmouth, est désormais le Roi légitime d’Angleterre, que Jacques Stuart, le papiste et le fratricide, est un scélérat usurpateur, qu’il est promis cinq mille guinées à quiconque le livrera mort ou vif, et que l’assemblée siégeant actuellement à Westminster et se donnant le nom de Communes d’Angleterre est une assemblée illégale, que ses actes sont nuls et non avenus devant la loi. Dieu bénisse le Roi Monmouth et la Religion protestante ! » Les trompettes sonnèrent une fanfare, et le peuple applaudit, mais le Maire, levant ses mains maigres et blanches pour réclamer le silence, reprit : – Il est arrivé ce matin un message du Roi. Il envoie son salut à ses fidèles sujets protestants, et ayant fait halte à Axminster, pour se reposer après sa victoire, il se mettra bientôt en marche, et sera parmi vous dans deux jours au plus tard. Vous serez peinés d’apprendre que le bon Alderman Rider a péri, frappé au plus fort de la mêlée. Il est mort en homme et en chrétien, léguant toute sa fortune en ce monde, ainsi que sa fabrique de draps et ses biens immeubles, pour la continuation de la guerre. Parmi les autres morts, il n’y en a pas plus de dix qui soient de Taunton. Deux vaillants jeunes pères ont été moissonnés, Obosés et Éphraïm Hollis, dont la pauvre mère… – Ne vous désolez pas à mon sujet, bon Maître Timewell, cria une voix de femme dans la foule. J’ai trois autres fils, aussi solides, que j’offre tous pour la même querelle. – Vous êtes une digne femme, Mistress Hollis, répondit le Maire, et vos enfants ne seront point perdus pour vous. Le nom suivant sur ma liste est celui de Jessé Tréfail, puis viennent Joseph Millar et Aminadab Holl… Un mousquetaire, homme d’un certain âge, se trouvait dans la première ligne de l’infanterie Taunton, enfonça son chapeau sur ses yeux, et cria d’une voix forte et ferme : – Le Seigneur me l’a donné, le Seigneur me l’a ôté. Béni soit le nom du Seigneur ! – C’est votre fils unique, maître Holt, dit le Maire, mais le Seigneur a aussi sacrifié son Fils unique pour que vous et moi nous puissions boire aux eaux de la vie éternelle… Puis viennent Route-de-lumière-Régan, James Fletcher, Salut-Smith, et Robert Johnstone. Le vieux Puritain roula ses papiers d’un air grave, et après être resté quelques instants les mains croisées sur sa poitrine, en une silencieuse prière, il descendit de la croix du marché, et s’éloigna suivi des aldermen et des conseillers. La foule commença de même à se disperser, d’une façon posée et sans désordre. Les figures étaient solennelles, sérieuses, les yeux baissés. Toutefois un grand nombre de paysans, plus curieux ou moins dévots que les citadins, se groupèrent autour de notre régiment, pour voir ceux qui avaient battu les dragons. – Vois-tu l’homme qui a une tête de gerfaut ? s’écria l’un, en désignant Saxon. C’est lui qui a abattu hier ce Philistin d’officier, et qui a mené les fidèles à la victoire. – Remarquez-vous cet autre, s’écria une vieille dame, celui qui a la figure blanche, et qui est habillé comme un prince ? C’est un noble, qui est venu de Londres pour rendre témoignage en faveur de la foi protestante. C’est un bien pieux gentleman, oh, oui, et s’il était resté dans la cité coupable, on lui aurait coupé la tête, comme on a fait au bon Lord Russell, ou on l’aurait enchaîné avec le digne monsieur Baxter. – Par la Vierge Marie, compère, criait un autre, l’homme de grande taille au cheval gris, voilà mon soldat à moi. Il a les joues aussi lisses qu’une demoiselle, et des membres comme Goliath de Gath. Je vous parie qu’il serait capable d’emporter ce vieux compère de Jones en travers de sa selle aussi aisément que Towser enlève une donzelle. Mais voici ce bon monsieur Tetheridge, le secrétaire : il est bien occupé, et c’est un homme qui n’épargne ni le temps ni la peine pour la Grande Cause. – Place, bonnes gens, place ! criait le petit secrétaire affairé, l’air autoritaire. N’entravez pas les hauts employés de la corporation dans l’accomplissement de leurs fonctions. Vous ne devez pas non plus encombrer les abords des combattants, vu que par là vous les empêchez de se déployer et de s’étendre en ligne, ainsi que le demandent actuellement plusieurs chefs importants. Je vous prie, quel est donc celui qui commande cette cohorte, ou plutôt cette légion, vu que vous avez le concours de cavalerie auxiliaire ? – C’est un régiment, monsieur, dit Saxon d’un air bourru, le régiment du colonel Saxon, infanterie du Comté de Wilts, que j’ai l’honneur de commander. – Je demande pardon à monsieur le colonel, s’écria le secrétaire, d’un air inquiet, en s’écartant du soldat à figure bronzée. J’ai entendu parler de monsieur le colonel et de ses exploits dans les guerres d’Allemagne. Moi-même, j’ai porté la pique dans ma jeunesse, et j’ai brisé une ou deux têtes, oui, et même aussi un ou deux cœurs, au temps où je portais justaucorps et bandoulière. – Faites connaître votre message, dit brièvement le colonel. – C’est de la part de son Excellence monsieur le Maire. Il s’adresse à vous-même, et à vos capitaines, qui sans doute sont ces cavaliers de haute stature que je vois à mes côtés. Beaux gaillards, sur ma foi, mais vous et moi, colonel, nous savons bien qu’un petit tour d’escrime peut mettre le plus petit d’entre nous au même niveau que le plus fendant. Oui, je vous le garantis, vous et moi qui sommes des soldats, nous pourrions, étant mis dos à dos, tenir tête à ces trois galants. – Parlez, mon garçon, gronda Saxon, en étendant un long bras musculeux et saisissant par le revers de son habit le bavard secrétaire, et le secouant de façon à faire sonner encore une fois son grand sabre. – Quoi ! Colonel ! Comment ? s’écria Mr Tetheridge, dont l’habit parut prendre une teinte plus foncée par le contraste avec la pâleur soudaine de ses joues. Porteriez-vous une main irritée sur le représentant du Maire ? Moi aussi, je porte l’épée au côté, comme vous pouvez le voir. En outre, je suis assez vif, assez prompt à me fâcher, et je vous avertis en conséquence de ne rien faire que je puisse par hasard regarder comme une offense personnelle. Quant à mon message, c’était pour vous dire que son Excellence M. le Maire désirait avoir un entretien avec vous et vos capitaines à l’Hôtel-de-Ville. – Nous allons nous y rendre, dit Saxon. Puis, s’adressant au régiment, il se mit à expliquer quelques-uns des mouvements et exercices les plus simples, en instruisant ses officiers tout comme ses hommes, car si Sir Gervas connaissait un peu l’exercice, Lockarby et moi, nous n’avions guère que de la bonne volonté à offrir dans l’occasion. Lorsque l’ordre de rompre fut enfin donné, nos compagnies retournèrent à leur casernement dans le magasin à laines ; pendant que nous remettions nos chevaux aux valets d’écurie du Blanc-Cerf et que nous nous mettions en route pour présenter nos respects au Maire.
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