Raoul, lui, continuait de me tutoyer. Je n’éprouvai d’ailleurs, à aucun moment, de la colère contre lui. Je le connaissais trop : je comprenais très bien qu’il n’était pour rien dans ma douleur. Et puis la haine, la malveillance même, tous les sentiments violents répugnaient à mon faible tempérament. À Raoul ainsi qu’à mon père, l’ordre des choses paraissait naturel et nécessaire. À la chasse, je portais le carnier ; à la pêche, je mettais les vers. De camarade, je devenais domestique. J’étais « le petit Louis. »
Nous grandissions. Les parents de Raoul quittèrent le château et allèrent à Paris pour compléter l’éducation de leur fils. Dès lors, je suivis plus régulièrement les cours de l’école, qui développèrent les premières notions enseignées par le précepteur. J’apprenais très facilement. J’étais toujours le premier de ma classe, ce qui me donna une haute opinion de mon intelligence et de mon savoir. Mon père n’était pas éloigné de partager cette manière de juger. Si rigide pour lui, si content de son sort, il conçut le projet de me faire gravir un échelon dans l’échelle sociale. J’étais, d’ailleurs, trop malingre pour devenir un bon garde. Mon père me voyait déjà citadin, portant redingote, quelque chose comme un demi-bourgeois, premier clerc, par exemple. Grâce à la recommandation de Mme de La Valette, je fus admis, en qualité de saute-ruisseau, chez Me Piédegois, notaire à Larcy. Une vieille cousine me céda un lit dans une soupente, et, moyennant une petite pension, me donna le manger.
Ces années furent si nulles, si incolores qu’elles n’ont presque pas laissé de traces dans ma mémoire. Pas d’évènements, un lent avatar moral. Je me pris d’une véritable passion pour la lecture. Journaux, romans, empruntés à droite et à gauche, me révélaient un monde autre que celui dans lequel je vivais. Larcy, qui, jusqu’à présent, avait été pour moi « la ville, » devenait petit, petit à étouffer. La société ne m’apparaissait plus comme un vaste ensemble presque immuable, où tout est réglé d’avance, ou chacun doit demeurer à la place qui lui est assignée. Je discernais un immense concours où chacun, à force de courage, d’intelligence, de travail, de bonheur aussi, a chance d’arriver aux premiers rangs. Et je me disais : « Pourquoi n’essayerais-je pas, moi aussi ? » Mais, quand, le livre fermé, je regardais autour de moi, je voyais tous ces bourgeois, bourgeois de père en fils, sans avoir ni accru, ni diminué sensiblement leur fortune, tous ces ouvriers faisant de leurs enfants des ouvriers ; il me semblait bien que c’était là l’ordre social selon la conception de mon père et non celui de mes livres. Il fallait des générations pour qu’une famille de paysans enrichis arrivât à la petite bourgeoisie. La ruine d’un bourgeois faisait scandale. Je finis par conclure que la société dépeinte dans les livres existait ailleurs, à Paris, et dans mon cœur naquit le désir immodéré, v*****t, d’aller là-bas… Cela devint ma seule pensée… »
« Février.
À Larcy, des jeunes gens de mon âge et de ma situation avaient des amours qu’ils me contaient et des aventures dont on jasait. Il se tramait, le dimanche, au bal, nombre d’honnêtes intrigues, aboutissant le plus souvent au mariage. Parfois aussi, dans les rues obscures, les relations étaient moins innocentes. Je ne connus tout cela que par ouï-dire. J’étais bien trop timide pour oser aborder une jeune fille, trop conscient de ma laideur et de ma gaucherie. Plusieurs fois, je pris, comme on dit, mon courage à deux mains ; mais, au dernier moment, ma langue se sécha dans ma gorge. Après, je voyais clairement ce qu’il aurait fallu dire et je maudissais ma faiblesse. Je rêvais alors de grandes amours où des hardiesses accomplies me donnaient tous les prestiges et forçaient quelque ravissante créature à s’éprendre de moi et à me faire toutes les avances. Puis, à la première occasion, la réalité surgissant à la place du rêve enfui, je me montrais aussi maladroit, aussi empêché. Souvent, des paysannes appétissantes, des jolies filles du faubourg riaient avec affectation en me voyant passer. D’autres eussent considéré cela comme une agacerie. Moi, je pensais qu’elles se moquaient sérieusement, avec raison, et je les haïssais…
Je fus réformé pour myopie. Quelque temps après, mon père mourut et la vente de son pauvre mobilier me mit entre les mains quelques ressources. L’idée me vint plus précise, plus pressante, de partir pour Paris. J’aurais pu demander l’assistance de Mme de La Valette. Mais il me semblait que mon départ allait contre ses désirs, contre le vœu de mon père mort. J’avais la conscience de commettre une mauvaise action. Il me fallut faire appel à tout mon courage, pour prévenir Me Piédegois. Il fut très surpris. Ne se doutant nullement de ce qui se passait dans mon esprit, il crut que j’avais trouvé une place à Paris. Je le confirmai dans cette erreur. Il m’adressa quelques avertissements solennels relatifs aux dangers de la capitale. Le lendemain, j’étais parti. »
« Mars.
À Paris, la vie m’a été dure, d’abord. Les premières émotions que fait naître l’aspect de la grande ville ont été troublées par la crainte de ne pas gagner ma vie, par d’âpres recherches. Je voyais mon petit pécule diminuer chaque jour. Les livres répètent qu’à Paris on gagne beaucoup d’argent et qu’on en dépense beaucoup.
Pour le moment, le dernier terme de la proposition seul me semblait justifié. Quelques essais que je fis dans les agences de placement absorbèrent mes dernières ressources sans donner aucun résultat. Ma première idée avait été de me présenter dans les études de notaires et d’avoués. Deux fois seulement on m’offrit du travail, mais avec des appointements si maigres qu’ils ne m’eussent pas permis de vivre.
Bientôt, je fus au bout de mes ressources. Je mis au Mont-de-Piété ma montre, mon linge, tout ce qui me restait. Je fis, non sans peine, quelques dettes. Ma maladresse, ma timidité rendaient les fournisseurs défiants. D’autre part, la stricte honnêteté à laquelle mon éducation m’a accoutumé me rendait ces démarches fort pénibles. Enfin, au moment où, vaincu sans avoir combattu, mourant de froid et de faim, j’allais repartir au hasard pour la province, un premier clerc de notaire que j’avais imploré me procura des copies à expédier. Je pouvais, en travaillant depuis le matin jusqu’au soir, gagner juste le prix de ma chambre et de quoi ne pas mourir de faim. Dirai-je toutes mes misères : le froid mortel qui glaçait mes doigts sur le papier, le mauvais éclairage de ma mansarde, la nécessité d’acheter de la lumière qui absorbait le plus clair de mon bénéfice ?… Je considérai pourtant cela comme le salut. Peu de temps après, le premier clerc, satisfait de mon écriture et de mon exactitude, me fit entrer chez Me Bornot avec des appointements très minimes que j’augmentai en écrivant, le soir, d’autres expéditions.
Je crois bien que ce fut le dernier évènement matériel qui survint dans ma vie. Ce sera sans doute l’avant-dernier. Pour le moral, c’est autre chose…
… Voilà donc où j’avais abouti. À Larcy, du moins, mon gain était en rapport avec le bon marché de la vie ; puis, mon travail fini, j’avais des heures de liberté ; je pouvais lire, réfléchir, me promener. Ici, je devais, pour assurer mon pain et mon coucher, écrire du matin au soir, parfois très avant dans la nuit, parfois même le dimanche. D’ailleurs, que faire le dimanche, quand on n’a pas d’argent ? Traîner seul dans l’odieuse foule des endroits gratuits. Et seul, toujours seul. Pas un ami.
Il y avait du nouveau dans mon âme : jadis, le château de La Valette avait représenté pour moi la plus haute expression du luxe et de la fortune. Je ne concevais rien de plus beau. À Paris, c’était bien autre chose : j’eus un éblouissement en passant, un après-midi, aux Champs-Élysées au moment du retour du Bois. Puis, envoyé pour affaires de l’étude dans des maisons, dans quelques hôtels particuliers, je demeurai stupéfait devant les richesses, les splendeurs qu’ils renfermaient. Voilà donc ce que ceux-là possédaient ! Et qu’avaient-ils fait pour cela ? Les uns, comme Raoul, avaient pris la peine de naître. Les autres…, les autres avaient gagné, conquis la fortune. Mais comment ? Ah ! dame, en se lançant dans la lutte, en jouant le tout pour le tout. On parlait souvent, à l’étude, de gens venus à Paris en sabots et à qui la Bourse avait donné des millions. Pourquoi ne ferais-je pas comme eux ? Ah ! parce que, précisément, je ne suis pas bâti pour la lutte : à la pensée du saut initial dans l’inconnu, un grand frémissement me prenait et je me revoyais sans le sou, sans lit, sans feu, sans pain, sur le pavé de Paris, obligé à des indélicatesses qu’invinciblement mon éducation première me fait redouter plus que tout… Ah ! non, je ne suis pas né pour la lutte ! Je suis de la race, non des tondeurs, mais des tondus.
Je fis pourtant une tentative. Avec quelques sous économisés à grand-peine, je me mis à jouer à la Bourse dans une officine établie rue de Richelieu. Il suffisait de déposer cinquante francs pour faire de minuscules opérations. Durant toute une année, j’étudiai avec passion les variations des cours. Je crus avoir trouvé une formule infaillible. Effectivement, je ne perdis pas : mes pertes équilibrèrent mes bénéfices, et je me retrouvai au même point, n’ayant sacrifié que mon temps. Il semblait que la fatalité me ramenât toujours au néant. Je suis un être négatif… Exaspéré, je résolus de risquer un va-tout. Je jouai à découvert, grosse aventure pour mes faibles ressources. Jusqu’à la veille de la liquidation, le sort me fut contraire, et, au milieu de transes horribles, je me voyais déjà débiteur de plusieurs milliers de francs, lorsqu’un évènement imprévu tourna les chances en ma faveur. Je gagnais près de cinq cents francs. Lorsque j’allai les toucher, je trouvai l’officine fermée ; le directeur avait levé le pied avec tous les capitaux. Je perdais non seulement les cinq cents francs, mais encore mes économies. Je fus guéri de la passion du jeu. Ceux qui réussissent à la Bourse font usage sans doute de moyens plus compliqués. Ils sont doués, et je ne le suis pas.
Ces évolutions morales faisaient naître en moi deux sentiments que je n’avais pas connus à Larcy : l’envie et la haine. J’enviais la richesse, le bonheur, la beauté, la hardiesse, tout ce que je n’avais pas, que je n’aurais jamais, je le sentais bien, hélas ! Je haïssais ceux qui possédaient ces biens. Ma haine était, d’ailleurs, tout instinctive et platonique. Je n’ai en moi de volonté que pour les rêves. Je ne suis pas un homme d’action.
Il est une chose que peut-être j’enviais plus que la richesse, c’est l’amour. À Larcy, j’étais demeuré chaste. À Paris, je me ruai d’abord vers les « plaisirs » faciles. Je n’y trouvai aucun « plaisir. » D’abord, autant que les dettes, cela répugnait à mes instincts et, plus encore, à mes rêves. J’étais, certes, incapable d’éprouver de l’affection pour des filles que je méprisais profondément ; pourtant, je devinais qu’elles pouvaient être, aux yeux de quelques-uns, des êtres vivants et pensants. Mais elles aussi éprouvaient visiblement de la répugnance pour moi, être gauche et timide. La nécessité seule nous réunissait.
Oh ! voir passer dans la rue tant de femmes, belles, jeunes, coquettes, et penser qu’il n’y en a aucune, pas une seule qui puisse jamais être pour moi ! Cela, plus que tout le reste, me remplissait de rage. Chacun de mes compagnons de l’étude avait une maîtresse ou une femme. Moi, non. Je sentais très bien que je déplaisais à toutes les créatures devant lesquelles le hasard me plaçait. Même pauvre et laid, peut-être aurais-je pu plaire à une femme, et je voyais très clairement ce qu’il aurait fallu faire et dire pour cela. J’en prenais la résolution. Puis, le moment venu, une timidité invincible me paralysait et me rendait tout autre. Je suis décidément trop incomplet ! »
« Avril.
Le mal dont je souffre n’est pas un cas isolé : des milliers d’autres sont atteints de la même maladie d’envie et de haine. Mais si beaucoup sont pauvres et laids, très peu ont l’âme en si complète discordance avec leur corps ; à très peu la femme inspire ce désir et cette impuissance farouches ; très peu ont d’autres aspirations que les jouissances matérielles de la fortune, boire, manger, dormir et le reste. Moi, je ne rêve pas seulement le luxe, mais surtout ce que comporte l’habitude du luxe : une vie policée, des mœurs particulières, remplies de nuances…
Certains bourgeois, riches de naissance, font profession de mépriser l’argent et parlent avec respect des qualités morales. Pour eux, en effet, il n’y a pas relation directe entre la fortune qu’on a et la morale qu’on observe ; l’argent, c’est une chose qu’on possède en naissant, qui est la condition même de l’existence dans leur milieu ; n’ayant pas eu à s’en passer, il semble qu’on s’en passerait aisément. Au contraire, les qualités morales varient tellement qu’il est aisé d’apprécier si tel les possède, si tel en est dépourvu.
Mais chez les déshérités il y a corrélation directe entre l’argent et le moral… La nécessité de gagner sa vie domine tout… Tout le moral en dépend. »
« Mai.
Un moment, j’ai cru trouver des frères dans les différentes sectes socialistes révolutionnaires. J’avais, par hasard, entendu tomber du haut d’une tribune populaire des paroles qui me semblaient fières : « Plus d’exploiteurs, plus de « riches, l’égalité sociale. » Depuis, j’ai bien réfléchi, j’ai fréquenté les réunions publiques et j’ai apprécié le vide que dissimulaient ces périodes déclamatoires. « Plus de riches, l’égalité. » Mais quelle existence nous feraient donc ces réformateurs si leurs utopies pouvaient être réalisées ? Il y aurait une universalité de vies plates, toutes pareilles à celle qui m’a été dévolue et dont la médiocre banalité me t*****e. Bel idéal ! Il n’y aurait plus ni luxe, ni arts, ni lettres, plus rien de ce qui vaut, pour quelques-uns, la peine de vivre. Quelle sottise et quel écœurement, si cela pouvait jamais être réalisé ! Au fond de toutes les doctrines collectivistes, il n’y a qu’une conception stupide de l’égalité. Dans notre société artificielle, compliquée, un être un peu moins déshérité que moi pourrait encore se tirer d’affaire. Mais dans la société cellulaire tracée au cordeau que rêvent les égalitaires, l’infériorité des faibles éclaterait à tous les yeux et les condamnerait sans appel.
Les révolutionnaires les plus intelligents, les blanquistes, ne visent, grâce à la poussée des autres, qu’une minute de puissance, les joies bestiales d’Eudes et de Raoul Rigault durant la Commune. Or, que me fait à moi que la jouissance soit dévolue à tel millionnaire d’aujourd’hui ou à M. Eudes ?
Les autres, – la masse, – obéissent à une folle poussée d’envie, qui se colore d’esprit de justice : « Puisque je ne jouis pas, du moins personne ne jouira. » Ce sont les égalitaires, l’espèce la plus sotte, et qui croit stupidement à son omniscience. Et, tandis que les uns se moquent, au fond, de leurs propres déclamations, les autres pensent avec une foi tellement bête qu’ils ont trouvé la formule définitive de l’humanité !
Et, malins et crédules, qu’est-ce que cela auprès de l’énorme torrent social, procédant par transitions que tempèrent les lointaines traditions ?
D’autres encore, qui se croient plus sensés, imaginent et préparent l’état social qui régnera dans mille ans. Dans mille ans ? Qu’est-ce que cela me fait ? Est-ce que ces billevesées me donnent aujourd’hui la fortune, une parcelle d’amour ?
Sottises que tout cela. Plutôt que d’attendre inutilement les cailles toutes rôties de la révolution sociale, mieux vaudrait user des moyens que procure la vieille société. À d’autres ils ont suffi. Oui, mais ceux-là étaient doués, et je ne le suis pas.
Mille liens m’enlacent et me neutralisent. Aujourd’hui, les qualités les plus nécessaires sont l’énergie, le courage, la volonté. Or, je suis veule, rêvasseur, plein de terreur à la pensée des risques à courir. Le sang de mon père, qui coule dans mes veines, me courbe sur le sillon.
… Je suis pauvre et laid. Si, du moins, je possédais l’éloquence ! Mais, dès qu’il s’agit de prononcer quelques phrases à la suite, ma timidité invincible me conduit au balbutiement. J’ai tenté d’affronter la tribune des réunions publiques et j’ai pensé mourir de honte, tant on a ri de mes bégaiements. Sans cela, peut-être aurais-je pu entrer dans la politique, en leurrant, comme d’autres, ces imbéciles d’égalitaires. Ils ne sont bons qu’à cela.
… Les anarchistes m’ont d’abord plu davantage. Eux, du moins, ils sont francs dans leurs désirs et moins bêtes dans leurs conceptions : la vieille société leur déplaît, parce qu’ils s’y trouvent mal. C’est mon cas. Ils veulent la détruire par tous les moyens et en édifier une autre. D’accord, voilà qui est parler. Seulement, je ne vois pas trop quelle société nous referons. Sera-t-elle analogue à celle-ci ? D’autres s’empareront peut-être des bonnes places, mais non pas moi. Ne serai-je pas toujours laid, timide, lâche, sans volonté ? La source de mes souffrances n’est pas dans l’état social, elle est en moi-même, dans ce que m’ont fait l’hérédité, la naissance et l’éducation. Dès lors que gagnerais-je au change ? Incline-t-on, au contraire, vers l’organisation tracée par les collectivistes ? Encore une fois, j’aime mieux la nôtre…
… Et puis, considérez qu’il y a en France quarante millions de gens élevés dans et pour un ordre social qui ne s’est guère modifié depuis des siècles. Et quatre ou cinq cents mal venus de mon espèce auraient la prétention de changer tout cela en un tour de main ! De bouleverser les mœurs, les habitudes, ce qui est autre chose que de renverser un gouvernement ! Allons donc ! Encore sur ces cinq cents, y a-t-il cent indicateurs stipendiés par la police et cent farceurs qui tirent quelques gros sous de leur profession d’anarchie. Les autres, pauvres rêvasseurs ou déshérités pareils à moi, vivent dans leurs inoffensives songeries – sauf, de temps à autre, quelque fou…
… J’ai vu un jour, à Toulouse, deux trains de pèlerins qui partaient pour Lourdes : dans les wagons de troisième classe étaient empilés vieilles femmes, vieilles filles, bancals, bancroches, borgnes, boiteux, aveugles, bossus. Tous ces rebuts de l’humanité, ces disgraciés de la vie, avaient mis dans ce voyage leur suprême espoir et ils souffraient davantage, en attendant, de leur entassement, de la dureté des banquettes, de mille inconvénients. Les organisateurs du pèlerinage, au contraire, se prélassaient, en avant, dans des wagons de première classe, spacieux, bien rembourrés. Aux gares, ils descendaient pour objurguer les fidèles… La Révolution sociale est le Lourdes des socialistes… Les pèlerins et les habitués des réunions publiques suivent docilement ceux qui les mènent au salut, moyennant rémunération, et je ne les plains pas, car ils sont heureux, puisqu’ils croient… Moi, qui suis, comme les pèlerins, disgracié de corps, et, comme les socialistes, incomplet d’esprit, je ne crois ni à Lourdes, ni à la Révolution sociale. L’un et l’autre sont impuissants à me donner la beauté, la volonté ou la fortune. Et je resterai où la fatalité m’a placé jusqu’au jour où débordera la coupe de l’ennui… »
« 15 juin.
J’ai parfois des pensées de suicide. Cela me préoccupe. Aurais-je la force de me tuer, moi qui n’ai jamais eu la hardiesse de regarder une femme en face, ou le courage de me lancer dans une carrière hasardeuse ? N’est-ce pas de la déclamation que je me fais à moi-même ? Il me semble que non. Si l’idée de la mort m’inspire encore quelque crainte physique, elle ne me laisse, à l’avance, aucun regret. J’ai beau regarder autour de moi, je ne vois pas ce qui pourrait me faire aimer la vie. Je suis moralement détaché de tout, même des petites habitudes.
Ce n’est pas non plus que je sois fou ou la proie d’une maladie noire. Je crois que, si j’étais riche ou si, seulement, je n’étais pas laid, moins encore, si une femme m’aimait, je désirerais la vie et je ne pourrais pas me tuer. Mais je n’aurai jamais ni la fortune, ni la beauté, ni l’amour d’une femme. Et ce sont les choses que je désire : l’habitude peut seule excuser une existence pareille à la mienne. »