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2222 Words
Amélia Je ne devrais pas être stressée, mais un rendez-vous est un rendez-vous. Alors en fin de compte, je peux me permettre d'être angoissée à l'idée de dîner avec Jeremy. Mes mains sont moites et je fais les cent pas dans le salon en patientant. Je regarde rapidement ma montre. 19 h 35. Jeremy a déjà dix bonnes minutes de retard. Dois-je m'inquiéter ? Je ne sais pas. Après tout, peut-être, ne trouve-t-il pas l'adresse ? - Déstresse Amélia, tout va bien se passer. Tu viens de finir ta séance de yoga, donc zéro problème, m'assure Yaël en ouvrant le frigo pour prendre une bouteille d'eau. Je la détaille quelques instants, le temps de m'apercevoir qu'elle porte un jean troué avec un pull rose pâle sur lequel est écrit en lettres noires : b***h. J'esquisse un demi-sourire en la regardant. Je ne réalise toujours pas que l'on ait fréquenté les mêmes écoles depuis la maternelle. Aujourd'hui, nous sommes en colocation à Paris, dans la même filière : lettres modernes. Cela fait déjà trois mois que nous avons emménagé dans cet appartement. S'adapter à une nouvelle ville, à de nouveaux visages, de nouveaux quartiers n'était pas facile au début. Mais nous sommes jeunes et nous nous habituons rapidement au changement. Qui plus est, c'est nous qui avons insisté pour venir nous installer ici. Que voulez-vous, c'est le rêve parisien ? On préparait notre départ depuis nos douze ans. - Tu me connais, je veux que tout soit parfait. Et qui me dit que c'est un bon type ? Ma meilleure amie roule des yeux avant de croquer dans une pomme. - Primo, tu es magnifique, alors s'il n'est pas capable de le remarquer et bien... C'est qu'il lui manque des neurones. Deuzio, s'il fait une remarque déplacée ou autre, donne-lui un bon coup dans sa virilité ; crois-moi, après ça, tu peux te sentir soulagée. Je grimace. - Jamais je ne pourrais agir de cette façon ! Yaël rigole à gorge déployée. - Relaxe, je...crachcrach... rigole, dit-elle la bouche pleine. - J'espère. En prenant le temps de réfléchir, je ne connais Jeremy que depuis deux semaines lors d'une soirée avec les filles de ma faculté. Lui au moins ne s'est pas enfui en voyant ma timidité. J'en ai donc conclu que c'était plutôt positif pour un début. Seulement, personne ne le connaissait véritablement puisque lui et ses amis se sont incrustés sur la même banquette que nous quatre. Je n'ai donc aucun moyen de savoir s'il est fiable. Si ça se trouve, il va me poser un lapin. À cette pensée, je réprime l'envie de vomir. - Tu comptes rentrer vers quelle heure ? Parce que je sors avec Zoé ce soir. On va en boîte, c'est pour savoir si je prends mes clés. - Yaël, je ne vais pas dormir chez lui si c'est à ça que tu fais allusion, je ricane en secouant la tête. - Tout de suite les grands mots ! Ce n'est pas comme s'il était moche, s'exclame-t-elle en s'affalant sur le canapé. Je soupire. Elle marque un point. À première vue, Jeremy fait propre sur lui. Ses cheveux blonds sont coupés courts, ce qui lui dégage un visage fin. Ses yeux verts ressortent de par ses longs cils noirs et le point essentiel est qu'il est grand, comparé à moi qui suis petite. Très petite. Disons qu'atteindre 1m58 à dix-huit ans n'est pas fameux. J'ai longtemps été handicapée par ma taille de nain, comme me le dirait ma maternelle, mais j'en ai finalement fait une force. J'ai lu dans un magazine que les hommes préféraient avoir une copine plus petite qu'eux, sans doute un acte de supériorité, je n'en sais rien. Quoi qu'il en soit, ça me donne des chances de trouver quelqu'un pour remplacer mes journées ennuyantes. J'entends un objet vibrer. Je tourne immédiatement la tête vers la table basse où mon portable est posé. C'est un message de Jeremy. Enfin ! - C'est lui ? Me demande Yaël. - Exact. Je suis convenable ? Étant donné que je ne savais pas vraiment comment m'habiller pour un premier rendez-vous, j'ai opté pour un léger pull noir, rentrée dans une jupe couleur prune. Cet ensemble s'accompagne de fins collantes noirs avec des petites bottines et une veste. Mes cheveux sont relevés en une queue-de-cheval à le sauvage. Pour le maquillage, je n'ai pas trop forcé. Du mascara ainsi qu'un rouge à lèvres nude accessoirisent le tout. Yaël se lève du canapé pour tourner autour de moi. Deux doigts posés sous le menton, elle doit probablement réfléchir à ma question. - Tu es parfaite, affirme-t-elle en souriant à pleines dents. Au moins, je n'ai pas raté cette première étape. L'étape que j'ai baptisée de "primordiale". Là encore, ce n'est pas moi qui le dis, mais mon magazine. Je fais partie de cette catégorie d'adolescentes qui répondent aux quizz de la dernière page afin de savoir dans quelle case me ranger. Apparemment, il me faudrait un homme doux et calme qui sache cuisiner. - Merci pour le complément. Je respire un bon coup avant d'attraper mon sac à main et de franchir le pas de la porte. Avant de la refermer derrière moi, ma meilleure amie lève un pouce en l'air pour m'encourager. - Bonne soirée ! Je souris en croisant les doigts, puis rejoins l'extérieur. Jeremy est là, devant sa voiture, à rajuster sa veste bleu marine. Il est très élégant dans son jean et dans son pull blanc. Je le soupçonne d'avoir ajouté un peu de gel dans ses cheveux afin de leur donner un effet un peu plus Rock’n’roll. Lorsque ce dernier me voit, son sourire s'agrandit. - Désolé, pour le retard, un de mes potes me retenait pour une dernière partie de Call of. - Ce n'est rien, lui assurais-je. En réalité, je pensais que tu m'avais déjà rayé de ta vie. Il m'ouvre la portière côté passager et je m'y installe en bouclant ma ceinture. Les deux mains au volant, il passe la première et démarre. C'est à cet instant que je me demande si je suis supposée enclencher la discussion ou si je dois le laisser parler. Aucune idée de comment agir, c'est une première pour moi. Fort heureusement, Jeremy doit se rendre compte de mon malaise puisqu'il se met à me parler de musique. - Tu peux mettre la radio si tu veux. Tu écoutes quoi, en général ? Je frotte mes mains sur ma jupe sans pour autant allumer le poste. - Un peu de tout, mais principalement des artistes peu connus. Ah, et je déteste le rap, lui dis-je avec empressement. Je fais des progrès. Peut-être qu'avec l'âge, mon attitude envers le sexe opposé s'améliore. De profil, je le vois tiquer. - Et moi, j'adore le rap, je n'écoute que ça, rigole-t-il avant de s'arrêter à un panneau de stop. Mince. Je me mords la lèvre inférieure. Est-ce grave si nous n'avons pas les mêmes goûts ? J'entends la voix de Yaël me murmurer que les contraires s'attirent tandis que mon cerveau me susurre cette expression idiote : "Qui se ressemble s'assemble". Si je pars de ce principe, la suite de la soirée risque d'être longue. - Ce n'est qu'un détail, lui dis-je précipitamment. En effet, je ne crois pas qu'il faille absolument être similaire pour pouvoir tomber amoureux. Je pense que si la personne est intéressante et percute mon regard, cela peut marcher, qu'importe ses goûts, qu'importe son physique. Je me focalise sur la route qu'il emprunte. Jeremy soupire. - Sûrement. Sinon, tu es dans la littérature si ma mémoire est bonne, non ? Ma poitrine se relâche. Jeremy s'est souvenu de ce que je lui disais, malgré le bruit assourdissant de la musique du bar. Je suis contente. Enfin un sujet de discussion que je maîtrise sur le bout des doigts. - Oui, je suis en lettres modernes. J'adore la littérature et écrire est l'une de mes passions. Tous ces mots qui s'emboîtent pour former des phrases, plus belles les unes que les autres, m'impressionnent. J'adore inventer, disserter sur la littérature française et anglaise. La réflexion est pour moi un bon moyen de me focaliser sur un sujet afin de l'exploiter. C'est une véritab... - Moi, je suis en droit. Je déglutis. Jeremy vient de me couper la parole, je n'ai pas rêvé. Je le trouve malpoli sur ce point, mais après tout, peut-être que je parle trop ? La honte. - Euh... Et ça te plaît ? Je le questionne d'une faible voix. - Énormément. Je souhaite devenir avocat pour mettre en taule des crapules. Devrais-je l'informer qu'il défendra aussi des criminels ? Je suis presque sûre que pour un premier rendez-vous, je dois le laisser avoir raison. Ne pas le contredire est à la page trois de mon magazine. Alors je me tais et acquiesce d'un hochement de tête. Quelques minutes, plus tard, le moteur s'éteint. En sortant de la voiture, le léger vent frais soulève ma jupe et d'un réflexe, je la redescends. - Si tu veux mon avis, tu n'aurais pas dû mettre de collant, me dit Jeremy en me devançant. Je reste un instant stoïque face à sa remarque. Plus la soirée avance, et moins je le sens. Je chasse ses paroles d'un revers de mains, puis je le suis dans le restaurant. Une serveuse nous accueille chaleureusement avant de nous guider à notre table. Je m'assois en prenant le temps de replacer ma jupe qui s'avère se dresser contre moi, puis je prends la carte des menus que me tend la jeune femme. - Merci, lui dis-je. J'avale difficilement ma salive en constatant que les prix sont exorbitants. Heureusement qu'il m'invite, mais ça me met mal à l'aise qu'il débourse une somme pareille pour moi alors qu'il ne me connaît que depuis deux semaines. Je lorgne les prix les moins chers et me rabats sur une pizza Margarita. Ne pas compléter avec de la salade parce que ça se coince entre les dents, me rappelle la voix de Yaël. - Tu as choisi ? Me demande Jeremy. Je tente un sourire, sans grande efficacité. - Oui. La serveuse arrive peu de temps après pour prendre nos commandes. Jeremy se régale à l'avance avec son Tartare de bœuf. Sur ce point-là non plus, nous n'avons pas les mêmes goûts. Une fois la serveuse repartie, il se racle la gorge. - Tu es magnifique ce soir, Amélia. Je rougis instantanément sous le poids de ses mots. Jamais un homme ne m'avait complimenté. Mon père ne compte bien évidemment pas dans l'équation. En même temps, je n'ose pas aborder les hommes. Au lycée, j'étais tombée amoureuse de Zack, une grande métisse aux cheveux Châtains, mais je n'ai jamais eu le courage de me lancer. Pour lui dire quoi ? Salut, on ne se connaît pas, mais je te trouve super craquant ? Non, certainement pas. Alors je me suis contenté de l'observer durant trois années, au portail du coin fumeur, dans la classe et sur les réseaux sociaux. C'est pathétique, je vous l'accorde. - Merci, tu n'es pas mal non plus. - Je sais, on me le dit souvent. J'attends la blague venir, mais en voyant son expression des plus neutres, je me rends compte à quel point il est sérieux. Je toussote en mettant mon poing devant la bouche avant de boire une gorgée d'eau pour faire passer son ton narcissique. Décidément, il ne rate aucune occasion pour tout foirer. Les plats arrivés, j'aperçois Jeremy s'humecter les lèvres avant de dévorer son Tartare. Sincèrement, on dirait qu'il n'a pas mangé depuis quinze jours. Je grimace avant de m'attaquer à ma pizza. Le silence devient un peu pesant ; seul le bruit de nos couverts se fait entendre. Je décide de briser cette atmosphère des plus étouffantes. - Sinon, tu fais du sport ? Il relève le visage pour me scruter une nanoseconde avant de le replonger dans son plat. - Ouais, du handball depuis que j'ai onze ans. - Super ! Ça a l'air génial, j'aimerais bien essayer un jour, lui dis-je même si je suis consciente que le sport et moi ne s'alignons pas dans la même phrase. Il pose ses couverts sur la table avant de s'essuyer la bouche à l'aide de sa serviette, tout en me jaugeant. L'intensité de son regard me fige. - Ne le prends pas mal, commence-t-il, mais tu n'as pas vraiment la carrure pour ce sport. Je fronce automatiquement les sourcils. - Ah bon ? Et pourquoi ? Je veux dire... Tu n'en sais rien, peut-être que je suis douée, me rebiffais-je. Jeremy se pince les lèvres. - Il suffit de te regarder pour le savoir. Déjà, tu es petite ; les autres vont t'écraser. Et puis vu la taille de tes bras, tu ne battrais même pas une mouche, rigole-t-il. Sauf que nous ne sommes absolument pas sur la même longueur d'ondes. Je reste paralysée sous ses paroles. Ça fait mal. Comment peut-il s'arrêter sur une apparence ? Et puis, je n'ai jamais fait de sport à part la piscine en primaire. Si ça se trouve, je serai aussi forte que lui. Piquée au vif, je me racle la gorge et commence à me lever. - Si tu veux bien m'excuser, je vais aux toilettes, lui dis-je en m'en allant. Ce dîner tourne définitivement au vinaigre.
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