CHAPITRE CINQ

1525 Words
CHAPITRE CINQ Godfrey était attablé au milieu d’une longue table, dans le hall des fêtes, une chope de bière dans chaque main, et chantait en compagnie d’un groupe de MacGils et de McClouds qui frappaient la cadence avec leurs verres. Ensemble, ils se balançaient de gauche à droite, tout en ponctuant chaque vers d’un coup de chope sur la table. La mousse dégoulinait sur leurs avant-bras, mais Godfrey n’en avait cure. Il était occupé à boire, comme chaque soir depuis une semaine. Il se sentait bien. Fulton et Akorth étaient assis à ses côtés et, quand il balayait du regard les buveurs sur la gauche et sur la droite, il avait la satisfaction de voir les anciens ennemis, les MacGils et les McClouds, boire tous ensemble. Pour arriver à ce résultat, Godfrey avait longuement parcouru les campagnes. Au début, les hommes s’étaient méfiés de lui et de son projet mais, quand Godfrey avait dégainé les tonneaux de bière, puis les filles faciles, ils avaient commencé à venir. Quelques hommes, méfiants d’abord, s’étaient assis d’une part et d’autre des longues tables… Godfrey avait ensuite réussi à remplir le hall des fêtes perché au sommet des Highlands et ces hommes méfiants avaient commencé à communiquer. Rien n’était plus efficace que l’attrait de la boisson pour rassembler les hommes. Ce qui avait achevé de sceller l’amitié de tous, c’était l’arrivée des femmes. Godfrey avait utilisé son réseau des deux côtés des Highlands pour vider les bordels et payer généreusement les filles. Elles emplissaient maintenant le hall, la plupart d’entre elles sur les genoux d’un soldat. Les hommes étaient satisfaits. Les filles généreusement payées étaient satisfaites. Tout le hall était satisfait et résonnait des cris de joie des anciens ennemis qui préféraient la boisson et les femmes à la querelle. Au cours de la soirée, Godfrey surprit même des bavardages entre MacGils et McClouds qui prévoyaient de faire les patrouilles ensemble. C’était ce lien d’amitié que Gwendolyn souhaitait voir naître entre les anciens ennemis. C’était la mission qu’elle avait confiée à Godfrey et il était fier de l’avoir accomplie. Sans compter qu’il s’amusait bien, lui aussi. Il avait tant bu que ses joues commençaient à rougir. Cette bière McCloud était décidément très forte… Elle montait à la tête en un rien de temps. Godfrey savait qu’il y avait bien des façons de renforcer une armée, de rassembler les soldats et de régner : la politique, le gouvernement et l’application des lois, par exemple. Cependant, aucun de ces outils ne permettait de toucher le cœur des hommes. Godfrey avait peut-être des défauts, mais il savait toucher le cœur de n’importe quel homme. Il était n’importe quel homme. Il avait peut-être le sang bleu de la famille royale, mais son cœur battait au milieu du peuple. Sa vision de la vie était née dans la rue, celle que les chevaliers en armures rutilantes ne fréquentaient pas. Godfrey admiraient leur élégance… mais il considérait également que vivre sans cette qualité présentait certains avantages. Il avait un certain regard sur l’humanité. Parfois, il en avait besoin pour comprendre le peuple. Après tout, c’était au moment où les souverains perdaient le contact avec le peuple qu’ils commettaient leurs plus grandes erreurs. — Pas de doute : ces McClouds savent boire ! dit Akorth. — Ils ne me déçoivent pas, ajouta Fulton en attrapant les deux chopes de bière qui glissaient vers eux. — Cette bière est très forte ! commenta Akorth en laissant échapper un rot sonore. — Notre ville natale ne me manque pas du tout ! ajouta Fulton. Godfrey reçut alors quelques coups de coude et se retourna vers un groupe de soldats McClouds visiblement très éméchés qui titubaient et riaient trop fort en lutinant des filles. Godfrey commençait à comprendre que ces McClouds étaient un peu plus rustiques que les MacGils. Les MacGils étaient de féroces guerriers, mais les McClouds… Parfois, ils semblaient moins civilisés. En balayant la pièce de son regard observateur, Godfrey remarqua qu’ils serraient les femmes ou frappaient la cadence avec leurs chopes un peu trop fort et se poussaient les uns les autres avec violence. Il y avait quelque chose chez eux qui maintenait Godfrey en alerte, même après tout ce temps passé en leur compagnie. Pour dire la vérité, il ne leur faisait pas entièrement confiance. Plus il les fréquentait, plus il comprenait pourquoi ces deux clans avaient vécu si longtemps séparément. Seraient-ils un jour capables de s’unir ? La fête battait son plein et des chopes supplémentaires passaient de main en main, deux fois plus qu’auparavant. Les McClouds ne ralentissaient pas, comme auraient pu le faire d’autres soldats. Au contraire, ils buvaient davantage. Beaucoup trop. La nervosité commençait à gagner Godfrey… — Tu penses qu’un homme peut boire trop ? demanda-t-il à Akorth. Akorth s’étouffa presque. — Une question sacrilège ! éructa-t-il. — Qu’est-ce qui te prend ? demanda Fulton. Mais Godfrey regardait maintenant un McCloud tituber au milieu d’un groupe de soldats et les bousculer. Il y eu un court silence, comme toute la pièce se tournait vers eux… Toutefois, les soldats se contentèrent de se relever en riant bruyamment, au grand soulagement de Godfrey, et la fête reprit son cours. — Vous ne pensez pas qu’ils ont assez bu ? demanda encore Godfrey qui commençait à penser que tout ceci n’était pas une si bonne idée que ça. Akorth lui jeta un regard vide. — Assez ? répéta-t-il. C’est possible de boire assez ? Godfrey, lui aussi, commençait à avaler ses mots. Il n’avait plus les idées aussi claires qu’il l’aurait souhaité. Cela ne l’empêchait pas de sentir que la situation venait de s’inverser sensiblement, comme si quelque chose n’était plus à sa place… Comme si les convives venaient de perdre tout savoir-vivre. — Ne la touche pas ! hurla soudain une voix. Elle est à moi ! Le ton de cette voix était sombre et dangereux, tranchante au milieu des rires, et Godfrey se retourna brusquement. De l’autre côté du hall, un soldat MacGil se disputait avec un McCloud. Celui-ci saisit par le poignet la fille qui se trouvait sur les genoux de son vis-à-vis et l’attira violemment vers lui. — Elle était à toi. Maintenant, elle est à moi ! Trouve-toi une autre femme ! L’expression du MacGil s’assombrit et il tira son épée. Le chuintement caractéristique de la lame quittant le fourreau retentit, attirant tous les regards. — J’ai dit : elle est à moi ! cria-t-il. Son visage était écarlate et ses cheveux mouillés de sueur. Toute la salle resta suspendue à ses lèvres, car une lueur mortelle brillait dans son regard. Un silence tomba sur l’assemblée et les deux clans se regardèrent et s’observèrent, comme pétrifiés. Le McCloud, un homme large et costaud, fit la grimace et repoussa violemment la femme sur le côté. Elle tituba à travers la foule, avant de tomber. Il était évident que le McCloud ne se souciait pas vraiment d’elle. Ce qu’il voulait, c’était un bain de sang. Il tira à son tour son épée et fit face à son adversaire. — J’aurai ta vie à sa place ! s’écria-t-il. Les soldats reculèrent autour d’eux, formant une sorte d’arène de combat. Godfrey sentait que l’ambiance était maintenant beaucoup plus tendue. S’il ne les arrêtait pas, cette rixe se transformerait en guerre ouverte. Il sauta par-dessus la table en renversant les chopes de bière, courut à travers le hall jusqu’à l’attroupement et se glissa entre les deux hommes, les bras tendus pour les séparer. — Messieurs ! s’écria-t-il en tâchant d’articuler. Il fallait qu’il se concentre, qu’il s’éclaircisse l’esprit. Comme il regrettait maintenant d’avoir bu tout ce vin ! — Nous sommes tous des hommes, ici ! cria-t-il. Nous ne sommes qu’un peuple ! Une armée ! Nul besoin de se battre ! Il y a assez de femmes pour tout le monde. Vous ne pensiez pas ce que vous disiez, ni l’un, ni l’autre ! Godfrey se tourna vers le MacGil qui fronça les sourcils, l’épée toujours au poing. — S’il présente ses excuses, je les accepterai, dit l’homme. Le McCloud resta hagard un instant, puis son expression s’adoucit et il esquissa un sourire. — Eh bien, je te présente mes excuses ! s’écria-t-il en tendant la main droite. Godfrey fit un pas en arrière pour laisser le MacGil accepter cette main tendue d’un air circonspect. Soudain, le McCloud attira brusquement son vis-à-vis contre lui, leva son épée et le poignarda en pleine poitrine. — Je m’excuse, ajouta-t-il, de ne pas t’avoir tué plus tôt ! Ordure MacGil ! Sa victime s’écroula, inondant le parquet de son sang. Mort. Godfrey resta bouche bée. Il ne se trouvait qu’à quelque pas des deux hommes. Il ne put s’empêcher de penser que tout était de sa faute. Il avait encouragé le MacGil à baisser sa garde. Il lui avait offert de faire la paix. Ce McCloud les avait trahis et l’avait ridiculisé devant ses hommes. Godfrey n’avait plus les idées claires. Échauffé par la boisson, il eut le réflexe de ramasser l’épée du MacGil mort. Vif comme l’éclair, il fit un pas en avant et plongea sa lame dans le cœur du McCloud. Celui-ci écarquilla les yeux, choqué par son geste, puis il tomba lentement à genoux, mort, l’épée plantée jusqu’à la garde dans sa poitrine. Godfrey baissa les yeux vers sa main ensanglantée, comme s’il ne pouvait y croire. Il venait de tuer un homme, pour la première fois. Il n’aurait jamais cru cela possible. Il n’avait jamais eu l’intention de le tuer. Il n’y avait même pas réfléchi. Quelque chose d’enfoui au plus profond de son être avait crié vengeance. Le chaos tomba soudain sur le hall. De tous côtés, les hommes se jetèrent les uns sur les autres, enragés. Le chuintement des épées quittant les fourreaux emplit la pièce. Godfrey sentit Akorth le pousser brusquement sur le côté juste avant qu’une lame ne lui traverse la tête. Un autre soldat, qu’il ne reconnaissait même pas, le jeta à travers la table et la tête de Godfrey heurta un nombre incalculable de chopes de bière avant d’atterrir lourdement sur le sol, assommé. Il eut tout juste le temps de penser qu’il aurait préféré se trouver ailleurs.
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