IV. — DE L’EAU !
Le poisson volant tombé si à propos entre les mains de nos pauvres affamés appartenait à la famille des exocets. Son corps était d’un bleu d’acier avec des teintes olives et blanc d’argent en dessous, et de grandes nageoires pectorales d’un joli gris clair. C’était un des plus beaux individus de l’espèce. Il avait plus de dix-huit centimètres de longueur et pesait environ une livre.
Ce ne fut qu’une bien maigre chère pour des estomacs depuis si longtemps à jeun. Cependant cela les réconforta un peu, et son arrivée opportune, ou, comme ils le disaient, providentielle, sur le radeau, eut le salutaire effet, non seulement de les restaurer au physique, mais de leur remonter le moral.
Inutile d’ajouter qu’ils ne pouvaient songer à cuire leurs aliments. Il leur fallut manger leur poisson cru. Mais ce qu’ils auraient en d’autres moments considéré comme impossible s’accomplit là sans la moindre difficulté. Loin de se montrer dégoûtés, ils savourèrent certains morceaux ; et quand ils eurent fini, ce fut de la quantité qu’ils se plaignirent, et non de la qualité.
Bientôt, toutefois, il sembla que le soulagement momentané apporté à leur faim n’eût fait qu’aviver une torture plus intolérable peut-être et qu’ils n’avaient point encore ressentie dans toute son horreur : la soif. Sans doute l’eau salée, mêlée à la saveur acre du poisson, avait déterminé cette recrudescence. Peu de temps après avoir terminé leur repas, les deux infortunés commençaient à souffrir cet horrible martyre.
Une soif extrême est en toutes circonstances bien cruelle à endurer ; elle ne l’est jamais tant qu’au milieu de l’Océan. La vue de cette eau scintillante que vous ne pouvez boire, sa proximité même exaspèrent vos souffrances plus que le sable brûlant du désert. Vous ne pouvez résister longtemps à la tentation. Vous ne voulez d’abord que rafraîchir vos lèvres parcheminées, votre langue qui s’attache à votre palais. Vous portez vos doigts à ce liquide trompeur qui surexcite vos désirs. Décevante illusion ! Si peu que vous en avaliez, c’est un feu dévorant que vous avez versé dans vos veines. L’humectation momentanée de la bouche et de la langue est suivie d’un dessèchement instantané des glandes salivaires, et votre tourment s’est accru du soulagement que vous avez voulu y apporter.
Ben Brace le savait bien. Aussi chaque fois que William, puisant l’eau à pleines mains, la portait à ses lèvres, il avait la précaution d’intervenir pour l’en détourner, afin qu’il n’en résultât pas pour lui un redoublement de souffrances.
Ben avait trouvé dans ses poches une balle de plomb, qu’il donna à l’enfant en lui conseillant de la tourner et de la retourner dans sa bouche en la mâchonnant. Par ce moyen la sécrétion de la salive était facilitée, et William en obtenait un léger adoucissement à sa torture.
Le matelot lui-même portait fréquemment la hachette à ses lèvres, et, tantôt en passant sa langue sur le fer, tantôt en s’essayant à ronger l’extrémité de la lance, il cherchait à obtenir le même résultat.
Mais tout cela n’était que de bien pauvres palliatifs pour remédier à cette soif épouvantable qui absorbait maintenant toutes leurs facultés. Boire était devenu leur seule pensée. Craintes, désirs, espoirs, rien n’avait plus prise sur eux. Leur faim même, qui était loin d’être satisfaite, était oubliée dans cette préoccupation ardente, unique : éteindre le feu dévorant qui les consumait.
La faim est beaucoup moins difficile à supporter que la soif, et cela se comprend. La première affaiblit le corps de telle sorte, que le système nerveux engourdi, comme paralysé, devient presque insensible à la douleur. La soif, au contraire, laisse à l’organisme toute sa vigueur, toute sa vitalité, et par conséquent toute sa faculté de souffrir.
Ils languirent pendant plusieurs heures dans un silence presque absolu. Les paroles d’encouragement que de prime abord le matelot adressait assez fréquemment à son jeune camarade devenaient de plus en plus rares. Elles n’auraient plus eu le pouvoir de communiquer une espérance, regardée comme chimérique par celui-là même qui en faisait montre. D’heure en heure cependant, Ben se levait encore pour scruter l’horizon. Après chaque nouveau désappointement il se laissait plus lourdement retomber à sa place et s’abandonnait avec moins de résistance à l’envahissement d’un sourd désespoir.
Il fut soudain tiré d’un de ces accès par un incident bien indifférent en apparence, car il n’avait pas fait la moindre impression sur le jeune homme. C’était tout bonnement le passage d’un nuage sur le globe éblouissant du soleil.
William s’étonna intérieurement qu’un fait aussi simple pût produire un pareil effet sur un homme de l’âge et du caractère de Ben Brace. Une transformation subite s’opéra dans la physionomie du marin. Ses yeux, mornes un instant auparavant, avaient retrouvé leur éclat. Sa haute taille, si courbée par l’abattement, se redressait à vue d’œil. Vraiment le nuage qui avait obscurci le soleil semblait avoir illuminé la bonne figure du marin et avoir ramené l’espoir dans son cœur.
— Qu’y a-t-il donc, Ben ? demanda enfin William d’une voix rauque et saccadée. Vous avez l’air tout joyeux. Auriez-vous aperçu quelque chose ?
— Rien autre que ce que tu peux voir là-haut, répondit le matelot en indiquant le ciel.
— Mais quoi ? Je ne vois rien absolument que cette grande nuée qui a passé sur le soleil. Qu’a-t-elle de particulier ?
— C’est justement ce que je me demande, petit. Mais je-crois bien ne pas me tromper en te prédisant la venue de ce dont nous avons le plus grand besoin.
— De l’eau ! soupira William, dont les yeux s’allumèrent. Croyez-vous que ce nuage annonce réellement la pluie ?
— J’en suis presque certain, mon enfant. J’en ai rarement vu de pareils qui ne fussent accompagnés de torrents d’eau ; et si le vent les amène de notre côté, nous serons sauvés. O Dieu ! ayez pitié de nous et envoyez-nous cette eau bienfaisante.
L’enfant se joignit de tout son cœur à cette ardente invocation.
— Vois, petit, lèvent nous les apporte ces nuages, et il en monte encore beaucoup de l’ouest. Et tiens, voilà la pluie ! Elle commence là-bas ; je le reconnais à ce brouillard qui se déroule de ce côté. Elle est encore loin, mais qu’importe ? Si le vent continue, elle sera bientôt par ici.
— Mais encore, Ben, quel bien cela nous fera-t-il ? demanda l’enfant d’une voix mal assurée. Nous ne pourrons guère en profiter, puisque nous n’avons rien pour la recueillir.
— Et nos habits ? et nos chemises, garçon ? Si la pluie vient, et elle ne saurait tarder, elle tombera ainsi qu’elle tombe toujours sous ces latitudes, comme si on la versait à travers une passoire. Nous serons littéralement trempés en moins de cinq minutes, et nous n’aurons plus qu’à tordre notre linge pièce à pièce.
— Et où recueillerons-nous l’eau que nous en extrairons, Ben ? Nous n’avons rien pour la mettre.
— Et nos bouches donc ?... Mais ensuite, c’est vrai, nous n’avons rien, et c’est grand dommage. Nous ne pourrons pas en conserver une goutte. Je n’y avais pas songé ! Enfin, l’important, c’est de nous désaltérer une bonne fois. Nous verrons après. Joignant l’exemple à la parole, Ben commençait à se déshabiller, quand un objet frappa ses regards.
Joignant l’exemple à la parole, Ben commençait à se déshabiller, quand un objet frappa ses regards.
Nous pourrions toujours tenir quelque temps. Je crois que nous pourrions de nouveau attraper quelque poisson, si nous étions seulement tranquilles du côté de l’eau. Oui, oui, voilà la pluie ; regarde ces gros nuages noirs et l’éclair qui les sillonne. Cela, c’est un signe certain. Etendons vite notre linge, afin de ne pas perdre une goutte de ce qui va tomber.
Et, joignant l’exemple à la parole, Ben commençait à se déshabiller, quand un objet frappa ses regards et l’arrêta court dans ses préparatifs.
— Le prélart ! s’écria-t-il avec un geste joyeux, William le regarda avec surprise.
— Ah ! tu dis, toi, petit, que nous n’avons rien pour recevoir l’eau. Que fais-tu donc de cela ?
— Oh ! dit le mousse, saisissant au vol la pensée du matelot, vous voulez....
— Je veux en faire un réservoir qui tiendra bien une cinquantaine de l****s.
— Et vous croyez que l’eau y restera ?
— Si je le crois ! Et pourquoi donc l’aurait-on rendu imperméable ? C’est moi-même qui l’ai goudronné il y a huit jours, et je n’y ai épargné ni le goudron ni la peine. C’est bien fait, j’en réponds. Il suffira que nous en maintenions les bords relevés de manière à former un grand creux dans le milieu. Hourra ! William, voici la pluie ; préparons-nous : à bas la grande voile, largue les écoutes. Allons ! du courage, et plus de mollesse !
William était déjà debout et rivalisait de zèle avec son compagnon pour détacher les cordages par lesquels le prélart était assujetti entre les deux rames.
Cela ne leur prit que quelques secondes. D’abord le marin avait pensé qu’ils devraient eux-mêmes tenir la toile tendue ; mais, en y réfléchissant, il vit l’inconvénient de ce système qui paralyserait leurs mouvements pour un temps plus ou moins long, et ne leur permettrait pas de jouir de l’ondée comme ils avaient si grand besoin de le faire.
Avec le secours du clin-foc, embarqué par hasard sur le radeau, ils parvinrent à former une circonférence dont l’élégance laissait peut-être beaucoup à désirer, mais qui n’en répondait pas moins exactement à leurs besoins. Ils jetèrent dessus leur canevas goudronné en prenant garde d’en assujettir soigneusement les bords et en formant au milieu une cavité profonde, capable de contenir bien des l****s.
Tous deux s’agenouillèrent pour regarder approcher les nuages.
Il ne restait plus qu’à examiner leur canevas, pour s’assurer qu’il n’y avait point de déchirures par lesquelles le précieux liquide eût pu s’échapper. Ce fut fait avec tout le soin que réclamait un point si important, et par bonheur tout allait bien. Quand le marin se fut assuré qu’il avait fait tout ce qui lui était matériellement possible de faire, il prit la main de son jeune compagnon, et tous les deux s’agenouillèrent, la figure tournée vers l’ouest, pour regarder approcher ces nuages, messagers de miséricorde qui leur apportaient une promesse de vie.