III. — L’EXOCET OU POISSON VOLANT
Les poissons volants figurent en première ligne parmi les merveilles de l’Océan. Nous leur devons bien quelques lignes de présentation auprès du lecteur, désireux de se familiariser avec ce monde d’enchantement et de surprises.
C’est toujours avec un nouvel étonnement que, dans tous les temps, l’homme s’est trouvé en face de ce phénomène non seulement singulier, mais inexplicable. Comment expliquer en effet qu’une créature faite pour vivre dans les profondeurs de la mer puisse s’élever à des hauteurs considérables dans un autre élément et s’y maintenir pendant un temps plus ou moins long ?
Un pareil fait est de nature à intéresser le simple curieux comme l’observateur et le naturaliste ; mais les poissons volants étant spéciaux aux latitudes chaudes, ceux qui n’ont pas voyagé sous les tropiques n’ont eu que peu d’occasion de les voir voler.
Il serait facile d’établir à quelle espèce ces bizarres amphibies appartiennent, s’il n’en existait qu’un genre. Malheureusement il en existe plusieurs, dont nous n’aurons pas à nous occuper aujourd’hui.
Deux de ces espèces appartiennent au genre trigla ou grenaut, auquel M. de Lacépéde a donné la dénomination de dactylopterus.
Brochet
L’une se trouve dans la Méditerranée, et les pêcheurs en apportent des spécimens de trente à quarante centimètres de longueur, assez recherchés sur les marchés de Malte, de la Sicile et quelquefois de Rome. L’autre espèce de grenaut fréquente les parages de l’océan Indien et les mers de la Chine et du Japon.
Le vrai poisson volant, celui de l’Océan proprement dit, appartient à une toute autre famille que les grenauts. Il rentre dans là catégorie des exocets et offre de nombreuses analogies avec le brochet commun.
Il vit et se reproduit aux abords des tropiques, et, bien qu’on en rencontre des types isolés jusque sur les côtes de Cornwall en Europe et de Terre-Neuve en Amérique, ce n’est que par exception, et on ne les voit jamais se livrer à leurs ébats aériens en dehors des régions que nous avons signalées plus haut.
Les naturalistes ne s’accordent pas sur le caractère de leur vol. Les uns prétendent que ce n’est même pas du tout un vol, mais un bond puissant, un saut prodigieux qu’ils exécutent sous l’empire d’une folle terreur. Cette opinion prévaut encore aujourd’hui dans l’esprit du plus grand nombre, et voici la raison qu’on en donne :
Tant que le poisson est dans l’air, aucun mouvement des ailes ou nageoires pectorales n’est visible. (Ce point mérite encore confirmation.) De plus, après avoir atteint la hauteur à laquelle le porte son premier élan, il lui devient impossible de s’élever de nouveau, et il retombe plus ou moins lentement dans son véritable élément.
Ce raisonnement n’est ni très concluant ni très clair.
Le pouvoir de se maintenir dans l’air sans le mouvement des ailes appartient, c’est reconnu, à un grand nombre d’oiseaux, tels que le vautour, l’albatros, le pétrel, et bien d’autres. En outre, il est difficile de concevoir un bond de vingt pieds de haut et de deux cents mètres de long, et le vol, de l’exocet a cette étendue, quand ce n’est plus.
Il est, probable que ce mouvement participe du saut et du vol ; qu’il commence par un bond hors de l’eau (tous les poissons ont la faculté : d’en sortir ainsi), et que l’impulsion une fois donnée est continuée parles nageoires étendues, agissant dans l’air comme parachutes. On sait que le poisson peut alléger de beaucoup la pesanteur spécifique de son corps par le gonflement de sa vessie natatoire, qui, lors de son parfait développement, remplit presque entièrement la cavité abdominale. Il existe, en outre, dans sa bouche une membrane qui peut être gonflée à l’aide des ouïes. Ces deux récipients sont susceptibles de contenir au besoin un volume d’air considérable, et comme le poisson a la faculté de les emplir ou de les vider à volonté, ils jouent, sans aucun doute, un rôle dans le mécanisme de ce mouvement aérien. Une chose certaine, c’est que le poisson volant tourne dans l’air et peut dévier dans sa course ; ce qui indique certainement plus que la seule puissance de sauter. En outre, ces ailes produisent un bruit perceptible au dire de gens dignes de foi, une sorte de bruissement sonore, et on les a vues s’ouvrir et se fermer dans les airs.
Un banc de poissons volants peut très bien être confondu au premier abord avec un vol d’oiseaux blancs ; mais leurs mouvements rapides et le scintillement de leurs écailles, surtout si le soleil les dore, détrompent vite l’observateur en lui révélant leur véritable nature.
Rien n’est aussi propre à délasser l’œil et l’esprit du voyageur fatigué de la monotonie d’une longue traversée que l’apparition de ces êtres charmants ; aussi est-elle considérée comme une fête aussi bien par le vieux loup de mer qui l’a vue dans vingt occasions différentes que par le novice qui la salue de son naïf enthousiasme pour la première fois.
Les poissons volants sont peut-être les créatures de l’Océan qui ont à redouter le plus d’ennemis. Dans leur élément, ils ont à se défendre contre les dauphins, les albicores, les bonites, etc. Ils s’élancent, comme nous l’avons vu plus haut, pour échapper à ces poursuites, et c’est le plus souvent pour tomber dans le bec des oies sauvages, des fous, des albatros et des autres tyranneaux emplumés qui écument incessamment la surface des mers.
Toutefois n’allez pas trop vous apitoyer sur le sort de ces déshérités. Ne leur concédez pas toutes vos sympathies comme à d’innocentes victimes injustement traitées. Ainsi que leur congénère le brochet, ces persécutés sont d’impitoyables persécuteurs ; et avec la voracité de poissons plus grands, ils se jettent sur tout ce qui est à leur portée et le dévorent sans témoigner plus de merci qu’ils n’ont eux-mêmes à en attendre.