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Le Journal d'un philosophe

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Extrait : "Tantôt, au Club, en causant avant le dîner, Barentin m'a dit en riant: — Vous devez écrire vos mémoires, vous Villiers-Neaufle?... Et comme je protestais: — Eh ! je ne dis pas que vous écrivez vos mémoires pour en faire un livre... mais je suis certain que tous les soirs vous vous racontez à vous-même ce que vous avez fait, ce que vous avez vu... que vous jugez les gens que vous rencontrez... que vous appréciez ceci ou cela?..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

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Paris, Ier juillet 1892. Tantôt, au Club, en causant avant le dîner, Barentin m’a dit en riant : – Vous devez écrire vos mémoires, vous, Villiers-Neaufle ?… Et comme je protestais : – Eh ! je ne dis pas que vous écrivez vos mémoires pour en faire un livre… mais je suis certain que tous les soirs vous vous racontez à vous-même ce que vous avez fait, ce que vous avez vu… que vous jugez les gens que vous rencontrez… que vous appréciez ceci ou cela ?… – Non, pas du tout, je vous assure… – Eh bien ! vous avez tort !… Mêlé comme vous l’êtes aux choses politiques, littéraires et mondaines, écrivant comme vous écrivez, ils seraient intéressants, vos mémoires… Je sais bien que vous êtes très occupé par des travaux sérieux et délicats, mais il faut si peu de temps pour raconter beaucoup de petits faits… Ça reste, on relit ça et ça m’amuse… Voyez Saint-Simon, il n’a pas fait autre chose… D’ailleurs je suis sûr que, dans ce moment-ci, vous me faites monter à l’arbre, et qu’il y a beau temps que vous les écrivez, vos mémoires ?… Barentin se trompait, mais il m’a donné (involontairement sans aucun doute,) un bon conseil. Je vais écrire, non pas des mémoires peut-être, mais des souvenirs… Je les écrirai pour moi seul. Je tacherai d’être moi franchement, sincèrement moi, car c’est le seul instant de ma vie où je pourrai être tel, et encore, le pourrai-je ? Parviendrai-je à me départir de certaines réserves inhérentes à ma nature ?… Je suis né en mai 1845, à dix heures du matin, de Jacques-François-Honoré marquis de Villiers-Neaufle, et d’Ernestine-Yolande-Joséphine de Laubardemont, dont je suis l’enfant unique. J’ai fait de très bonnes études, et, sans être un colosse, je me porte généralement bien. J’ai l’appétit régulier et l’humeur égale. Mes goûts sont sains. Comme écrivain j’apprécie particulièrement M. de Bonald et, comme peintre, M. Machard. En musique, je n’ai pas de préférence. Je n’aime ni le cheval, ni l’escrime, ni la chasse, ni en général aucun exercice v*****t, et je déplore que le prince auquel j’ai consacré toute ma vie, prise autant les sports et les sportsmen. Je suis bien de ma personne, et j’ai assez haute mine, quoique d’aucuns me trouvent l’air un peu efféminé, (ce qui est faux et prouve que ceux-là n’ont pas le tact des nuances). Je l’ai moi, ce tact, au suprême degré. Je sais approprier l’allure, la parole, le salut, le regard même, à celui à qui je m’adresse dans l’instant. J’étais né diplomate, mais quand a sonné pour moi l’heure où l’on choisit une carrière, l’Empire était là qui me fermait la seule porte par où j’eusse consenti à passer. J’ai épousé en 1868 Sybille-Marie-Rolande de Roncevaux. Ma femme est née en janvier 1846 Elle est belle et bien faite, distinguée et supérieurement intelligente, et je dois reconnaître que son contact m’a été profitable en tous points. Elle a su faire de notre maison un foyer aimable, intellectuel et politique, où le premier rôle a toujours été taillé et réservé pour moi. Nous n’avons pas d’enfants, nous sommes parfaitement heureux. Ma femme a aujourd’hui 40 000 livres de rentes, moi j’en ai 60, ce qui nous en fait tout juste 100. Ce n’est pas la richesse, mais c’est de quoi tenir honorablement sa place dans notre milieu. Et puis, il y a bien des petites choses qui grossissent notre revenu. Quelques affaires auxquelles je me trouve mêlé ; des placements heureux conseillés par des amis renseignés ; les bénéfices réalisés grâce aux étonnantes fluctuations de la Bourse pendant ces dernières années. Enfin, nous avons un aléa qui vient certainement doubler nos revenus réguliers. Ce soir, Rolande m’a encore appris une bonne nouvelle : une rentrée de 7 000 francs sur laquelle elle ne comptait pas. Un fermier qui ne payait pas depuis cinq ans, et qui s’est décidé à envoyer la moitié de son dû. Ma femme administre elle-même sa fortune, mes travaux littéraires et mes occupations politiques me laissant très peu de loisirs. Il n’y a presque plus personne ici. Nous y restons pourtant jusqu’à la fin du mois. À présent, on quitte Paris très tard, et Rolande trouve que c’est encore trop tôt. Elle n’aime pas la campagne, ni même la Suisse, ou les eaux, ou la mer. Elle n’aime que Paris, et je ne saurais l’en blâmer positivement. Je ne blâme, d’ailleurs, jamais ses goûts ; je ne la heurte jamais de front. Elle est adorable, ma femme, et se montre charmante pour moi ; mais, néanmoins, je me demande parfois si elle a trouvé dans notre union tout ce qu’elle s’attendait à y trouver. Je crains qu’elle n’ait cru avec trop de ferveur à la rapidité d’une carrière politique qui – comme dit Barentin – après avoir fait un merveilleux départ, a dérobé au premier tournant. Je suis sûr qu’elle m’en veut au fond, tout au fond d’elle-même, de cet arrêt qu’elle n’avait pas prévu. Elle doit se répéter sans cesse qu’à ma place elle eût réussi où j’ai échoué, et elle regrette – j’en suis sûr – de ne pas être « l’homme ». Je lui laisse, en dédommagement de ses illusions perdues – ou à peu près – une liberté absolue, de laquelle elle n’a***e pas, étant une personne d’un tact exquis. Jamais, depuis que nous sommes mariés, elle n’a eu un soupçon de flirt, ni une allure équivoque avec qui que ce fût. On nous cite – grâce à sa tenue – comme le modèle du ménage correct et, dans la famille, on nous croit très unis. Très unis ?… Ne le sommes-nous pas, en effet, comme on l’entend entre gens bien élevés ?… Madame de Villiers-Neaufle est heureuse de mes succès d’orateur et d’écrivain ; moi, je suis flatté de voir l’effet produit par son élégance et sa beauté très réelle encore. L’un de nous est à l’autre ce que l’autre veut qu’il lui soit. Je suis, d’ailleurs, un mari modèle, et cela, je dois l’avouer, parce que je trouve l’infidélité chose risquée et encombrante dans ma situation d’homme en vue et d’homme occupé. Je ne prétends pas affirmer que depuis mon mariage… cela, non !… Mais enfin, les occasions n’ont pas été cherchées, ni même saisies quand elles passaient à portée. J’ai vécu beaucoup seul avec mes travaux et mes livres, et je m’en suis fort bien trouvé. Et, à propos de vivre seul, je me tâte pour savoir si j’irai ou n’irai pas demain à Saint-Germain avec les Tripoly ? Rolande vient de me dire qu’ils nous offrent deux places dans leur mail. Elle, elle ira sûrement ; il me semble que cela doit suffire. C’est qu’ils sont un peu « sur l’œil », ces excellents Tripoly ! lui surtout ; sa femme a plus de laisser-aller, plus d’entrain. Madame Tripoly est très jeune, très belle et très charmante, mais elle manque d’autorité et ne tient à son foyer qu’un rôle de second plan. Elle n’a pas su prendre son mari qui serait pourtant, je crois, très facile à dominer si une femme intelligente voulait s’en mêler. Tripoly est un grand financier. Il m’a fait faire de merveilleuses opérations. C’est aussi un aimable homme, qui vit largement, élégamment, en grand seigneur, si j’ose ainsi dire. Chez lui, la mesquinerie accoutumée de la race est combattue par cet amour du faste qui est le propre des Orientaux. Je viens de recevoir les deux derniers volumes de Thureau-Dangin. Nous possédons à présent dans son entier cette œuvre considérable et magistrale, que l’Académie a cru de son devoir de récompenser à plusieurs reprises. Cette histoire de la monarchie de Juillet est impartiale et bien comprise et, quoi qu’en puissent penser les blagueurs et les grincheux, le jugement qui la termine est un jugement vraiment sain : « Le gouvernement qui peut s’honorer d’avoir laissé la France en pareille position » – nous dit Thureau-Dangin – « ne doit pas, quels qu’aient pu être, d’ailleurs, ses fautes ou ses malheurs, être inquiet du jugement qui sera porté sur lui. » Comme c’est vrai et bien pensé !… Et traduit dans un style élevé et noble ! Dire qu’il y a des gens – il en est même parmi ceux-là d’intelligents – qui croient que la place de M. Zola est à l’Académie ! Samedi 2 juillet. J’ai décidément renoncé à cette partie de Saint-Germain. Ma femme y est allée seule. J’ai prétexté de mon courrier, considérablement grossi du fait de la lettre du Pape à l’évêque de Grenoble. Elle a fait, cette lettre, pas mal de mécontents dans le parti. Quant à moi, je la tiens tout simplement pour admirable. Cette prétention de mettre à l’index certains individus par ce fait qu’ils sont d’un culte différent du nôtre, me semble purement absurde. Et quelles difficultés de vie cela ferait naître !… Quelles complications pour les relations, pour les rapports mondains !… Ainsi, nous, je suppose, liés comme nous le sommes avec les Tripoly, quelles « têtes » pourrions-nous leur faire ?… Quelle attitude pourrions-nous prendre vis-à-vis d’eux ? Je suis, pour ma part, infiniment reconnaissant au Saint-Père d’avoir ainsi tranché cette difficile question. On crie bien un peu parmi les intransigeants et – disons le mot – les encroûtés du parti, mais ils sont, au fond, ravis comme les autres de cet intelligent éclectisme. Qui donc oserait à présent dans le monde religieux, se déclarer contraire à la lettre du Pape ?… Et c’est une merveille d’habileté et de fine rouerie italienne, cette lettre miraculeusement tournée ! Être pape ! Quelle situation splendide ! Jussieu disait tantôt au club qu’un pape peut tout faire en s’y prenant bien, et je suis un peu de son avis. Au club, la lettre à Mgr Fava a produit son effet. Tous sont plus ou moins dans la situation où je me trouve. Tous comptent, comme moi, parmi leurs relations un Tripoly – ou plusieurs – et étaient inquiets de la façon dont paraissaient vouloir tourner les choses. Cette lettre qui, en somme, est un ordre, a mis du baume dans bien des sangs. Ce matin, ma femme est entrée dans mon cabinet en brandissant Le Gaulois, qui donnait cette bienheureuse lettre. Elle exultait, et elle m’a crié d’une voix qui sonnait comme un clairon : « À la bonne heure ! le Pape n’est pas un imbécile, ni un illuminé, lui, au moins ! » Pour que Rolande, si parfaitement correcte dans ses propos, se soit laissée aller à un tel abandon de langage en parlant d’un être revêtu d’un caractère aussi sacré, il fallait qu’elle fût vraiment « emballée à fond », comme on dit aujourd’hui dans un argot que je déplore, mais dont je ne peux néanmoins nier la saveur et la force expressive. Évidemment, ma femme était, comme moi, inquiète du mouvement qui semblait devoir se préparer. Elle voit chaque jour les Tripoly, de qui mes multiples occupations m’éloignent un peu, et c’eût été pour elle un véritable bouleversement de vie, non pas de supprimer – il est de ces extrémités auxquelles les gens bien élevés n’en sauraient jamais venir – mais d’espacer ces si agréables relations. La voilà à ce sujet bien tranquille. Autre chose la tourmente. Elle trouve, avec raison, que Villiers-Neaufle a besoin de réparations sérieuses. En effet, le château n’est plus en très bon état, et surtout n’est plus du tout dans le train par ce temps de progrès et de confort. Nous n’avons ni l’eau dans les appartements, ni calorifère, ni salle d’hydrothérapie, ni tout ce que nous voyons chez les autres. Les boiseries de la galerie des fêtes s’abîment. Les écuries, qui datent de François Ier, sont incontestablement mal comprises. J’avais demandé des devis, et mon architecte m’avait remis une estimation de 200 à 220 000 francs. Rolande, elle, a trouvé à faire établir la chose à meilleur compte. Pour 100 ou 110 000 francs, Villiers-Neaufle peut être remis en état. Les réparations seront plus superficielles sans doute, mais elles seront néanmoins assez durables pour un temps où – semble-t-il – rien ne doit durer beaucoup. La question est donc de trouver ces 100 000 francs, et je ne sais comment m’y prendre. Je suis, par principe, décidé à n’hypothéquer rien jamais en aucun cas, et, dans ces conditions, un emprunt est assez difficile. D’autre part, je perdrais à l’heure actuelle sur toutes les valeurs que je pourrais vendre. C’est très embarrassant, et Rolande s’impatiente de cet involontaire retard. Elle boude un peu, en dépit de son humeur ordinairement si égale, et cela me met au supplice. J’ai besoin, pour être pleinement satisfait, de ne voir autour de moi que des gens pleinement satisfaits eux-mêmes. Ce petit ennui m’a gâté une journée que la lettre du Saint-Père avait délicieusement commencée. Je crains de ne pas dormir tout à fait bien cette nuit. Dimanche 3 juillet. Quel jour odieux que le dimanche !… Écrit plusieurs lettres au sujet de cet emprunt. J’espère réussir, mais les affaires, ce n’est décidément pas mon fort ! Lundi 4 juillet. Nous avons dîné ce soir chez les Barentin. Un dîner exquis, bien compris, où chacun a les voisins de son choix, où le monde est trié avec soin. C’est une des rares maisons que je fréquenterais avec plaisir, si ce diable de Barentin était moins sceptique et surtout moins narquois. Il méprise absolument les gens qui sont au pouvoir et, en même temps, il parle des princes avec une indifférence gouailleuse qui fait peine à voir. Et puis, il semble toujours qu’il se moque de vous, mais on n’en est pas assez sûr pour se fâcher ; d’autant plus que c’est un amusant et charmant compagnon, avec lequel on souhaiterait se trouver sans cesse. Madame de Barentin est fort différente de son mari. C’est une très jolie femme ; bonne comme presque toutes les très jolies femmes, aimable, accueillante, et bête juste comme il faut. Avec elle on se sent à l’aise et enveloppé d’une vague admiration qu’elle prodigue, peut-être un peu à tort et à travers, à tous ceux qui lui semblent supérieurs à titre quelconque. Elle a la passion des hommes politiques qui jouent un rôle ; des poètes, des peintres, des écrivains, et elle se fait une joie de les recevoir, à condition toutefois qu’ils soient un peu gens du monde. Signe particulier du salon des Barentin : jamais un financier, ni un journaliste proprement dits, n’y sont entrés. Barentin a horreur de la réclame et hait ce qu’il appelle d’un air écœuré : « les gens de Bourse », d’une haine sauvage qui le rend injuste jusqu’à la férocité. Si sa nonchalance et son peu de foi ne l’empêchaient d’être jamais « un militant », il serait certainement en tête du regrettable mouvement qui se produit aujourd’hui contre les étrangers de la haute banque. Et comme – sauf nous et le petit de Jalon qui, lui, vit presque exclusivement dans ce monde-là – les intimes de Barentin ignorent la société cosmopolite et financière, on a frappé ce soir à tour de bras sur « l’envahissement de Paris par les hordes étrangères », etc., etc… Moi, naturellement, je ne disais rien, mais, Rolande a cru devoir protester (avec beaucoup de mesure, mais enfin protester tout de même), contre ces idées stupides et rétrogrades. Alors, Barentin est intervenu et s’est excusé d’avoir oublié, en parlant ainsi, que nous sommes en relations avec plusieurs familles étrangères et, notamment, avec les Tripoly. Il s’est excusé avec un tact parfait, mais il a terminé par un : « Mon étourderie est impardonnable, j’aurais vraiment dû me rappeler cette liaison !… » si profondément impertinent que, ma parole, j’ai eu un instant envie de le gifler. En revenant, dans le coupé, j’ai demandé à madame de Villiers-Neaufle si elle n’avait pas ressenti la même impression que moi. Elle m’a dit ne s’être aperçue d’aucune intention désagréable ou ironique dans la phrase de Barentin. Comme elle est plus fine que moi, elle doit avoir raison. J’aime mieux cela. Mardi 5 juillet. Le Pays va changer de directeur… et peut-être aussi d’opinion ? C’est un vieux journal dont le titre est resté malgré tout populaire. Il eut l’honneur d’être dirigé par M. de Lamartine, auquel succéda La Guéronnière et, plus tard, les Cassagnac. Si ce journal eût pu aujourd’hui devenir nôtre, c’eût été un bien, je crois. Je regrette de n’être pas en fonds pour l’acheter. Je songe, à ce propos, que c’est aujourd’hui mardi et que je devrais avoir une réponse aux lettres écrites dimanche. Les réparations de Villiers-Neaufle me trottent par la tête sans cesse, et je voudrais voir Rolande satisfaite de ce côté. Mercredi 6 juillet. J’ai dû aller aujourd’hui au Parlement pour prendre part au vote des crédits de la marine. D’Aillières a fait une déclaration que Doudeauville a appuyée, et le tour a été joué. Cavaignac a son crédit par 431 voix contre 23, et moi j’ai perdu une journée ! Je me demande si je me représenterai aux élections prochaines ? À quoi bon devenir député pour rester député sans plus ?… Jeudi 7 juillet. J’ai reçu des réponses défavorables. Personne ne veut prêter dans des conditions possibles. Personne n’a d’argent, d’ailleurs. Tout va mal, on est mécontent ou inquiet. Il est quelqu’un à qui je pourrais évidemment m’adresser et qui se ferait un véritable plaisir de m’obliger ; c’est Tripoly, mais nous sommes si liés avec lui que cela me gêne de lui demander ce service… bien léger pourtant. J’en ai parlé à ma femme, ce matin. Je voulais prendre son avis à ce sujet. Elle m’a répondu qu’à ma place elle ne demandait rien du tout à Tripoly. Ainsi ferai-je. Vendredi 8 juillet. Barentin est vraiment trop « rosse » ! Il vient de faire à ce malheureux Jalon une abominable farce qui le couvre de ridicule et le coule, du moins pour un temps. Le plus fâcheux, c’est que cette farce retombe en partie sur nos amis Tripoly, qui n’en peuvent mais et sont très ennuyés. L’histoire serait drôle, si elle ne chagrinait un gentil garçon et de très bons amis. Dans tous les cas, elle vaut d’être contée, quand ce ne serait que pour donner l’idée des façons de faire en cette singulière fin de siècle. Le prince de Galles, de passage à Paris, devait dîner chez les Tripoly. Or, chaque fois que les Tripoly ont l’honneur de recevoir le prince, ils s’ingénient à l’amuser, à lui offrir quelque primeur infiniment rare. Je ne parle pas ici de primeurs de table, mais de primeurs du théâtre ou de la société. C’est ainsi que nous avons eu de délicieux dîners, après lesquels apparaissaient Ivette à ses débuts, ou la jolie Mme de *** à peine entrevue encore. À son dernier voyage, le prince ayant entendu parler de Barentin et citer une drôlerie quelconque de lui, exprima – très légèrement d’ailleurs – le désir de le voir. Aussitôt Tripoly eut la tête aux champs. Il ne connaît pas Barentin, mais, comme il a du flair, j’imagine qu’il soupçonne vaguement l’antipathie que lui inspirent les gens de sa sorte. À ce moment, il me parla de son projet. « Je vais – me dit-il – prier le marquis de Namur de me faire connaître le comte de Barentin. » Comme je le pensais, Namur qui prévoyait une terrible boutade, répondit que Barentin ne voulait pas connaître d’étrangers. Malheureusement, ce pauvre Tripoly n’en resta pas là. Il alla trouver le petit Jalon et lui parla de façon irrésistible. Le petit de Jalon – parent très éloigné de madame de Barentin – est un gentil petit bonhomme qui a de grands besoins et fort peu d’argent pour les satisfaire. Ayant quatre sous à lui, il a placé ces quatre sous dans la banque Schlemmerei qui les fait – dit-on – prospérer magnifiquement. La vérité est que les Schlemmerei rétribuent très largement mille petits services mondains que Jalon leur rend quotidiennement. Tripoly, très au courant de la source des revenus de Jalon, s’en fut donc le trouver et lui tint à peu près ce langage : – Je voudrais avoir à dîner le comte de Barentin ?… Jalon bondit. – Il dînerait avec le prince de Galles – continua Tripoly insinuant. – Le prince de Galles, il s’en bat l’œil !… et, quant à dîner chez vous, jamais il n’y dînera !… jamais, jamais, jamais !…

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