Chapitre 1
— Tu ne m’as pas demandé mon avis, ma pauvre petite fille, mais je te le donnerai malgré tout. Ton « ami » appartient à ce genre d’hommes qui capitalisent toutes les femmes et qui n’en épargnent aucune ! Crois-moi… Et encore, je pèse mes mots !
Dans la voix de son père sourdait une colère mal contenue. Néanmoins, Roxane saisit la balle au bond.
— Comment peux-tu affirmer une telle chose ? s’exclama-t-elle d’une voix qu’elle aurait aimé moins aiguë. Tu ne connais même pas Marc ! N’est-ce pas toi qui m’as appris à ne pas avoir de préjugés sur les gens ? En guise de réponse, François Gonidec se leva de table, replia son canif, l’enfourna dans la vaste poche de son bleu de travail et sortit, le chien à ses basques. Dans la cuisine, Roxane se retrouva seule avec ses certitudes.
Éprouvée par cette altercation, la jeune femme constata que son père n’avait pas terminé son assiettée. La blanquette de veau était pourtant l’un de ses mets favoris. Elle avait mis tout son temps et son savoir-faire pour lui concocter cette recette.
Roxane chipota avec le morceau de viande recouvert d’une sauce onctueuse qui se figeait déjà dans son assiette. Le cœur lourd, partagée entre la rage de défendre son amant et le remords d’avoir peiné son père, elle laissa libre cours à ses émotions et se mit à pleurer.
Quand elle se fut un peu remise, la jeune femme tenta de se rasséréner. Après tout, elle avait vingt-six ans ! À cet âge-là, on est responsable de ses choix ! Son père n’avait aucun droit de s’immiscer dans sa vie privée !
L’avait-il fait d’ailleurs ? Non… En toute bonne foi, non… Il avait préféré battre en retraite et éviter ainsi une discussion qui, de toute façon, aurait dégénéré en dispute.
« Mets-toi à sa place, Roxane, murmura-t-elle pour elle-même. Apprendre, par des cancans, que la fille unique que tu as élevée tout seul est la maîtresse d’un homme marié et, qui pis est, a ton âge, il y a de quoi, aussi, être dépité… »
La sentence de François Gonidec avait coupé l’appétit de la jeune femme. Elle se dirigea vers la fenêtre et en souleva le voilage. Son père discutait avec l’ouvrier agricole dans la cour de la ferme. Une prémonition peut-être ? Ou le sentiment d’être épié ? Toujours est-il qu’à travers le carreau, le regard du père croisa celui de la fille. Il enfonça plus profondément son bonnet sur la tête et, sans un signe, tourna les talons.
Le regard de Roxane se perdit alors sur le vieux pommier dénudé, planté non loin de la façade. Personne n’avait songé à déloger ce centenaire qui avait poussé là, au petit bonheur la chance. Quand elle était enfant, les soirs de tempête, cet arbre l’avait souvent terrorisée. Tels les ongles affûtés d’une sorcière malveillante, ballottées par le mugissement du vent dans une folle danse sabbatique, ses petites branches venaient griffer les carreaux de la cuisine, comme si elles imploraient de l’aide.
Aujourd’hui, bien sûr, le vieil arbre avait perdu de sa malice et ne conservait que l’aspect débonnaire d’un ancêtre au pied moussu. C’est que l’enfance avait déserté la maison. En cette mi-journée de février, Roxane considérait d’un œil morne la dernière feuille du patriarche. Elle s’était évidée de toute chair et ne tenait à sa brindille que par le squelette de ses nervures. Le gel avait paré la moribonde de minuscules gouttes cristallisées qui, si elles l’embellissaient, l’alourdissaient en même temps. D’ailleurs, la faraude ne résista pas à son somptueux suaire et, sous les yeux de Roxane, se détacha de sa branche.
La jeune femme vit dans cette chute un mauvais présage, même si c’était idiot et qu’elle le savait. Prise d’un frisson soudain, elle laissa retomber le voilage et s’activa à débarrasser la table. Elle décida aussi de chasser ses pensées importunes pour ne songer qu’aux délices des retrouvailles avec son amant. Après tout, les relations avec son père s’amélioreraient, c’était forcé… Avec le temps, il finirait par entendre raison. Marc, en revanche, n’était dans son antre, les Monts d’Arrée, que pour une toute petite semaine encore. Après le tournage, il repartirait à Rennes et les choses redeviendraient compliquées.
Tout en rangeant les assiettes et les couverts souillés dans le lave-vaisselle, Roxane s’en voulut de s’être laissé happer par la surprise de la révélation et de ne pas avoir servi à son père les arguments qu’elle avait pourtant préparés de longue date, en cas de coup dur. Elle plaida donc sa cause devant le grand absent.
Bien sûr, Marc était marié et père de trois enfants. Mais on pouvait considérer les choses différemment ! Si Marc et son épouse étaient séparés de corps - ils faisaient chambre à part depuis belle lurette - celle-ci, pour des raisons financières et pratiques, refusait le divorce. L’amour avait déserté leur couple. Restait une estime réciproque fondée sur une habitude de vie commune et le sens du devoir. En effet, Basile, le dernier de leurs enfants, âgé de douze ans, était lourdement handicapé mentalement. Si, durant la semaine, ce fils était totalement pris en charge dans une institution adaptée, il rentrait chez lui, les week-ends et pendant les vacances scolaires. Ils n’étaient pas alors trop de deux pour s’occuper de ce malheureux enfant qui sollicitait une surveillance accrue. Isabelle Castel, l’épouse de Marc, se sentait incapable d’assumer seule, même en alternance, la garde de ce fils. Roxane pouvait le comprendre… À deux reprises, depuis les quatre années que durait sa liaison avec Marc, Roxane avait rencontré Basile. Tous deux avaient alors, tel un couple ordinaire, amené l’enfant au zoo. Basile affectionnait particulièrement, aux dires de son père, ce contact avec les animaux, même s’il ne parvenait guère à manifester ses émotions. L’enfant était le seul membre de la famille de Marc que Roxane eût connu. Ses deux filles aînées, Garance et Bérénice, âgées respectivement de dix-huit et seize ans, très attachées à leur mère, refusaient de la rencontrer. Si Roxane en avait conçu une certaine amertume, elle ne pouvait, évidemment pas, forcer leur choix.
Comme elle balayait à présent la cuisine, Roxane songeait à toutes ces petites frustrations inhérentes à son statut de maîtresse. Certes, elle aimait Marc et, en vivant cette liaison, en avait accepté les règles du jeu. Elle se serait mordue jusqu’au sang plutôt que de se plaindre. Pourtant, parfois, la situation devenait si difficile à supporter… Elle cultivait l’art de l’attente. Pour quelques poignées d’heures vécues au restaurant ou dans un lit, elle passait le reste de la semaine à espérer, devant un téléphone mutique ou volubile, c’était selon. Marc l’aimait ; aucun doute à ce sujet. Nonobstant, son travail vampirique et sa famille tentaculaire l’absorbaient tout entier, ou presque. Isabelle, son épouse, malgré des études poussées, n’avait jamais voulu exercer le métier de kinésithérapeute, auquel elle se destinait. La veille, Marc avait avoué, l’air amusé, à Roxane qu’il soupçonnait sa femme d’avoir, elle aussi, une liaison. Lovée dans les bras de son amant, la jeune femme l’avait interrogé. Ressentait-il une pointe de jalousie vis-à-vis d’Isabelle ? Marc avait froncé les sourcils, semblé tomber des nues. Évidemment non ! Pour qui le prenait-elle ? Bien au contraire, la liaison supputée de sa femme arrangeait Marc, soulageait sa conscience. S’il n’était plus amoureux d’elle, il la tenait en haute estime. Ainsi allait la vie…
Roxane avait terminé son rangement et se servit une tasse de café. Que ferait-elle de son après-midi ? Lecture ? Promenade ? Marc, en reportage à Botmeur, terminerait tard avec son équipe. Elle ne voulait pas le déranger durant le tournage.
La jeune femme secoua ses boucles brunes en se morigénant. Que diable ! Bien des gens enviaient ses vacances scolaires ! Et elle restait là, à tourner en rond et broyer du noir ! Très peu pour elle ! C’est un autre qui allait tourner en rond à sa place : Titan. Son cheval de selle français, livré à sa paresse naturelle depuis sept semaines, avait besoin d’exercice. Alors, une heure de rond de longe puis balade ! Ensuite, à 18 heures, qu’il boude ou pas, elle aiderait son père en salle de traite
Forte de cette énergie retrouvée, Roxane sortit pour se changer.
*
« Cette histoire véridique est arrivée à mon arrière-grand-oncle, Yann-Vari Ar Moallic. Elle m’a été rapportée par ma mère, qui l’a su de son père, qui l’a su de la sœur de Yann-Vari. Aussi, écoutez-la bien, car si je mentais, des cornes pousseraient à mon front ! Et je n’en ai pas envie…
C’était par une chaude nuit d’été, au temps des moissons. Yann-Vari Ar Moallic, mon aïeul, l’un des plus gros maquignons du pays, revenait de la foire de Commana où il avait vendu, au prix fort, six magnifiques bestiaux. Lorsqu’il caressait sa besace au cuir boursouflé, il avait lieu de se réjouir.
Yann-Vari avait le sens des affaires. S’il revenait à pied de la foire, c’est qu’il s’était débarrassé de sa vieille rosse qu’un béjaune de la ville avait prise pour une belle jument. À la sortie de Commana, un fermier de Saint-Rivoal, moins chanceux que lui ce jour-là, lui avait proposé de faire en sa compagnie un bout du chemin. Riant encore de sa dernière bonne affaire, le maquignon avait accepté et était grimpé avec reconnaissance sur la banquette du char à banc. Au fur et à mesure que le cheval avalait le crépuscule et les kilomètres, le généreux voisin se faisait moins causant. Mon propos n’est pas de défendre mon aïeul, et il est raisonnable de croire que le maquignon, fiérot du contenu de sa besace, se montra orgueilleux et donc sot. Toujours est-il que le fermier déposa son passager à Saint-Rivoal, là où lui-même habitait. Yann-Vari avait encore cinq kilomètres à parcourir pour rentrer chez lui, à Saint-Cadou. Heureux de chausser de bons et solides souliers en place de ses habituels « boutoù coat », notre homme se mit en route, ayant pour ciel de lit une voûte céleste perlée d’étoiles. La pleine lune lui servirait de guide. La demie de onze heures sonnait au clocher de Saint-Rivoal quand il quitta le bourg. Il choisit de prendre un raccourci par la lande, là où, aux frontières du Léon et de la Cornouaille, du temps de la jeunesse de son père, Fañch Ar Moallic, le curé de Saint-Rivoal entraînait avec lui les âmes damnées de son village pour les noyer dans le Youdig, au pied du Menez-Mikel. Pour marcher plus à son aise, Yann-Vari avait accroché à son bâton noueux sa lourde besace qu’il portait sur l’épaule. À la croisée des chemins, alors qu’il s’apprêtait à quitter la grand-route, il entendit des rires étouffés, des voix avinées et des raclements de sabots qu’on rusait sur la pierraille.
— Quelques jeunes en goguette ! pensa tout haut le maquignon pour qu’une voix, fût-ce la sienne, lui tînt compagnie. Mais il n’y voyait goutte. L’obscurité du bois avait tout mangé, même la nuit.
— Holà ! Qui va là ? Montrez-vous !
Yann-Vari n’était pas un homme peureux, mais quand même… S’il ne croyait pas en l’existence du petit peuple, comme toutes les bonnes femmes de son village, il ne voulait pas non plus être le jouet d’une mauvaise farce des poulpiquets ou des korriganed ! Cela peut aisément se comprendre !
Plus rien. Plus un bruit. Chut ! Écoutez ce silence… La nuit dévoreuse avait aussi avalé les rires étouffés, les voix avinées et les raclements de sabots. Il ne resta plus à Yann-Vari qu’à faire de même et à avaler sa salive. Pour se donner du courage, il pensa à toutes les belles pièces d’argent, luisantes comme une langue de lune, qui sommeillaient dans sa besace au cuir boursouflé. Channig aurait tôt fait, le lendemain, de coudre cette bourse dans le matelas de leur lit !
Alors, ce ne fut pas la peur qui fit courir Yann-Vari Ar Moallic. Non, je vous le dis comme je le sais. Pas la peur… Il avait juste hâte de rentrer chez lui et de mettre son bel argent à l’abri des malandrins et des convoitises. Toujours est-il qu’il courut, notre Yann-Vari, comme si le diable, en personne, lui avait fait l’honneur de se déplacer et qu’il lui piquait le derrière de sa fourche ardente. Aussi, ce n’est pas mensonge que d’affirmer qu’il fut fatigué, le pauvre homme, à dévaler la lande ainsi, poursuivi par les esprits de la nuit. À bout de course, il était parvenu sur la route de Saint-Cadou. Il reconnaissait à présent les lieux. Encore un petit kilomètre et il serait chez lui. Il s’assit sur une borne de pierre pour reprendre haleine et s’éponger le visage de son grand mouchoir à carreaux. Un vent aimable se mit à souffler et à le rafraîchir. Yann-Vari, après s’être reposé un instant, allait repartir, quand il entendit au loin le bruit d’une charrette. À présent, il regrettait amèrement d’avoir vendu sa haridelle. La vieille jument aurait déjà fait son office et, pour l’heure, il serait déjà à la maison, à recompter ses sous devant sa soupe au lard et une Channig admirative !
Notre homme avait repris sa marche. Dans son dos, la charrette approchait. Elle faisait un drôle de bruit. Tenez, comme ceci : wik… wik…
« Ma doué, se dit Yann-Vari, cet étourdi a oublié de graisser l’essieu de sa roue ! »