Chapitre 3

3054 Words
L'intimité se fit entre les deux petites. Elles ne se quittèrent plus aux heures qui les rapprochaient; elles partagèrent ce qu’on leur apportait du dehors, leur sucre, leur beurre. Elles mirent en commun leurs pensées, leurs joies, leurs tristesses. Aux récréations, on les voyait toujours ensemble, parfois le bras de l’une passé autour du cou, ou glissé, dans la distraction de la causerie, sur la taille de l'autre ; et elles allaient, d’un bout de la cour à l’autre, accouplées par quelque geste d’une grâce enfantine, penchées confidemment l’une vers l’autre : Philomène, avec ses grands yeux et ses grands cils, son long regard, sa bouche charnue et entr’ouverte, ses joues rouges et un peu hâlées, où se dessinaient en boucles d’ombre les mèches folles de ses cheveux, échappées de son bonnet ; Céline, avec son front saillant et bombé, ses cheveux retroussés naturellement, ses petits yeux gris, clairs et profonds, ses narines découpées, ses lèvres minces, son menton fendu, sa petite mine longue. Souvent, au bout de quelques tours, elles s'asseyaient sur le banc de pierre, auprès de la pompe. L'hiver même, elles y restaient des quarts d'heure ; et, appuyant le bout de leurs chaussons de lisière trop larges sur la terre battue, empaquetées dans la robe d'indienne aux plis grêles sous laquelle l’œil devinait, tassé, un gros gilet de tricot, elles se laissaient gagner par le froid, prenant à cet engourdissement une sorte de plaisir paresseux, sans remuer, sans parler, les yeux en l’air, Philomène regardant un oiseau, Céline regardant un nuage. Jusqu'à son entrée au couvent, Céline avait été la garde et la petite servante d'une grand'mère infirme. Son enfance avait été bercée et comme charmée par la Vie des Saints. La vieille femme lui en lisait tous les soirs quelques pages, rouvrant avec ses doigts goutteux le vieux bouquin à la marque de la veille. Puis, l'âge vint où, à son tour, Céline prit le gros livre sur ses genoux et fit la lecture à la grand’mère. Elle avait appris à lire dans ce livre : son imagination y avait épelé ses lettres, et sa vie commençait à ce premier alphabet comme à une première initiation. Toutes ces saintes merveilles, aventures, dévouements, héroïsmes, agonies glorieuses, morts divines, cieux entrouverts, pluie de palmes, lui avaient donné l’éblouissement d'une féerie de miracles. Les légendes de la Légende dorée remplissaient sa tête et semblaient gonfler son front, semblable au front d’une petite vierge de Memling, et presque déformé par les bosses de la merveillosité. Un monde d’enchantements se leva pour elle de ces pages, aussi délicieux que celui où les contes des nourrices font jouer ensemble le premier rêve et la première pensée des enfants. Elle trouva dans ces histoires de saints, de martyrs, toutes pleines d'apparitions, de monstres, de métamorphoses, les ravissements, les obsessions, les émois, les douces épouvantes de fantasmagorie et de réalité idéale que les contes de fées apportent aux âmes de son âge. Comme rien ne vint troubler, aux côtés de la vieille femme, l'illusion de l’enfant ; comme elle ne rencontra autour d’elle ni un doute, ni un sourire qui l’inquiétât dans la naïve ardeur de ses impressions, dans la première confiance de sa foi, pour elle, le chemin parsemé des miettes de pain du petit Poucet, c’était le chemin dans le désert, planté de roseaux de demi-lieue en demi-lieue par saint Macaire ; l’oiseau qui parle, dans les contes indiens, c’était la sauterelle qui avertissait saint Grégoire de se lever ; l'eau qui chante était le morceau de glace demandant à saint Théobald des messes pour l'âme qu’il renfermait. Il ne se dressait point devant elle de palais aux portes de diamants bâtis d’un coup de baguette, où dort depuis cent ans une Belle au bois dormant ; mais elle songeait à ces échelles d’or appuyées à la terre, à ces chemins couverts de tapis magnifiques, et brillants de lampes, qui mènent une âme de saint de sa cellule à la gloire céleste. Ses peurs même, lorsqu’elle était au lit sans lumière, n’étaient point les peurs ordinaires des enfants ; elle ne croyait point voir l’ogre ou Croquemitaine, ou des voleurs ; ce que l’obscurité lui dessinait comme avec un charbon ardent, ce que l’insomnie approchait d’elle, c’était le diable, tel qu’elle l’avait vu dans la légende lorsqu’il tente un saint. Le jour, les pays des saints et des saintes se déroulaient devant elle en perspectives rayonnantes et confuses. Elle se répétait des mots qui faisaient à son oreille le bruit d’un coquillage venu d'une mer d’Orient ; et le nom d’un roi Gondoforus lui apportait l’écho sonore d’un lointain royaume. Puis c’étaient des voûtes où tout à coup des voix d’anges faisaient taire des voix d’hommes… Tu ne dis rien aujourd’hui ? — lui disait parfois la grand’mère, tandis que l’aiguille de la petite ourlait une serviette ou rapiéçait un bas machinalement : la petite ne lui répondait qu’en lui souriant des yeux ; elle rêvait solitude, désert, un hermitage dans un coin de la plaine Monceaux, passé la barrière, dans un endroit qu’elle savait. A côté et au-dessus de la vie réelle, ces pensées, ces rêveries étaient devenues la vie bienheureuse de Céline. Bientôt ce ne fut pas assez pour elle qu’une communion passive et en idée avec cette histoire miraculeuse. Ce long martyrologe, ne montrant que sacrifices et oblations à Dieu, la sollicita aux immolations. Elle essaya de se martyriser, sans en rien dire, comme elle put. Elle châtia de son mieux ses innocents petits sens. Elle se priva des plats qu'elle aimait. Elle s’imposa un certain nombre d’ave dans le parcours d’une rue. Elle fit des vœux de silence d’une demijournée. Quand elle se couchait avec une grosse envie de dormir d’enfant, elle se forçait à rester éveillée plusieurs heures jusqu’à une heure qu’elle s'était fixée. Parfois, lorsque la grand’mère lui offrait une promenade, un plaisir, elle se punissait de l’envie qu’elle en avait eue, en se disant souffrante et en se mettant au lit. L’église, la confession, la première communion avaient développé les ardeurs de ce tempérament mystique. Céline avait raffiné ces petites immolations ; et à force d’en aiguiser et d’en redoubler les taquineries, elle les avait poussées, par le détail et l’ingéniosité, presque jusqu'à la cruauté. Elle mettait un certain orgueil à mettre ainsi à l’épreuve son pauvre corps d’enfant, malingre, mais nerveux, et fort déjà pour souffrir. Il y avait toujours eu pour elle de grandes tentations dans ces histoires de jeunes filles chrétiennes amenées devant le proconsul, et dont les membres déchirés par les peignes de fer versaient à chaque blessure du lait au lieu de sang. Philomène, plus délicate, plus sensible, moins rêveuse et plus tendre, était sans cesse doucement raillée et sermonnée par Céline. Céline, avec le zèle de prosélytisme qui enflammait et épurait déjà ses amitiés et ses camaraderies, avait pris à cœur de soutenir, de pousser, d’avancer celte âme qu'elle voyait paresseuse et faible. Et usant de persuasions et de conseils, de l’ascendant de sa parole sérieuse, de la leçon de ses exemples, elle enlevait peu à peu sa compagne aux mollesses de son âge et de sa nature. Elle l’entraînait dans la voie des petits sacrifices, non sans combats et sans patience. Il lui fallait gagner le terrain pied à pied, toujours revenir le lendemain sur ce qu’elle avait emporté la veille, faire un incessant effort de raisonnements, d’ironies sans amertume, de prières et de supplications émues, contre les débats de Philomène, ses défenses timides, les résistances et les excuses de sa tiédeur. Philomène souvent se plaignait, disant qu’elle n’avait point assez de forces, qu’il ne fallait point lui en demander tant. Mais Céline n’était jamais à bout de réponses. Elle avait toujours pour lui fermer la bouche, quelque modèle à lui citer, une vertu de saint ou de sainte à laquelle il fallait aspirer. Et elle répondait aux plaintes de son âme, comme elle avait répondu aux plaintes de son corps, le jour où Philomène avait du dégoût pour le bouilli qui était la viande de tous leurs dîners : — Ah ! ma chère, pense un peu à sainte Angèle… Trois noix, trois châtaignes, trois figues, trois poireaux, voilà tout ce qu’elle mangeait… et du pain seulement le dimanche… Et puis plains-toi encore ! Les âmes pareilles à celles de Philomène sont faciles et toutes prêtes à de semblables influences. Philomène s’ouvrit à ce souffle dont Céline cherchait à l’animer et à l’enflammer. Aux récréations, quand les petites étourdies du couvent venaient lui chanter aux oreilles : J'aime le vin ! J'aime l’ognon ! J'aime Suzon ! Elle leur chanta avec Céline : Moi j'aime le couvent ! J'aime le couvent ! J’aime le couvent ! La foi de son amie devint la sienne ; mais son caractère lui donna des formes propres et des expressions personnelles. Ce qui était chez Céline un feu sourd, concentré, fut chez elle une flamme qui se répandit : son exaltation fut une expansion. Les sœurs furent enchantées de ce changement qui les étonna. Elles virent une grande grâce dans cette révolution d’une enfant qu’elles avaient connue jusque-là d’une dévotion peu appliquée et distraite, et qu’elles citaient maintenant aux autres petites filles, comme un modèle de piété fervente, de régularité, de ponctualité. Tous les jours à son réveil, Philomène, faisant le signe de la croix, offrait à Dieu sa première pensée. En s’habillant, elle lui demandait la robe d’innocence qu’elle avait perdue par le péché. Avant son travail, elle mettait ce qu’elle allait faire aux pieds du Seigneur en expiation de ses fautes. Elle n’oubliait point de dire une petite prière, à chaque heure qui sonnait. A neuf heures, elle pensait, en priant, au Saint-Esprit qui était descendu sur les Apôtres au jour de la Pentecôte à cette heurelà ; à midi, elle invoquait l’ange Gabriel. Avant le dîner, un petit examen particulier de ses fautes lui durait le temps d’un Miserere. Avant la récréation, elle demandait à Dieu de mettre une grande circonspection sur ses lèvres. A l’heure où Jésus rendit son esprit à son père, elle priait Jésus de l'attacher à sa croix de façon qu’elle n’en descendit jamais. Puis c’étaient encore de petites prières : prières pour se renouveler en la présence de Dieu, prières lorsqu’elle avait commis quelque petit péché. Le soir, en priant, avant de se mettre au lit, elle ne manquait point de b****r trois fois la terre. Si elle s’éveillait dans la nuit, elle s’unissait de pensée aux serviteurs et servantes qui louent le nom du Seigneur dans la nuit, aux adorations des esprits bienheureux, aux cantiques des saints dans le paradis ; et elle cherchait à se rendormir dans une attitude de corps qui respectât l'œil de Dieu, et qu'elle aurait voulu avoir si la mort était venue la surprendre, la nuit, toute nue. La première communion arrivait au milieu de cette ferveur que Céline avait donnée à son amie. Ce fut pour Philomène un grand événement dans sa vie de petite fille. Longuement préparée par le catéchisme du samedi, elle fut remuée et remplie bien à l'avance par l'émotion du grand jour. La semaine qui précéda le beau et redoutable dimanche, la retraite avec sa continuité d'exercices, d'instructions, d’exhortations, enflammèrent ses ardeurs et son zèle. Cet isolement de la vie et des pensées du dehors, le recueillement et l’entraînement de ces longues vigiles, ces images sans cesse évoquées du sang et de la chair de Jésus-Christ, le mystère et les délices d'une union avec un Dieu que les lèvres reçoivent, plongèrent Philomène dans une sorte d'extase. Les abstinences, le jeûne, la faiblesse de son corps mal soutenu dans sa croissance par la maigre nourriture du couvent, l'aidaient à ce détachement de ses sens, à ces élévations de tout son être. Sous l'exaltation spirituelle et l’irritation nerveuse d'une prière incessante, d'une adoration tantôt emportée par l'élancement, tantôt attendrie par la contrition, elle sentait son âme, doucement enlevée, lui échapper. Tout son sang lui semblait être dans sa tête et dans son cœur. Elle était agitée de tressaillements secrets, de frissons intérieurs, de tous les contre-coups de son imagination d'enfant qui se mêlait à Dieu, et le touchait amoureusement. Elle sortait du confessionnal, le visage baigné de larmes, qu’elle était heureuse de laisser couler le long de ses joues jusqu’à ses lèvres qu’elles mouillaient. C'était une aspiration passionnée à tout ce que la première approche de la sainte table apporte à une petite fille de douze ans de troubles et de fièvres inconnus, de sensations nouvelles, de révélations intimes. Elle se croyait appelée d’en haut, elle s'éveillait à une conscience nouvelle d’elle-même, comme si elle eût rompu avec un âge de sa vie pour entrer soudainement dans un autre, comme si le voile de son âme d’enfant commençait à se déchirer dans une première assomption des sens moraux de la femme et du caractère de son s**e. Enfin vint le jour divin de la communion. Philomène avait demandé à sa tante de lui apporter le matin de l’eau de Cologne pour son mouchoir, et pour ses cheveux de la pommade à odeur. Quand elle fut entrée dans l’église, elle demeura, au milieu des communiantes, tout étourdie, sans voir, sans entendre. Elle était si émue, qu'elle n’avait ni la volonté ni la sensation des mouvements qu’elle faisait, Il y avait comme un grand bourdonnement en elle et autour d’elle ; et elle se laissait envelopper par les odeurs qu’elle avait sur elle ainsi que par un souffle de paradis, sans savoir d'où cela venait. Des rayons jouaient dans l’église et jetaient sur l’autel les rubis des vitraux. Des fumées bleues montaient dans un poudroiement de jour. Les cierges allumés mettaient leurs feux d’étoile parmi toutes ces robes blanches. Il montait à la nef des voix dans des parfums, des prières sur des chants. Les encensoirs retombaient avec un bruit brisé dans des mains gantées de blanc… Mais toute l’église, pour Philomène, c’était l’autel ; tout l’autel, c'était le tabernacle. Elle y tenait les yeux attachés ; elle y tendait et y fixait, avec un étonnant effort, sa vue intérieure. Et à force d’être tout regard et tout esprit, à force de vouloir voir à travers le nuage dont le regard las enveloppe les objets à la longue, elle voyait derrière le morceau de bois doré ce qu’on voit d’un soleil derrière une colline qui cache une aube. Son banc se leva : elle se leva. Son tour vint, elle reçut Dieu. En le recevant, elle eut un ineffable sentiment de défaillance, le ravissement d’une sorte d’évanouissement. L’église maintenant était pour Philomène un lieu saint et doux, intime et tendre, comme une chambre où l'on serait né et où l'on aurait aimé sa mère. Elle attendait le dimanche pour y aller, pour y vivre tout un jour, de la messe au catéchisme de persévérance, et de vêpres à complies. C'est une pauvre église pourtant que Saint-Laurent où les sœurs menaient les enfants. Elle a l'air, au haut du boulevard de Strasbourg qui la dégage aujourd'hui, d'une de ces vieilles églises de province abandonnées, oubliées sur quelque place solitaire où un cordier fait de la corde. Au dedans c'est froid et nu : l'on se sent dans la paroisse des misères de deux faubourgs ; le faubourg Saint-Denis et le faubourg Saint-Martin. Le bruit, sous cette voûte rigide, le long de ces murs gris et sales, c’est un pas qui traîne, un glissement de galoches sur la dalle, une toux d’hiver qui sonne creux. Les gens qui entrent, c'est une regrattière avec un madras sur la tête, une servante qui porte dans une serviette le dîner d’un petit ménage, une charbonnière qui siffle avec les lèvres une prière muette, une mère avec un cabas et un tout petit enfant dans les bras sur lequel en entrant elle fait le signe de la croix, une petite ouvrière à la tête penchée qui prie en tenant sa bouche entre ses mains noircies au bout des doigts par les piqûres d’aiguille. Il passe des femmes en deuil avec de vieilles robes et de vieux chapeaux noirs au voile devenu roux. Contre la grille des chapelles, souvent on voit quelque vieille femme, en béguin de linge, l'œil fixe, le blanc de l’œil dilaté, le regard en l’air, les lèvres marmottantes. Parfois, dans un coin, un vieillard voûté, à la redingote bleue toute blanchie d’usure aux épaules, s'agenouille par terre. Mais Philomène n’apercevait rien de ces tristesses de Saint-Laurent. Elle ne voyait point que cette église fût misérable : car elle y était heureuse. Le bonheur qu’elle y trouvait lui paraissait un bonheur propre au lieu et dont toutes les choses qui étaient là l’entouraient. Elle s’y sentait dans un bien-être vague, dans une quiétude infinie, dans une paresse rêveuse, dans une langueur satisfaite. Le charme auquel elle s’abandonnait sur son banc, dans cette nef, ressemblait aux douceurs flottantes d'une atmosphère, à l’énervement d’un beau climat ; et quand elle était dans cet air d'église, frais et subtil, elle était comme baignée par l'air d’une patrie idéale. Elle aimait, quand elle entrait, ce sentiment de froid que lui donnait au bout des doigts les crins cristallisés du goupillon. Elle aimait celte vapeur de cire allumée, cette odeur d'encens éteint, ce parfum mourant du feu des baumes et des cierges qui laissait à toute l’église une senteur de fleurs séchées dans un reste de fumée. Elle se plaisait à celle paix où bruit mystérieusement un pas amorti, un frôlement de robe, une page qu’on retourne, l'agenouillement des oraisons muettes, le susurrement des lèvres qui prient, le silence des élévations pareil à un murmure d’âmes. Elle se laissait bercer aux harmonies de l'orgue, à ces mélodies qui la prenaient dans leurs bras comme une onde, à ces nuées de sons, à ces tempêtes de bruit qui fondaient et roulaient sur elle, à ces chœurs célestes qui lui chantaient dans les tempes et lui bourdonnaient dans la poitrine, à ces cantiques d’anges qui descendaient et mouraient lentement en elle. Elle écoutait, ravie et sans pensée, les chants des prêtres et des enfants, auxquels, du fond des chapelles, répondaient des voix lointaines, jeunes et vieilles. Et elle était délicieusement chatouillée, à Vêpres, par une voix de chanteur, élancée, grêle et tendue, une voix de tête, déchirante et tendre, qui semblait monter à Dieu sur un écho de la Passion.
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