Tant de choses, tant de fondions, tant de devoirs sont laissés à la discrétion, à la volonté et au zèle des sœurs par le règlement des administrations hospitalières, qu’une sœur dans une salle d’hôpital est tout ou n'est rien. Elle n’est rien, s’il lui manque l’initiative et l'action, s’il lui manque l’entrain et la jeunesse du dévouement. Même recommandable par une piété solide et des vertus méritantes, elle n’est rien si elle n’a pas reçu cette vocation du caractère qui porte naturellement les mains et l’âme au soulagement des malades, cette fièvre de charité qui est le tourment divin de la pensée et du corps. Elle n'est rien, sans certaines délicatesses qui lui font trouver des adoucissements pour le cœur de ceux qui souffrent, sans une certaine autorité maternelle avec laquelle elle entre dans les besoins, dans les idées, dans la confiance de l'homme ou de la femme du peuple. Ou encore qu'elle ait été privée des dons providentiels qui prédestinent à son rôle : que la force physique et la santé lui fassent défaut, que son visage ne soit pas un de ces aimables et souriants visages que la maladie aime à voir à son chevet, — la sœur n'est rien qu'une fille de garde plus douce que les autres filles de garde. Mais que la sœur ait quelques-uns de ces charmes, qu'elle soit active et sympathique, toujours empressée à la peine, qu’elle élargisse, à la mesure de son cœur, le cercle restreint de ses occupations, qu’elle essaye de faire sa tâche grande comme son dévouement, qu’elle soit enfin la sœur de charité, — elle est tout, elle fait tout, elle peut presque tout dans sa salle. Recevoir les médicaments apportés par l’interne en pharmacie, les vérifier, les administrer, distribuer la nourriture et spécialement le vin, veiller à ce que le vin ne soit pas bu par les infirmiers et les filles de garde, délivrer le linge, partager avec la fille de garde les soins à donner aux malades, veiller enfin généralement à la police de la salle, la sœur n’a point d’autres attributions positives. Mais ces attributions si vagues et si extensibles sous leur teneur étroite et sèche, lui mettent aux mains, si elle veut user de leur latitude, le gouvernement de la salle. Ainsi, à côté de la distribution de la nourriture et du vin, il y a l'accord des bons, la permission du vin extra, du petit poisson, des confitures ; douceurs données à la convalescence et au caprice du premier appétit des malades, que la sœur est toujours sûre d’obtenir du médecin pour peu qu'elle sache demander. Ses obligations strictes ne vont point au delà de l’administration des remèdes, du partage des soins du malade ; mais lui estil défendu de faire autre chose que le service d une fille de garde ? Par un examen patient et attentif du malade, par l’expérience, par l'étude d’un peu de médecine élémentaire, mentaire, ne peut-elle pas aider le médecin de ses observations, faire appeler l’interne à temps, soigner le malade avec une certaine connaissance de sa maladie ? Au delà de la police de la salle, de la police matérielle bornée à une surveillance de propreté, de balayage, de bon aspect, de belle tenue, n’a-t-elle pas le droit d’une police morale ? N’a-t-elle pas le devoir de noter les convalescents qui trafiquent de leur pain, d'écouter les plaintes des malades, de porter ces plaintes à l’administration ; le devoir de dénoncer et de faire chasser parmi les infirmiers et les filles de garde ceux qui exigent une rétribution pour les soins qu’ils doivent donner ? Puis au-dessus de toutes ces fonctions et de toutes ces influences de la sœur, la consolation des malades n’est-elle point tout en haut de ses devoirs et de ses pouvoirs ? Elle a la charge de toutes ces âmes douloureuses, elle doit faire l'espérance sous les rideaux de ces lits de passage, sans cesse emplis, où la mort a à peine le temps de refroidir ! Et quel rôle plus grand et plus large que celui-là : rappeler la Providence aux malades, leur voiler leur foyer où pleure la misère, montrer à ceux-ci l’avenir, à ceux-là le ciel, mettre deux mains pieusement jointes auprès de ceux pour lesquels personne ne prie, sauver à ceux qui vont mourir la pensée de l’amphithéâtre, endormir en Dieu le dernier souffle de la vie ! Dans la salle où elle avait été mise sous la direction d’une mère estimable et dévouée, mais un peu refroidie par l'habitude, un peu engourdie par la vieillesse, la jeune novice, gagnant au charme de son zèle le médecin et les élèves, s’éleva bientôt à toute cette grande autorité de la sœur à l'hôpital. Libre et maîtresse de son activité sous cette supérieure sans jalousie et qui se laissait soulager par elle, elle se déploya et grandit journellement en pouvoirs de bonté, en influences de miséricorde. Elle était la médiatrice par laquelle s’adoucissait tout ce qu’il y avait de dur dans le régime de l'hôpital, la main compatissante et légère par laquelle la souffrance voulait être touchée, la voix berçante et sereine qui donnait à la convalescence le courage. Elle était la surveillance et le contrôle qui faisaient autour de tous les lits le service humain et consciencieux. Elle était presque une famille pour les malades, tant elle entrait dans leurs affections comme une confidente, dans leurs pensées comme une parente, dans leurs larmes comme une amie. Sans cesse, on la voyait marcher d'un lit à un autre, avec quelque chose à la main, avec son cœur dans les yeux, passant de celle-ci à celle-là, allant de l'officine à la salle, de la salle à son cabinet, additionnant, contrôlant, vérifiant, pliée en deux sur les registres de visite, sans s'arrêter ni prendre le temps de s'asseoir. Sa robe passait et repassait, toujours allant. Aussi était-elle adorée et vénérée. Aux malades qui arrivaient, les malades déjà vieilles dans la salle parlaient de la chance qu'elles avaient, de la bonne sœur qu'elles allaient avoir. Même dans les autres salles, on faisait attention aux nuits où elle devait être de garde, le soir, d’un lit à un autre, on se promettait sa ronde ; et quand, dans le jour, elle descendait l'escalier, les convalescents qui, sur le palier de la salle des hommes, fumaient leur pipe en se promenant avec des béquilles, la saluaient d'un grand coup de bonnet de coton. Sa réputation était une sorte de popularité.
Son nom revenait dans les dîners d'étudiants ; les uns parlaient de sa grâce avec enthousiasme, les autres avec curiosité. Et il y avait au fond de tous, médecins et internes, comme un certain orgueil de cette sœur admirable, de la novice de la salle Sainte-Thérèse.
Quand à l’hôpital, le malade, homme ou femme, n’est pas une créature toute brute, une sorte d’animal aux instincts endurcis, que la misère a fait sauvage ; quand il montre des caractères d’humanité et qu’il révèle une sensibilité morale sous la main qui le soigne ; quand son cœur est dégrossi par la plus mince éducation, ce malade voit s'empresser autour de lui les soins des médecins et des internes. Les sœurs obéissent, elles aussi, à cette loi irrésistible de la sympathie. Elles sont involontairement attirées là où leurs tendresses doivent être le mieux récompensées, là aussi où elles peuvent espérer, dans leur zèle pieux, le plus de facilité à répandre des pensées religieuses, à semer Dieu dans une âme. Ces attachements à une malade reconnaissante et bien aimée soutenaient le courage de la sœur Philomène. Ils étaient sa force et sa patience. Elle s’en faisait reproche parfois ; elle se disait, à ses heures d’examen sévère, que ces préférences étaient des injustices ; mais comme elle n’en ressentait point de remords, elle jugeait que Dieu ne lui en demandait pas le sacrifice. N'était-ce pas toute sa vie, ces affections de son dévouement, nouées au chevet d'une malade et trop souvent dénouées au même chevet par la mort, brusques séparations qui la rendaient si triste ? N’étaitce pas toute sa consolation, l’adoption de ces femmes qu'elle voyait, après de longs jours et tant d’angoisses, s’éloigner un matin avec la gaieté de la guérison, tourner le bouton de la porte, disparaître, lui laissant une si grande joie, et le déchirement d’un départ ? La sœur Philomène avait parmi ses malades une femme encore jeune que d’abord on avait cru sauver, et dont l’état était désespéré. Dans la parole, dans la tenue de celte femme, inscrite comme ouvrière et qui ne parlait jamais du passé, il restait ce qui reste d’un commencement de vie heureuse, d’une éducation, d’une fortune. On devinait une ruine, une de ces misères qui forcent nos mains blanches au travail. L’accent ému de ses remercîments, son désespoir tout à la fois profond et contenu, sa résignation lui avaient attiré l’intérêt de tous, du chirurgien, des internes, des autres malades. Tous les jours, profitant de l’entrée accordée par les hôpitaux aux fils et aux filles de malades, un petit garçon, qu’on sut bientôt venir d’un garni de maçons de la rue de l’Hôtel-de-Ville, venait s’asseoir à la tête du lit de la pauvre femme qu’il appelait maman. Il avait des vêtements qui semblaient de vieux effets d’enfant de riche dans lesquels il aurait grandi. Il restait devant le lit, planté sur la chaise trop haute, les pieds ballants, avec la figure malheureuse des enfants tourmentés par
une envie de pleurer, regardant sa mère qui, trop faible pour lui parler, le couvait avec des yeux ardents pendant une grande heure, puis le renvoyait. La sœur Philomène prit cet enfant en affection. Elle avait chaque jour un fruit, une friandise à lui donner, quelque surprise à lui faire. Elle l’emmenait par la main dans son cabinet. Là, elle causait avec lui ; elle lui montrait les images d’un livre de piété, ou bien elle l’amusait en lui donnant un crayon, et l’asseyant à son bureau, elle le faisait griffonner sur les bons en blanc. Parfois, elle le débarbouillait, lui faisait sa raie, et le ramenait ainsi propre et peigné au lit de la malade qui avait pour la sœur le regard qu'elle aurait eu pour la sainte Vierge si elle lui était apparue avec la main de son fils dans là sienne. La femme allait s’épuisant. Un jour l'enfant était auprès d’elle sur la chaise. Il la regardait presque effrayé, cherchant sa mère dans ce visage où il ne la retrouvait plus. La sœur essayait de le distraire en le caressant. Barnier, au pied du lit, posait, sous le drap, des sinapismes sur les jambes de la malade. Et la malade tournée vers la sœur, disait, avec cette voix de l’agonie lente, basse, pénétrante : — Non, ma mère, ce n’est pas… de mourir… qui me fait peur… je suis prête… si ce n’était que moi… mais lui, ma mère… — et d’un regard elle indiqua l’enfant, — quand je n’y serai plus… un enfant… et si jeune… qu'est-ce qu’il deviendra ? — Mais, dit la sœur Philomène, vous en reviendrez… nous vous sauverons, n’est-ce pas, M. Barnier ? — Certainement… nous vous sauverons… — dit l'interne, avec une voix à laquelle les mots semblaient coûter. — Oh ! — fit la malade avec un sourire désolé en fermant à demi les yeux. — C’est que voyez-vous, ma mère, vous ne pouvez pas savoir… un pauvre enfant qu’on laisse tout seul… Il n’avait que moi… — Ma sœur, vous avez des sentiments chrétiens qui ne doivent pas vous laisser douter de fa bonté de Dieu, de sa miséricorde… Dieu n'abandonnera pas votre enfant… Et la sœur Philomène laissant aller sur ses lèvres une exhortation qui prit à la fin le ton d’une prière, sembla, au-dessus de ce lit d’une mourante, élever dans ses, bras et offrir à Dieu la misère d’un orphelin. Quand la sœur eut fini, la malade resta quelque temps sans rien dire ; puis elle se prit à soupirer : — Oui, ma mère, je sais bien… mais s’en aller… sans savoir… Si j’étais sûre qu’il eût seulement à manger… oui, du pain… si on me disait seulement qu'il aura du pain !… — Et des larmes se mirent à couler de ses yeux que la mort commençait à voiler. Barnier, après avoir posé les sinapismes, était demeuré contre le lit, les pieds cloués à terre, tournant le dos aux pleurs de la mourante. Ses mains, derrière lui, jouaient nerveusement avec la colonnette de fer du lit, quand tout à coup emporté par un de ces mouvements qui font sauter aux plus forts le cœur hors de la poitrine, il se retourna, et d’une voix brève et brusque : — Eh bien, — dit-il à la mourante, — s'il ne vous faut que ça, vous pouvez être tranquille… J’ai une brave femme de mère qui habite la campagne… La maison lui parait un peu grande depuis que je n’y suis plus… C’est simple comme bonjour, votre gamin lui tiendra compagnie… Et je vous réponds qu'elle ne rend pas les enfants trop malheureux. — Oh ! — dit la malade que la mort laissa revivre un instant, — le bon Dieu vous récompensera ! Et elle serra contre elle son enfant dans une étreinte ardente, comme si, avant de le céder à une autre femme, elle eût voulu lui faire entrer jusqu’à l’âme le dernier embrassement de sa mère. — Oui, répéta la sœur en levant les yeux sur l’interne, le bon Dieu vous récompensera…