2.La fugue
Jacques [Tribout] {Tény}, au sortir de la galerie majeure, s’orienta. Au bas de la pente qu’escaladaient les tranchées françaises, c’était le village de Lessy enfoui dans la neige tombée abondamment la veille ; il ne fallait pas songer à le gagner au plus court ; le crépitement des mitrailleuses ne cessait pas et des rafales continues venant du plateau du Saint-Quentin balayaient les pentes : il était impossible de songer à quitter les tranchées.
Le sergent chercha la sortie de la parallèle et la trouva à quelque distance : un poste d’infanterie commandé par un lieutenant occupait la place d’armes que protégeait une haute gabionnade ; les hommes avaient formé les faisceaux, et enveloppés d’épaisses capotes brunes, de passe-montagnes et de cache-nez, narguaient le froid ; mais il était interdit de faire du feu pour ne pas attirer les bombes.
Car les mortiers de jadis, ceux qui sèment de « petites marmites » dans les environs immédiats des forts, avaient fait leur réapparition [sous le nom pittoresque de crapouillots ; les Allemands, eux, avaient les minenwerfer] : c’était la guerre de siège d’autrefois qui mêlait ses anciens procédés aux nouveautés scientifiques du siècle {introduites dans la guerre moderne}.
Et précisément au moment où Jacques [Tribout] {Tény} allait s’engager dans la tranchée en zig-zag qui conduisait à la parallèle suivante, une sorte de télescope presque vertical se dressa soudain devant lui, et un artilleur surgissant d’un abri blindé, tourna rapidement une manivelle, et appuya sur une détente : un coup sec déchira l’air et presque aussitôt des coups de feu partirent de tous côtés.
Levant la tête, le sergent du génie aperçut un Taube {aéroplane} glissant dans le ciel gris, à 1.500 {600} ou 1.800 {700} mètres de hauteur. Il tira sa jumelle et suivit l’oiseau mécanique, mais à peine eut-il le temps d’apercevoir les croix noires {la petite flamme aux couleurs} allemandes dessinées sur chaque aile {qui flottait à l’arrière}. Une main vigoureuse venait de l’empoigner et de le jeter à terre, sous un abri gabionné. Il se redressait déjà pour protester contre cette façon brutale de procéder, quand il entendit des sifflements singuliers, suivis presque aussitôt d’un cri déchirant. Tout près de lui, une quantité de petits objets noirs, aux reflets métalliques, venaient de tomber du ciel avec une vitesse vertigineuse et s’étaient enfoncés dans le sol de la galerie. Effrayé par cette grêle infernale, il se terra dans son abri et n’en sortit que lorsqu’il vit les autres se risquer au dehors.
— Toujours aussi imprudents, ces sapeurs, grommela un maréchal des logis d’artillerie. Ils ont oublié dans leurs trous la manière de se comporter à ciel ouvert !
— C’est comme ce pauvre Risser, il n’y a pas coupé, cette fois, fit un autre artilleur d’une voix tranquille, en se penchant sur le corps d’un camarade tombé, la face contre terre, dans un coin. La flèche lui a traversé le crâne et est ressortie entre les épaules…
Jacques comprit enfin, quand on lui eut montré la flèche meurtrière. L’aéroplane, en passant au-dessus de la tranchée, en avait laissé tomber un grand nombre. C’étaient de petites tiges d’acier, longues d’un décimètre, appointées à une extrémité et creusées sur toute la moitié opposée de quatre rainures longitudinales. Ce petit engin, lancé dans le vide, acquiert par son propre poids une force vive considérable, et descend en tournoyant avec une vitesse vertigineuse, la pointe en bas, grâce à sa queue évidée en forme d’hélice. Jacques se souvint qu’il avait assisté, au camp de Châlons, à des expériences de tir en aéroplane, où l’on avait utilisé de semblables projectiles. La force de ces fléchettes était telle, que projetées du bord d’un biplan qui croisait à 600 mètres de hauteur, elles s’étaient enfoncées de toute leur longueur dans un sol durci par la gelée, et il avait fallu creuser à trente centimètres de profondeur pour les retrouver.
Cependant les artilleurs s’étaient remis à leurs « canons à ballons » ; plusieurs coups furent encore tirés sur l’appareil allemand, à l’avant duquel apparurent plusieurs petites fumées blanches : mais il décrivit un huit pour dérouter les pointeurs et repartit dans la direction du plateau.
Un cri rageur échappa au sous-officier qui avait pointé lui-même le canon vertical.
— C’est la troisième fois que nous le ratons, fit-il…
Un lieutenant d’artillerie intervint.
— Vous débouchez trop bas, Crampel {Manil}, je vous dis qu’il passe plus haut que vous ne croyez.
Jacques [Tribout] {Tény}, tout ému du danger auquel il venait d’échapper, poursuivit sa route dans le dédale des tranchées, croisant des groupes de travailleurs, dont les uns portaient des gabions vides, d’autres des sacs à terre [: chacun d’eux portait, en outre, accroché à un bouton de sa c****e, le masque d’hyposulfite contre les gaz asphyxiants, mis à la mode par les Allemands dans cette guerre sans merci] {puis des postes échelonnés de distance en distance, et, au chiffre de leurs collets dépassant 200, il vit que ce service était assuré par des régiments de réserve}.
Arrivé le matin même, il ne savait rien que ce qu’il avait lu dans les journaux d’Angers {de Lille} ; et les journaux ne savaient pas grand-chose et en disaient encore moins, car, instruit par les souvenirs de 1870, le gouvernement français avait interdit tout compte rendu des mouvements de l’armée.
Ce que savait comme tout le monde par le communiqué quotidien le jeune sous-officier, c’est que Metz était investie par trois {deux} corps français renforcés de cinq divisions de réserve. Le gros de l’armée française était du côté de la Sarre. L’aile droite allemande, évacuant en partie la Belgique {qui s’était engagée très avant en Belgique}, reculait à hauteur d’Anvers {avait dû reculer avant de se heurter au camp retranché de Lille, qu’un ministre français bien inspiré avait maintenu et renforcé deux ans auparavant, en dépit des avis opposés de maints théoriciens}.
Mais à cette heure la pensée du jeune homme était ailleurs. Dans la lettre de son grand-père, il avait remarqué une phrase à laquelle il ne s’attendait pas.
« Yvonne est avec nous ».
Et ce nom tracé d’une main un peu tremblante par vieil officier lui avait fait battre le cœur.
Yvonne Saget !
C’était une amie, une grande amie de sa sœur Odile ; toutes deux avaient été élevées à la même pension à Nancy ; elles allaient passer une partie de leurs vacances l’une chez l’autre ; c’est ainsi qu’Odile [Tribout] {Tény} était allée en juin à Malzéville chez le colonel Saget, qui commandait un des régiments de la 12e division.
Qui à cette époque songeait à la guerre ?
Les Français, eux, étaient à cent lieues d’y croire : on en avait trop parlé les années précédentes et les réceptions mondaines avaient battu leur plein, sans souci des armements allemands, dont pourtant la puissance avait soudain grossi d’inquiétante façon depuis un an. [Par bonheur la loi de trois ans, la loi sans laquelle l’armée française eût été, balayée en quinze jours, avait été votée l’année précédente.]
{En} Moins d’un mois après le retour d’Odile à Vaux, l’invasion s’était produite, brutale, inattendue {; Nancy avait été occupée sans déclaration de guerre par le 16e corps allemand, après une énergique défense de la 12e division, luttant un contre quatre}.
[La grande cité lorraine, préservée du contact de l’ennemi, avait été entourée de tranchées et de réseaux qui la rendaient, désormais inattaquable.
La nation entière s’était dressée, comprenant qu’elle luttait cette fois pour l’existence et l’élan qui s’était instantanément révélé dans tout le pays avait suppléé à toutes les lacunes accumulées par l’imprévoyance des quinze années précédentes.]
{La grande cité lorraine avait été frappée d’une indemnité de 12 millions, et avait dû les fournir en quarante-huit heures.
On n’avait pas manqué de faire remarquer alors qu’avec cette somme, on eût pu construire à temps entre Seine et Meurthe quelques ouvrages permanents mettant la ville à l’abri d’un e********t aussi rapide ; mais l’élan général qui s’était instantanément révélé dans tout le pays avait suppléé à cette lacune comme à beaucoup d’autres.}
Les Français étaient devenus comme enragés [en forçant la frontière] {devant cette attaque déloyale, depuis si longtemps prévue pourtant}. Et Metz, attaquée immédiatement avec la dernière vigueur, après [la percée des alliés] {la victoire de Neufchâteau}, avait vu toute sa défense mobile refoulée et sa résistance limitée au périmètre de ses forts. Cette place formidable, que son immense développement semblait mettre à l’abri de toute attaque de vive force, était après [six semaines seulement] {deux mois et demi de campagne et six semaines de siège} sur le point de perdre son boulevard principal[, en partie grâce aux canons monstres dont l’industrie française à son tour avait doté le corps de siège] {le fort du Saint-Quentin, dont la chute devait entraîner celle des ouvrages voisins}.
Pendant toute cette période éminemment dangereuse pour les habitants des villages situés dans la zone immédiate des forts, le grand-père de Jacques [Tribout] {Tény} n’avait pas voulu quitter sa maison ; bien lui en avait pris, car elle avait très peu souffert des coups de l’artillerie ; blotti au fond d’une petite vallée, le hameau de Vaux, comprenant une centaine de maisons, échappait en effet aux vues du Saint-Quentin et du fort de l’Impératrice{, série d’ouvrages construits sur le plateau de Saint-Hubert et enlevés de vive force après un bombardement de six jours}. [Les masses d’explosifs lancés par les minenwerfer allemands ne portaient qu’à 1.000 ou 1.200 mètres et ne parvenaient point jusqu’à lui.]
Il n’avait reçu que quelques obus français {dans l’attaque de ce dernier ouvrage} et encore sans en éprouver grand dommage. Les habitants qui n’avaient pu ou n’avaient pas voulu fuir bénéficiaient donc d’une sorte de neutralité tacite, que partageaient avec eux ceux de Rozerieulles et de Châtel-Saint-Germain, défilés au fond de vallées profondes.
Mais pourquoi Yvonne Saget avait-elle eu l’idée de rallier Vaux au lieu de rester à Nancy ?
C’est ce que se demandait Jacques [Tribout] {Tény} au sortir de la première parallèle creusée en arrière de la ligne du chemin de fer de Metz à Amanvilliers.
La fine silhouette de la jeune fille venait de se dresser devant lui !
Yvonne ! il l’aimait tant, la fière et douce enfant qu’il avait connue toute petite, rose et gaie, avec ses grands cheveux bouclés toujours ébouriffés. La maison, le parc, la campagne étaient pleins d’elle aussi ! Elle avait tant joué sous les grands arbres, dans les allées un peu abandonnées à elles-mêmes, où la bonne nature avait la liberté de pousser à sa fantaisie, encombrant un peu partout massifs et sentiers de ronces, de lianes, de houblons, de houx !
Pourquoi Yvonne était-elle venue ?… Et il hâtait le pas, heureux et pressé de revoir l’exquise jeune fille, la jolie taille souple, faisant un contraste assez marqué avec Odile qui avait la belle carnation et la taille imposante des Lorraines.
Yvonne aussi avait perdu sa mère, mais elle ne s’en souvenait pas ! elle n’avait aimé jusque-là que deux êtres au monde, son père et Odile, mais elle les aimait avec toute la force de sa jeune nature ardente.
Lorsque le colonel Saget avait été nommé à Nancy, avait cru bien faire, pour égayer un peu cette enfance solitaire, de la mettre en pension ; c’est là qu’elle avait fait la connaissance d’Odile, plus âgée qu’elle de trois ans et qui, posée et sérieuse, s’était tout de suite érigée en protectrice de cette petite aux grands yeux étonnés.
Dans les rares occasions où Jacques avait rencontré Yvonne à Nancy, puisqu’il ne pouvait plus la voir en Lorraine annexée, il n’avait jamais osé lui laisser voir l’impression qu’elle avait produite sur lui, et d’ailleurs il ne se dissimulait point que le colonel Saget devait désirer pour sa fille unique un autre parti qu’un sous-officier de vingt-quatre ans, fût-il noté dans la perfection.
Combien de fois, lorsque ces réflexions l’assaillait, s’était-il reproché d’avoir perdu les plus importantes de ses années d’études, de n’avoir pas suivi les exhortations paternelles qui le poussaient à Polytechnique, comme son père et son grand-père.
S’il avait travaillé, s’il n’avait pas laissé vagabonder son imagination dans toutes ces innovations scientifiques et sportives qu’étaient l’aéroplane, les dirigeables, l’automobile, il serait aujourd’hui lieutenant d’artillerie ou du génie et ne regarderait point comme un rêve irréalisable de se faire aimer d’Yvonne.
Irréalisable ! le mot ne lui apparaissait plus cependant aussi rigide ; la guerre n’avait-elle pas modifié la situation Ce galon qu’il ne pouvait espérer atteindre en temps de paix qu’en franchissant les redoutables barrières de l’examen d’admission à l’Ecole de Versailles, ne pouvait-il l’obtenir la suite d’une action d’éclat, sur un champ de bataille ?
Et son champ de bataille à lui, c’était ce réseau souterrain où il allait entrer.
Plus que jamais, avec les progrès de l’armement, les effets destructeurs des projectiles et la précision des canons, il fallait recourir dans l’attaque des places aux procédés de la guerre de mines, il fallait abattre par la sape et l’explosif ces remparts qu’on ne pouvait plus enlever d’assaut et dans cette lutte contre la masse formidable et en apparence imprenable du Saint-Quentin, c’était à son arme, au génie, que revenait le rôle principal.
Pourquoi ne reviendrait-il pas officier de ce siège lequel tous les yeux étaient fixés, car la prise du Saint-Quentin, c’était la mainmise sur Metz, c’était déjà une partie de la revanche acquise.
Il sourit à la vision qui venait de se préciser à lui ; certes, oui, il se sentait prêt à tout pour en faire une réalité…