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2358 Words
― Asseyez-vous, je vous en prie. Je constate que vous êtes ponctuelle. Toutefois, la patience ne fait pas partie de vos qualités. ― Je n’ai tout simplement plus de temps à perdre, lui fis-je observer. — Je vois ! Elle feuilleta mon book sans y prêter une réelle importance. Elle me détaillait du regard et se répandit en questions tout en restant évasive aux miennes. Elle me fascinait. Elle me dérangeait. Elle avait ce don à travers un regard de vous inviter à rêver, et dans la seconde qui suivait à vous en défendre aussitôt. Je lui dissimulai mon trouble. Je la savais sarcastique, néanmoins si immuablement femme, que je lui accordai un peu de mon péché imaginaire. — Combien de temps êtes-vous restée à New York ? Elle joua quelques secondes avec son briquet en or puis alluma une cigarette. — Trois ans et demi, lui confiais-je. ― Pourquoi ne pas y être restée ? Vous aviez une certaine notoriété ! me dit-elle en inhalant la fumée. — En effet. Un silence s’instaura. Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait ! — J’ai tout simplement fait mon deuil, ajoutais-je. ― En espérant que vous vous y teniez ! Nous recherchons quelqu’un de confiance et d’intègre. Pas une personne qui nous lâche pour de quelconques raisons du passé, me glissa-t-elle insidieusement. — Je comprends très bien. Je n’ai aucune intention de fuir, affirmais-je. ― Vous seriez étonnée du nombre de personnes ne tenant pas leurs promesses. Je ne vais pas vous le cacher d’autres candidats ont postulé pour cet emploi. Je dois avant tout m’assurer des motivations de chacun : j’ai une entreprise à mener. — C’est tout à fait normal, lui assurais-je. Elle étudiait à nouveau mes photographies. Elle s’attarda tout particulièrement sur l’une d’elles : une dame âgée, assise sur un banc, mimait des gestes à des pigeons imaginaires. — C’est assez incroyable ! Vous avez réussi à saisir l’expression de béatitude de cette femme tout en reflétant sa tristesse. Vous avez un sens artistique certain qui a le mérite de nous offrir un peu de poésie… — Dans un monde de rêves, lui suggérais-je. Je l’avais touchée. Cela l’incommoda et l’incita à mettre un terme à notre entretien. Elle écrasa nerveusement sa cigarette dans un cendrier en marbre noir. — Très bien, je vous communiquerai ma décision, me notifia-t-elle. — Au revoir, mademoiselle Carter ! Je lui serrai la main, elle referma la porte. Aussitôt, elle invita Katy à venir la rejoindre. Elle se servit un verre de vodka, ralluma une cigarette et s’affala dans son fauteuil, l’air médusé. Deux minutes plus tard, Katy fit son entrée. — Qu’est-ce qui t’arrive ma grande ? — Elle ne reconnaît plus son histoire. Ses rêves la quittent ! lui confia Carter songeuse. — Tu parles de qui ? s’enquit Katy. — De Jamie ! lui invoqua-t-elle comme une évidence. ― Jamie Forest ? Tu la testes encore ou quoi ? Pourquoi t’intéresses-tu subitement à son histoire ? la questionna-t-elle. — Elle me fait oublier la mienne ! — Comment peux-tu dire cela. Tu ne t’accordes même pas le temps de rêver ! — Justement ! Elle rêve pour moi. Cela m’aide à exister, soupira-t-elle. ― Là, tu commences sérieusement à m’inquiéter. Tu parles d’elle comme si tu l’avais toujours connue. ― Possible. Nos âmes se reconnaissent. Je le ressens au plus profond de mon être. Elle prit un ton plus détaché. — Dis-moi, quand a lieu la soirée au « Manhattan » ? — Mercredi. Tu t’es enfin décidée à venir ? — Peut-être bien, dit-elle malicieusement. ― OK. Je vais m’assurer auprès de Jane que Jamie sera de la partie. Fais attention à toi. Tu es encore très vulnérable Carter. Ne joue pas trop avec le feu. Tu t’es déjà brûlé les ailes une fois ! lui rappela-t-elle à son bon souvenir. — Oui, mais tu n’étais pas là. Aujourd’hui, tu es là pour veiller sur moi, non ? — Plutôt deux fois qu’une ! Je m’en suis suffisamment voulu comme ça, se reprocha-t-elle. Katy affichait un air de culpabilité. ― Ce n’était pas de ta faute ! Tu avais toi aussi ton histoire à vivre. Et je ne regrette en rien la mienne, si ce n’est la chute avant que tout ne bascule ! la rassura Carter. ― N’oublie pas, c’est une soirée masquée à la lumière des chandelles ! On pourra à peine se distinguer, alors ne joue pas trop avec tes ombres, tu veux bien ? lui suggéra Katy. — Ne t’inquiète pas. Je les laisserai au placard ! Cela faisait quatre ans qu’elle luttait contre ses fantômes du passé. Elle avait dû effacer une partie de sa mémoire pour ne pas mourir de désespoir. ** La soirée était prévue à vingt-deux heures. Tout le monde devait s’y rendre seul afin d’entretenir le suspense. Chacun s’était affublé d’un déguisement. La parole était dans un premier temps inaudible tant la musique était forte. Le but était d’apprendre à se découvrir, de créer des relations, insolites en d’autres lieux et circonstances. Les masques tomberaient plus tard révélant les secrets inavoués de chacun. J’avais accepté l’invitation de Jane dans le seul espoir d’y retrouver l’âme de Claire. J’allais pouvoir renouer librement avec mon rêve sans me sentir inquiétée par les regards d’autrui. J’étais vêtue tout de noir. J’avais dissimulé ma chevelure blonde sous une perruque brune et un chapeau. Je ne voulais surtout pas que Jane puisse me reconnaître. Je tenais vraiment à ce qu’elle s’épanouisse. Depuis une heure, je déambulais. Je désespérais de ne rien sentir vivre en moi, quand une âme me toucha. Sitôt, je me mis en quête. Mes yeux se posèrent sur une femme. Elle était parée d’une longue cape noire, chaussée de bottes cavalières et coiffée d’une casquette en cuir. J’avais retrouvé ma muse ! Elle paraissait me fixer depuis un long moment ; d’ailleurs, elle ne s’en défendit pas à mon approche. Je lui saisis la main, je l’invitai à danser. Enfin, j’étais en communion avec Claire. Je n’avais pas l’intention de la laisser m’échapper. Elle posa sa tête sur mon épaule. Mon corps frémissait de douleur. Je fermai les yeux. Je me laissai bercer par mes émotions. La musique, notre chanson devrais-je dire, gagnait mes sens. Je la sentis se faire féline et convoiter mes espoirs. Nos lèvres se frôlaient, nos mains se perdaient dans une infinie tendresse, tandis que nos cœurs nous transportaient dans un torrent d’illusion. Seul notre esprit avait pris possession de nos servitudes. Elle guidait mes caresses, corrigeait mes ardeurs. En se livrant, elle m’offrait la clef de mes songes et le droit à notre histoire ! Cette inconnue se faisait délibérément prisonnière de mes écrits. Elle semblait s’y complaire. Je sentais son corps vibrer en l’attente de mes désirs. Elle m’entraîna à l’écart et ôta mes derniers scrupules en enfreignant les frontières de l’inédit. Notre sensualité ne m’était pas étrangère. Mon rêve était bien réel, mais ma cause était perdue d’avance ! Les larmes coulaient, elles me glaçaient le sang. Je crus un instant l’entendre me dire : — Jamie ne nous fuyez pas ! Elle me donna un b****r d’une rare intensité avant de se faufiler dans la foule. — Claire ! lui criais-je. Elle se retourna et me sourit. Nos âmes avaient su se pardonner. (…) Je ne la revis pas de la soirée. Il était bientôt trois heures. Je m’éclipsai discrètement vers les vestiaires. Je me départis de mes accessoires. Je ne voulais pas être dévoilée. Je croisai Carter vêtue tout de blanc. J’évinçai son regard pour ne pas me trahir. Elle parut ne pas me reconnaître. J’entendis Katy l’interpeller : ― J’ai cru que tu ne viendrais plus. Tu as manqué quelque chose de magique. Je ne pus retenir un sourire, m’étonnant en même temps de sa présence. Depuis notre entretien, je n’avais pas un seul instant pensé à elle. Seule Claire obnubilait mes pensées. Je rejoignis Jane en compagnie de ses amis. Tous avaient retiré leurs masques et jubilaient de leurs épopées. Seule Carter se complaisait en un ailleurs. Elle me séduisit un court instant, avant de m’infliger de sa verve : ― Voyez qui voilà. Notre poète en mal d’imagination ! J’espère que la soirée vous aura procuré quelques réjouissances. — Bien au-delà de mes espérances, mademoiselle Carter. Un rictus contractait sa bouche. Elle leva son verre. ― À votre promotion ! Je vous attends demain à quatorze heures dans mon bureau. — Je croyais que l’on faisait le pont ? s’empressa de relever Katy. Elle prit le temps de poser son verre en fixant son amie. ― Vous oui. Mais moi non. Et par conséquent, je tiens à sceller notre collaboration au plus vite. — Vous n’y voyez aucune objection ? s’adressant à moi. — Absolument pas. Je serai à l’heure dite, attestais-je. ― OK ! Je suis ravie pour vous deux. Cependant, ne perdez pas de vue que demain soir, c’est la nuit de toutes les folies. Et toi Carter, tu es priée de t’y rendre à l’heure, renchérit aussitôt Katy. Devant mon scepticisme, Karl prit la parole. ― Ce soir, c’était juste une répétition ! Demain, nous devrons tous rester costumés. Même si quelques-uns en venaient à subodorer l’identité de certains ou si des affinités tendraient à lever le voile. Rien ne doit transpirer de ses murs ! Je n’étais donc pas seule à rêver. Ils avaient eux aussi leurs fantasmes et leurs jeux de séduction. Étaient-ils aussi en mal d’histoire ? Ou en devenir ? Et que recherchait Carter dans tout cela ? Elle semblait avoir oublié de croire, de s’être résignée aux contraintes de la vie. J’éprouvais pour elle des sentiments contrastés. Je la trouvais très séduisante, pourtant j’y mettais des réserves. Elle avait le don de taquiner mes émois. Elle pouvait balayer mon histoire en un rien et subjuguer mes attentes en désespoir de cause. Elle troublait ma sérénité et dérangeait mon semblant de vie. De par sa présence, elle avait un atout majeur sur Claire. Aussi, je lui en voulais de s’immiscer entre nous. Jane sentit ma confusion. — Tu ne devrais pas relire ton histoire, mais la réécrire, me suggéra-t-elle. Devant mon étonnement, elle ajouta : — Tes rêves sont d’actualités. Ils attendent ton approbation pour épouser ton existence. Je vis Carter octroyer un sourire de convenu à Jane ; elle avait lu sur ses lèvres. J’étais gênée. Je me levai brusquement prétextant une irrésistible envie de fumer. Carter sembla s’en offusquer. Elle se proposa de m’accompagner pour dissimuler son désappointement. Elle ne m’adressa point la parole, elle se contenta d’examiner mes faits et gestes, accoudée sur la rambarde de la terrasse. Je brisai le silence. — Depuis combien de temps connaissez-vous Jane ? m’enquis-je. Elle parut décontenancée par ma question. Depuis sept ans, vous l’ignoriez donc ? — Et comment vous êtes-vous rencontrée ? Si cela n’est pas trop indiscret ? osais-je. — À une cérémonie donnée par ma société, m’informa-t-elle. — Votre société ! Vous en dirigiez donc une à l’époque ? lui demandais-je étonnée. — C’est exact. Je l’ai léguée à ma sœur par la suite, me précisa-t-elle. — Et pourquoi ? Si je puis me permettre, insistais-je. — Oh ! Cela fait partie de mon passé. Je dois me sauver. J’ai un rendez-vous important demain auquel je dois être à l’heure. Bonsoir ! — Attendez, s’il vous plaît ! Une toute dernière question, lui sollicitais-je. Surprise par mon audacieuse intervention, elle m’invita cependant à poursuivre. — Je vous en prie ! — Comment se fait-il que nous ne nous connaissons pas ? — Et qui prétend le contraire ? me répondit-elle malicieusement. ― Vous voulez insinuer que nous nous sommes déjà rencontrées ? l’interrogeais-je encore. — Une seule question. C’est ce que vous m’avez dit, me semble-t-il ? Elle tourna les talons sans entendre ma requête. — Aidez-moi ! Elle s’était défilée me laissant perplexe avec toutes ces nouvelles informations ; lesquelles allaient désormais graviter dangereusement autour de ma mémoire. Je ne m’attardai guère plus longtemps à la soirée. Je rejoignis Jane quelques instants. Elle me remercia de m’être prêtée à autant de patience. * Les quelques heures où je m’adonnai au sommeil furent tourmentées par ces dernières révélations. Carter avait un passé lié à Jane que je ne soupçonnais pas. Plus incroyable encore, une anecdote qui correspondait à ma rencontre d’avec Claire. Une pensée me traversa l’esprit et me remplit de stupeur : Claire et Carter. S’étaient-elles connues ? Aussi, mon écho me rappela à la réalité : Jamie ! ** Il était temps que je m’active. Mon rendez-vous était dans moins d’une heure et je n’avais toujours pas émergé. Il fallait que je me redonne une certaine sérénité pour ne surtout pas faillir en sa présence. J’avalai donc trois cafés et je courus sous la douche. Je me dépêchai d’attraper un jean, un tee-shirt, des tennis et un blouson au plus vite sans me soucier réellement de ma tenue vestimentaire. Ce fut seulement dans l’ascenseur, face à la glace que je m’aperçus ne m’être pas peignée, d’avoir dans ma précipitation mis deux chaussures différentes ; l’une blanche et l’autre noire. Qu’importe ! Coiffée de mon chapeau, cela me donnerait un style ! À quatorze heures tapantes, je pénétrais dans les locaux. Miss Carter m’y attendait la porte ouverte. Elle était assise dans son fauteuil une cigarette à la main, les jambes posées sur son bureau. Elle m’offrit un sourire et me pria de refermer la porte. Elle eut un air amusé en me regardant. — Je constate que vos rêves génèrent en vous quelques fantaisies ! me lança-t-elle d’un ton mi-enjôleur, mi-caustique. J’acquiesçai en m’asseyant. Je scrutai avec lenteur son environnement, chose dont je n’avais pas pris le soin de faire lors de ma première visite. Ma curiosité grandit lorsque je vis un poster de New York accroché sur un pan de mur. Je reconnus immédiatement mon œuvre ; cela me consterna. Ma mémoire m’invitait et me défiait sans que je ne puisse y reconnaître ma vérité. Elle s’interposa dans mes pensées en me proposant un verre. J’acceptai spontanément. — Ne vous avais-je point révélé ma fascination pour votre talent d’artiste ? s’enquit-elle, devinant ma surprise. — Si bien sûr, mais… — Mais ? répéta-t-elle. — Rien, cela fait partie de mon passé, balbutiais-je. ― Et aujourd’hui, vous ne vous en nourrissez plus ? Dommage ! C’est ce qui fait que votre histoire soit sans mémoire, m’affirma-t-elle. — Vous avez aussi une histoire inachevée, me semble-t-il ? lui rétorquais-je. — Certes, cependant la mienne à une mémoire, me résuma-t-elle. — Et votre souvenir suffit à votre présent ? insistais-je. — Je m’en accommode, me répondit-elle d’un ton caustique. ― Pour le moment ! Vous devrez bien un jour vous résoudre à régler cette situation, si vous désirez en renaître un tant soit peu. — Cela ne dépend pas de moi, dit-elle d’un air abattu. ― Vraiment ? — De plus, il me plaît d’en disposer à ma guise ! rajouta-t-elle en se ravisant. ― Et comment pouvez-vous vous en accommoder puisque votre histoire ne résulte pas de vous ? la sermonnais-je. ― Je la contrôle tout simplement. Je vous encourage à en faire de même avec la vôtre, me rétorqua-t-elle vivement. ― Auriez-vous des prédispositions à gérer les émotions d’autrui ? lui insufflais-je. ― Seulement si je les juge utiles à ma perspective, ironisa-t-elle en me tendant le contrat. Elle avait préparé les documents. Il ne me manquait plus qu’à les parapher ; Elle me tendit son stylo. Mes yeux se posèrent sur l’écriteau où était apposé son patronyme : C. Carter. Ma main tremblait. Elle me suggéra un instant de réflexion. Je refusai d’emblée et signa. — À vos rêves. Puissent-ils vous aider à regagner votre histoire ! — À votre mémoire. Puisse-elle reconnaître la vôtre, mademoiselle Carter ! Elle me raccompagna à la porte, me serra la main et me susurra : ― À ce soir ! Peut-être nous rencontrerons-nous dans vos rêves ou dans mon histoire ? ― Il me plairait assez de mettre un peu de mes rêves dans votre histoire ! me risquais-je. ― Qui sait ! Cela pourrait me convenir. Toutefois, je doute fort que vous ne sachiez vous en défendre, me répliqua-t-elle. — Et pour quelle raison, vous prie-je ? — Vous n’êtes pas encore prête à faire la part des choses. Elle avait posé sa main sur mon épaule d’un air condescendant ce qui m’affecta et m’irrita au plus haut point. Pourtant, c’est ce qui paradoxalement me séduisait en elle. Mes yeux accompagnaient son geste. ― Je crois surtout que vous vous complaisez à vous en persuader, mademoiselle Carter. À ce soir ! lui répondis-je d’un ton détaché. Je la laissai méditer sur mes paroles.
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