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1.
Ma nuit fut agitée. Je m’étirai quand des courbatures me rappelèrent dans ma chair. Où mes rêves avaient-ils bien pu me conduire pour m’avoir infligé tant de souffrances. Mon cœur était lourd, mais là rien de nouveau ! Cela faisait quatre ans que j’avais perdu le fil de mon histoire. Mon rêve s’était évanoui en l’oubli de ma mémoire. J’avais fui Paris et son vécu durant toutes ces années pour échapper à des souvenirs qui ne m’appartenaient plus. Seules traces de cette amnésie ; ces cicatrices sur mon corps et un cœur torturé d’une âme défaillante. Je n’avais qu’une certitude : l’amour harmonisait ma vie, avant que tout ne bascule !
Je m’étais alors exilée à New York pour me consacrer à la photo. J’allais en faire mon métier. Mon book en main, je devais le présenter la semaine prochaine à Paris. Jane avait sollicité un emploi pour moi auprès de son employeur. Elle avait jugé nécessaire mon retour en France. Elle me connaissait si bien. C’était mon amie d’enfance, ma bonne conscience !
*
Avant de nous rendre à la commémoration, nous nous étions fixées rendez-vous, selon nos habitudes passées, en notre petit sanctuaire philosophique dans le jardin du Luxembourg. Aussitôt, nos pensées fusionnèrent pour un nouveau monde… une autre vérité !
Jane me détailla rapidement le schéma de la soirée. Tous étaient conviés, accompagnés de leur partenaire.
― De cette façon, tu auras une première approche avec tes futurs collègues ! m’indiqua-t-elle.
— Oui, sauf que je ne suis pas quelqu’un de très extraverti, lui rappelai-je.
― Ne t’inquiète pas ! Je ne serai jamais très loin, m’assura-t-elle en posant sa main sur mon épaule.
Elle savait veiller sur moi et chasser mes ombres du passé. Elle craignait que mes absences resurgissent, réveillant en moi d’anciens souvenirs. Pour panser mes blessures, je lui avais demandé à maintes reprises de me conter le drame de mes tourments. Elle savait à chaque fois trouver les mots pour m’en détourner.
— L’amour de vos sens s’est pardonné en votre ultime abandon !
Claire ! Seul ce prénom résonnait dans ma tête. Il me dictait les desseins d’une histoire dont le contenu m’avait échappé. Avais-je voulu me préserver inconsciemment d’une réalité qui m’aurait amenée inéluctablement à la folie ?
*
Dix-neuf heures. Dans les bouchons parisiens et le klaxon des voitures, nous nous rendîmes à la cérémonie. Un jardin s’ouvrait sur un immeuble haussmannien où de grandes allées de marronniers fleurissaient de leurs grappes blanches. Un hall d’entrée fastueux nous accueillait. Tout était signe de richesse et de pouvoir. Le luxe scintillait de toute part. Je me sentais toujours mal à l’aise en ces lieux, où le paraître revêtait plus d’importance que la vérité intérieure. Jane en connaissait très bien mon aversion.
— C’est peut-être pour toi un autre rêve qui se dessine, me souffla-t-elle.
Je lui souris et la remerciai d’y croire encore.
On entra dans un salon percé de cinq fenêtres qui laissaient le brouhaha de la capitale pénétré. Promptement, elle me présenta ses amis collègues.
― Voici Katy, notre responsable. Karl mon compagnon de chronique, et Kim notre photographe.
— Enchantée !
— Nous de même ! releva Katy.
Nous nous éloignâmes un instant à la recherche de quelques réjouissances.
― Vous avez déjà un photographe, fis-je remarquer à Jane.
― Elle ne travaille qu’à mi-temps. Et l’entreprise en recherche un second pour assurer le volume des commandes clients. Tiens, celle que tu aperçois au loin et en pleine exubérance, c’est Marlène. C’est elle qui tient les rênes ! Tout passe par elle, même si son unique motivation dans la boîte est de conforter sa position et son prestige. Seul son statut lui importe. Elle se dégage de tout et ne fait que de très brèves apparitions. En fait, c’est sa sœur qui dirige. Sans elle, la société n’aurait jamais atteint ses objectifs. Je l’écoutais d’une oreille. Mes pensées se brouillaient et mon âme implorait mon pardon. Mon regard s’était figé comme pour mieux la rêver… !
« La démarche féline, elle ondule nonchalamment et me gifle de ses yeux vert émeraude. »
Jane sentit ma détresse et m’attira par le coude.
— N’y pense même pas ! me susurra-t-elle.
Elle se hâta de prendre la parole.
― Mademoiselle Carter ! Permettez-moi de vous présenter Jamie Forest, amie et photographe.
— Vraiment ?
Elle passa son chemin entre les serveurs et la foule.
— Elle n’est pas dans un bon jour ! déclara Karl avec son flegme légendaire.
— Ne soit pas si caustique Karl, renchérit Katy.
― Katy, je sais que c’est ton amie. Mais reconnais-le. Elle n’est pas toujours facile à cerner, protesta Karl.
— Elle vient de perdre son père. Laisse-lui le temps, tu veux bien ?
Elle la rejoignit sans plus attendre.
— Ah, celles-là, je les aime ! s’exclama Karl.
Karl avait été secrètement amoureux de ces deux femmes. Avec Katy, une connivence s’était tissée entre eux. Il fut immédiatement séduit. Chez Carter, c’était son arrogance et sa plastique qui l’avaient subjugué. Il la devinait femme fragile au demeurant sensuelle. C’était un poète dans l’âme, mais aussi un grand séducteur. Aujourd’hui, il s’était entiché de Kim, une inconditionnelle amoureuse d’aventures. Sa vie se partageait entre deux activités et deux amants. Elle n’avait jamais pu à ce jour se résigner à faire un choix.
Je sentis ma respiration se couper subitement, mes sens me lâchaient. J’éprouvai le besoin de me rafraîchir. Une confusion s’était emparée de mon être. Je n’arrivais plus à m’identifier. J’étais prise d’une sensation de déjà-vu. Je n’arrivais plus à discerner la réalité du rêve. Il me fallait fuir sous peu cette atmosphère avant que mes ombres ne me gagnent, si je voulais garder un semblant d’existence. Je m’éclipsai discrètement et me défiai au premier miroir venu : « Qui es-tu ? »
Jane me surprit et décocha un sourire.
— Que fais-tu, Jamie ?
― Je recherche ma vérité. Jane, où commence mon rêve ? Et où se termine mon histoire ?
Elle cherchait la juste parole pour épargner ma douleur et apaiser mes maux. Doucement, elle me livra :
― Il y a quelques années, nous nous sommes rendues à une cérémonie. Nous avons lié connaissance avec des amis, dont Claire, avec qui tu as entretenu une relation fusionnelle. Ça, c’est ton histoire. Tu l’as idéalisée et stockée en rêve dans ta mémoire lorsque tu as sombré dans le coma.
— Claire. Quel était son patronyme ? m’empressais-je de lui demander.
Jane marqua une hésitation. Elle se leva du fauteuil en cuir dans lequel elle s’était affalée.
— Quelle importance aujourd’hui ! Cela ne ferait que raviver tes blessures !
*
Je me souvins de ce matin-là. Je m’étais réveillée entre les murs blancs d’une unité de soins intensifs où les bips-bips de la machine à laquelle j’étais reliée tranchaient ce silence mortuaire. Des formes vaporeuses s’agitaient autour de moi. Ma mémoire était vidée de tout souvenir. Pourtant, je sentais mon cœur me crier son désarroi. Plus tard, je sus : j’avais été victime d’un v*****t accident de voiture. Ma vie s’était alors reposée quelques instants. Le temps d’un rêve, le temps d’un soupir.
Quelques jours plus tard, mes amis vinrent me rendre régulièrement visite. Jane les informait de mes moindres progrès. Elle avait la parole douce et les gestes calmes. Je me laissai bercer par ses mots, quand elle ponctua chaque syllabe, comme pour s’assurer de ma compréhension.
— Ils ont tout essayé Jamie !
N’observant aucune réaction, elle avait ajouté :
— L’accident ! Claire était avec toi.
*
Tout en parlant, nous nous étions dirigées vers la terrasse afin de nous isoler. Elle ne voulait pas que mon histoire devienne problématique et se dresse comme un obstacle à ma nouvelle carrière. Elle était toujours pleine d’intentions à mon égard ; cela me réconfortait d’un temps incertain. Nous nous étions assises sur un banc en marbre d’où nous contemplions le ciel qui s’obscurcissait lentement. La fraîcheur se fit vivement ressentir quand le soleil déclina. Nous restâmes néanmoins quelques longues minutes à observer cette transition tant nous fûmes subjuguées par cette métamorphose. La lune pointait déjà son nez avec orgueil évinçant ainsi le soleil de tout droit. Jane tremblait de tout son corps lorsqu’elle me fit part de son envie de rejoindre ses amis. Je l’y incitai. Je sentais mes sens en éveil. Mon rêve ne devait plus être très loin. J’entendis subitement :
— Auriez-vous du feu, s’il vous plaît ?
Je lui offris mon briquet. Elle me fusilla du regard en me jetant un merci accompagné d’un :
— Si j’étais vous, je n’accorderais pas ma vie à signer mes rêves !
Je la regardai s’éloigner, le cœur chargé de haine pour cette femme qui venait d’anéantir mes derniers espoirs. Que savait-elle de mon histoire pour ainsi me juger ? De quel droit, cette Carter venait-elle me faire la morale ? Je me nourrissais de mes rêves pour combler mes absences. C’était là ma façon d’exister sans me blesser. En quoi cela lui importait-il de m’affliger ainsi et de m’imposer sa pensée ? Sa présence m’incommodait. Je finis ma cigarette et retournai auprès de Jane. Ils avaient tous pris un air cérémonieux. Ils attendaient avec impatience le discours d’une certaine Carter !
Le sens de ses paroles m’échappait tandis que sa prestance me déconcertait. D’une beauté glaciale, elle pouvait vous faire fondre sur place ou vous brûler dans vos ailleurs. Aussi, je préférais détourner le regard pour ne pas m’y confondre. Son aura m’indisposait et ravivait en moi des émotions révolues. Claire était la femme que j’avais aimée. Mon cœur s’en souvenait, mais ma douleur avait aveuglé ma mémoire. J’avais refusé de regarder les photos de notre vécu. Je préférais l’imaginer. Je la laissai prendre place tout doucement dans mes rêves afin de reconstruire notre histoire. Je savais qu’elle me reviendrait à un moment voulu. Il fallait juste que je patiente encore un peu.
— Une coupe de champagne Jamie ? me proposa Katy.
Je saisis cette dernière et la remerciai.
― Jane m’a beaucoup parlé de vous, de vos talents artistiques. Vous êtes avant tout écrivain et artiste-peintre, m’a-t-elle dit. Elle m’a montré quelques-unes de vos toiles. J’ai beaucoup aimé. Je ne doute pas de vos compétences pour la photo. Cependant, je ne m’explique pas ce changement de cap professionnel, alors que vous étiez à l’apogée de votre carrière d’écrivain.
— J’écris toujours ! J’ai juste besoin de photographier certains clichés de ma vie pour mieux les dépeindre avant de poursuivre mon histoire.
— Vous n’avez donc pas que des rêves ? s’interposa Carter.
Je ne l’avais pas vu venir. Je me sentais de nouveau agressée par sa présence.
― Non, j’ai aussi une histoire ! Et vous, qu’avez-vous pour parapher votre existence ? rétorquais-je d’un ton mordant.
Je n’attendis pas de réponse et m’en retournai vers la terrasse consumer ma cigarette.
Non loin de là, Katy avait suivi la conversation.
— Carter ! Pourquoi une telle ironie ? Que t’a-t-elle fait enfin ? s’enquit Katy.
— Rien. Je la teste, c’est tout. Je crois que j’aime son histoire.
— Drôle de façon de le lui faire comprendre, lui répliqua Katy.
― Mais je ne veux pas qu’elle le sache ! Elle n’est pas encore réceptive au monde extérieur.
Qu’attendait-elle de moi ? Pourquoi s’acharnait-elle à me provoquer ? À m’insuffler ses pensées et à me détourner de mes espoirs. J’avais perdu ma mémoire, un soir de pleine lune. Aujourd’hui, je puisais ma force dans l’encre de mes écrits passés. J’apprenais tout juste à pardonner ma fuite. J’étais en mal de présent, de silence et d’absence. J’aspirais tellement en un nouvel avenir !
― Une autre coupe de champagne avant de ratifier le contrat ? me soumit Carter.
— Je vous demande pardon ?
À chaque fois que je m’isolais, elle surgissait comme par ma magie.
— Vous avez postulé pour le poste de photographe, si je ne m’abuse ?
— En effet ! Cependant, je n’ai pas encore scellé de contrat, ripostai-je sur le ton de la provocation.
— Oh, je vois ! Je vous convoque lundi matin à dix heures, m’ordonna-t-elle.
Elle tourna les talons et déposa sa coupe sur le banc en arborant un large sourire qui me glaça le cœur. Elle défiait mes sens, mes espoirs et mon histoire. Je descendis mon verre d’un trait et allais à la rencontre de Jane. Je lui annonçai mon envie d’écourter la soirée. Elle ne s’en vexa point. Elle me suggéra de me reposer au mieux. Je m’activai de saluer ses amis, les priai de m’excuser en évinçant le regard de Carter.
*
Comme il est doux d’être chez soi. Je m’allongeai sur le sofa. Je fermai les yeux. Je me laissai bercer par le ronron de mes compagnons. Très vite, mes émotions envahirent mes rêves. Je ne pouvais plus lutter, je ne voulais plus me mentir, je m’abandonnai alors !
« Les persiennes sont fermées. Nos âmes illuminent nos ombres et nos corps épousent nos fantasmes. Nous offensons une fois de plus les frontières de l’inédit. Nos sens se frôlent, se délectent de nos désirs et notre plaisir se fait ultime… jusqu’à son écho :
— Jamie ! J’aime ton rêve, il me fait exister ! »
J’ouvris les yeux. Je tremblai. Je l’appelai.
― Claire ! Pourquoi ne me laisses-tu pas voir ton visage ? Laisse-moi nous rêver encore un peu. S’il te plaît, Claire !
**
Lundi dix heures. J’attendais qu’elle daigne me recevoir. Sa secrétaire me demanda de patienter quelques minutes qui se transformèrent en une heure. L’attente devenait pesante. Je me surpris à lui signaler que j’étais tenue par d’autres obligations. Elle se leva et se dirigea vers le bureau de Carter. Je quittai les lieux sans plus attendre. Dans le couloir, je croisai Katy qui me salua et me retarda dans ma fuite. Carter en profita pour m’interpeller en me priant de rentrer.