CHAPITRE IXSuite de l’histoire de la puce enragéeLorsque je partis pour Versailles, la nuit était close. J’allais ce qu’on appelle le train du roi, c’est-à-dire le postillon au galop et le cheval de brancard au grand trot. En deux heures je fus à Trianon. Les avenues étaient éclairées et une foule de voitures s’y croisaient. Je crus que je trouverais toute la cour dans les petits appartements ; mais c’étaient des gens qui étaient allés s’y casser le nez et s’en revenaient à Paris. Il n’y avait foule qu’en plein air, et je ne trouvai dans la chambre du roi que mademoiselle de Coulanges.
– Eh ! le voilà donc enfin, dit-elle en me donnant sa main à b****r. Le roi, qui était le meilleur homme du monde, se promenait dans la chambre en prenant le café dans une petite tasse de porcelaine bleue.
Il se mit à rire de bon cœur en me voyant.
– Jésus-Dieu ! docteur, me dit-il, nous n’avons plus besoin de vous. L’alarme a été chaude, mais le danger est passé. Madame, que voici, en a été quitte pour la peur. – Vous savez notre petite manie, ajouta-t-il en s’appuyant sur mon épaule et me parlant à l’oreille tout haut, nous avons peur de la rage, nous la voyons partout ! Ah ! parbleu ! il ferait bon voir un chien dans la maison ! je ne sais s’il me sera permis de chasser dorénavant.
– Enfin, dis-je en m’approchant du feu qu’il y avait malgré l’été (bonne coutume à la campagne, soit dit entre parenthèses), enfin, dis-je, à quoi puis-je être bon au roi ?
– Madame prétend, dit-il en se balançant d’un talon rouge sur l’autre, qu’il y a des animaux, ma foi, pas plus gros que ça, et il donnait une chiquenaude à un grain de tabac attaché aux dentelles de ses manchettes, qu’il y a des animaux qui… Allons, madame, dites-le vous-même.
Mademoiselle de Coulanges s’était blottie comme une chatte sur son sofa, et cachait son front sous l’un de ces petits rabats de soie que l’on posait alors sur le dossier des meubles pour le préserver de la poudre des cheveux. Elle regardait à la dérobée comme un enfant qui a volé une dragée, et qui est bien aise qu’on le sache. Elle était jolie comme tous les amours de Boucher et toutes les têtes de Greuze.
– Ah ! sire, dit-elle tout doucement, vous parlez si bien !…
– Mais, madame, en vérité, je ne puis pas dire vos idées en médecine…
– Ah ! sire, vous parlez si bien de tout…
– Mais, docteur, aidez-la donc à se confesser, vous voyez bien qu’elle ne s’en tirera jamais.
À dire vrai, j’étais assez embarrassé moi-même, car je ne savais pas ce qu’il voulait dire, et je ne l’ai appris que depuis, en 90.
– Eh bien ! mais ! comment donc ! dis-je en m’approchant de la petite bien-aimée ; eh bien ! mais ! qu’est-ce que c’est donc que ça, madame ? Eh bien ! donc, qu’est-ce qui nous est arrivé, mademoiselle ?… Nous avons des petites peurs ! des petites fantaisies, madame ?… Fantaisies de femme ! – Eh ! eh ! de jeune-femme, sire !… Nous connaissons ça !… – Eh bien ! donc, qu’est-ce que c’est donc ça ?… Comment donc ça se nomme-t-il ces animaux ?… Allons, madame !… Eh bien ! donc, est-ce que nous voulons nous trouver mal ?…
Enfin, tout ce qu’on dit d’agréable et d’aimable aux jeunes femmes.
Tout d’un coup mademoiselle de Coulanges regarda le roi et moi, je regardai le roi et elle, le roi regarda sa maîtresse et moi, et nous partîmes ensemble du plus long éclat de rire que j’aie entendu de mes jours. Mais c’est qu’elle étouffait véritablement, et me montrait du doigt ; et pour le roi, il en renversa le café sur sa veste d’or.
Quand il eut bien ri : – Ça, me dit-il en me prenant le bras et me faisant asseoir de force sur son sofa, parlons un peu raison, et laissons cette petite folle se moquer de nous tout à son aise. Nous sommes aussi enfants qu’elle. Dites-moi, docteur, comment on vit à Paris depuis huit jours.
Comme il était en bonne humeur, je lui dis :
– Mais je dirai plutôt au roi comme on y meurt. Assez mal à son aise, en vérité, pour peu qu’on soit poète.
– Poète ! dit le roi, et je remarquai qu’il renversait la tête en arrière en fronçant le sourcil, et croisait les jambes avec humeur.
– Poète ! dit mademoiselle de Coulanges, et je remarquai que sa lèvre inférieure faisait la cerise fendue, comme les lèvres de tous les portraits féminins du temps de Louis XIV.
– Bien ! me dis-je, j’en étais sûr. Il ne faut que ce nom dans le monde pour être ridicule ou odieux.
– Mais qui diable veut-il donc dire à présent ? reprit le roi, est-ce que La Harpe est mort ? est-ce qu’il est malade ?…
– Ce n’est pas lui, sire ; au contraire, dis-je, c’est un autre petit poète, tout petit, qui est fort mal, et je ne sais trop si je le sauverai, parce que toutes les fois qu’il est guéri, un accès d’indignation le fait retomber dans un mauvais état.
Je me tus, et ni l’un ni l’autre ne me dit :
– Qu’a-t-il ?
Je repris avec le sang-froid que vous savez :
– L’indignation produit des débordements affreux dans le sang et dans la bile, qui vous inondent un honnête homme intérieurement, de manière à faire frémir.
Profond silence, ni l’un ni l’autre ne frémit.
– Et si le roi, poursuivis-je, s’intéresse avec tant de bonté aux moindres écrivains, que serait-ce s’il connaissait celui que je viens de quitter ?
Long silence, et personne ne me dit : Comment se nomme-t-il ? Ce fut assez malheureux, car je savais son nom de lugubre mémoire, son triste nom, synonyme d’amertume satirique et de désespoir… Ne me le demandez pas encore…
Écoutez.
Je poursuivis d’un air insouciant pour éviter le ton solliciteur :
– Si ce n’était pas abuser des bontés du roi, en vérité je me hasarderais jusqu’à lui demander quelques secours… quelque léger secours pour…
– Accablé ! accablé ! nous sommes accablés, monsieur, me dit Louis XV, de demandes de ce genre pour des faquins qui emploient, à nous attaquer, l’aumône que nous leur faisons.
Puis se rapprochant de moi :
– Ah ! çà, me dit-il, je suis vraiment surpris qu’avec votre usage du monde, vous ne sachiez pas encore que lorsqu’on se tait, c’est qu’on ne veut pas répondre… Vous m’avez forcé dans mes derniers retranchements ; eh bien ! je veux bien vous parler de vos poètes, et vous dire que je ne vois pas la nécessité de me ruiner à soutenir ces petites bonnes gens-là, qui font le lendemain les jolis cœurs à nos dépens. Sitôt qu’ils ont quelques sous, ils se mettent à l’ouvrage pour nous régenter, et font leur possible pour se faire fourrer à la Bastille. Cela donne des airs de Richelieu, n’est-ce pas ?… C’est là ce qu’aiment les beaux-esprits que je trouve bien sots. Tudieu ! je suis las de servir de plastron à ces petites gens. Ils feront bien assez de mal sans que je les y aide… Je ne suis plus bien jeune, et je me suis tiré d’affaire ; je ne sais trop si mon successeur s’en tirera ; au surplus, cela le regarde… Savez-vous, docteur, qu’avec mon air insouciant je suis tout au moins un homme de sens, et je vois bien où l’on nous mène.
Ici le roi se leva et marcha assez vite dans la chambre, secouant son jabot. Vous pensez que je n’étais guère à mon aise, et que je me levai aussi.
– C’est peut-être mon cher frère le roi de Prusse qui s’en est bien trouvé de son bon accueil à vos poètes ? Il a cru me jouer un tour, en accueillant Voltaire comme il l’a fait ; il m’a fait grand plaisir en m’en débarrassant, et il y a gagné des impertinences qui l’ont forcé de faire bâtonner ce petit monsieur-là. – Vraiment, parce qu’ils babillent des à peu près philosophiques et des à peu près politiques en figures de rhétorique, ils croient pouvoir, en sortant des bancs, monter en chaire et nous prêcher.
Il s’arrêta ici et continua plus gaiement :
– Il n’y a rien de pis qu’un sermon, docteur ; et je m’en laisse faire le moins possible ailleurs qu’à ma chapelle. Que voulez-vous que je fasse pour votre protégé, voyons ! que je le pensionne ?… Qu’arrivera-t-il ?… Demain il m’appellera Mars, à cause de Fontenoy, et nommera Minerve cette bonne petite ma’mselle de Coulanges, qui n’y a aucune prétention.
(Je crus qu’elle se fâcherait. Elle ne sourcilla pas. Elle jouait avec son éventail.)
– Dans deux jours, il voudra faire l’homme d’état, et raisonnera sur le gouvernement anglais pour avoir un grand emploi ; il ne l’aura pas et on fera bien. Dans quatre jours, il tournera en ridicule mon père, mon grand-père et tous mes aïeux, jusqu’à saint Louis inclusivement. Il appellera Socrate le roi de Prusse, avec tous ses pages, et me nommera Sardanapale, à cause de ces dames qui viennent me voir à Trianon. On lui enverra une lettre de cachet, il sera ravi : le voilà martyr de sa philosophie.
– Ah ! sire, m’écriai-je, celui-là l’est des philosophes…
– C’est la même chose, interrompit le roi ; Jean-Jacques n’en fut pas plus mon ami pour être leur ennemi. Se faire un nom à tout prix voilà leur affaire. Tous ces gens-là sont pétris de la même pâte : chacun, pour se faire gros, veut ronger avec ses petites dents un morceau du gâteau de la monarchie ; et comme je le leur abandonne, ils en ont bon marché. Ce sont nos ennemis naturels que vos beaux-esprits ; il n’y a de bon parmi eux que les musiciens et les danseurs : ceux-là n’offensent personne sur leurs théâtres, et ne chantent ni ne dansent la politique. Aussi je les aime, mais qu’on ne me parle pas des autres.
Comme je voulais insister, et que j’entrouvrais la bouche pour répondre, il me prit doucement le bras, moitié riant et moitié sérieusement, et se mit à marcher avec moi en se dandinant à sa manière, du côté de la porte de l’appartement. Il fallut bien suivre.
– Vous aimez donc les vers, docteur ? – je vais vous les dire aussi bien que ceux qui les font, tenez :
Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,Que, pour être imprimés et reliés en veau,Les voilà dans l’état d’importantes personnes ;Qu’avec leur plume ils font le destin des couronnes ;Qu’au moindre petit bruit de leurs productions,Ils doivent voir chez eux voler les pensions.Que sur eux l’univers a la vue attachée ;Que partout de leur nom la gloire est épanchée,Et qu’en science ils sont des prodiges fameux,Pour savoir ce qu’ont dit les autres avant eux.Pour avoir eu, trente ans, des yeux et des oreilles,Pour avoir employé neuf ou dix mille veillesÀ se bien barbouiller de grec et de latin,Et se charger l’esprit d’un ténébreux butin,De tous les vieux fatras qui trament dans les livres :Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres ;Riches, pour tout mérite, en babil importun,Inhabiles à tout, vides de sens commun,Et pleins d’un ridicule et d’une impertinenceÀ décrier partout l’esprit et la science.– Vous voyez qu’après tout, la cour n’est pas si bête, ajouta-t-il, quand nous fûmes arrivés au bout de la chambre ; vous voyez qu’ils sont plus sots que nous, vos chers poètes, car ils nous donnent des verges pour les fouetter…
Là-dessus le roi m’ouvrit : je passai en saluant. Il quitta mon bras, il rentra et s’enferma… J’entendis un grand éclat de rire de mademoiselle de Coulanges.
Je n’ai jamais bien su si cela pouvait s’appeler être mis à la porte.