CHAPITRE VIIIDemi-folieOui, j’étais près d’un jeune homme fort singulier. L’archevêque de Paris, M. de Beaumont, m’avait fait prier de venir à son palais, parce que cet inconnu était venu chez lui, tout seul, en chemise et en redingote, lui demander gravement les sacrements. J’allai vite à l’archevêché, où je trouvai en effet un homme d’environ vingt-deux ans, d’une figure grave et douce, assis, dans ce costume plus que léger, sur un grand fauteuil de velours, où le bon vieil archevêque l’avait fait placer. Monseigneur de Paris était en grand habit ecclésiastique, et en bas violets, parce que ce jour-là même il devait officier pour la Saint-Louis ; mais il avait eu la bonté de laisser toutes ses affaires jusqu’au moment du service, pour ne pas quitter ce bizarre visiteur, qui l’intéressait vivement.
Lorsque j’entrai dans la chambre à coucher de M. l’archevêque, il était assis près de ce pauvre jeune homme, et lui tenait la main dans ses deux vieilles mains ridées et tremblotantes. Il le regardait avec une espèce de crainte, et s’attristait de voir que le malade (car il l’était) refusait de rien prendre d’un bon petit déjeuner que deux domestiques avaient servi devant lui. Du plus loin que M. de Beaumont m’aperçut, il me dit d’une voix émue :
– Eh ! venez donc ! Eh ! arrivez donc, bon docteur ! Voilà un pauvre enfant qui vient se jeter dans mes bras, venite ad me ! Il vient comme un oiseau échappé de sa cage que le froid a pris sur les toits, et qui se jette dans la première fenêtre venue. Le pauvre petit ! J’ai demandé pour lui des vêtements. Il a de bons principes du moins, car il est venu me demander les sacrements. Mais il faut que j’entende sa confession auparavant ; vous n’ignorez pas cela, docteur ; et il ne veut pas parler. Il me met dans un bien grand embarras. Oh ! dame ! oui ! il m’embarrasse beaucoup. Je ne connais pas l’état de son âme. Sa pauvre tête est bien affaiblie. Tout à l’heure il a beaucoup pleuré, le cher enfant ! J’ai encore les mains toutes mouillées de ses larmes. Tenez, voyez.
En effet, les mains du bon vieillard étaient encore humides comme un parchemin jaune sur lequel l’eau ne peut pas sécher. Un vieux domestique, qui avait l’air d’un religieux, apporta une robe de séminariste, qu’il passa au malade en le faisant soulever par les gens de l’archevêque, et on nous laissa seuls. Le nouveau venu n’avait nullement résisté à cette toilette. Ses yeux, sans être fermés, étaient voilés et comme recouverts à demi par ses sourcils blonds ; ses paupières très rouges, la fixité de ses prunelles, me parurent de très mauvais symptômes. Je lui tâtai le pouls, et je ne pus m’empêcher de secouer la tête assez tristement.
À ce signe-là, M. de Beaumont me dit :
– Donnez-moi un verre d’eau. J’ai quatre-vingts ans, moi ; cela me fait mal.
– Ce ne sera rien, monseigneur, lui dis-je : seulement il y a dans ce pouls quelque chose qui n’est ni la santé, ni la fièvre de la maladie… C’est la folie, ajoutai-je tout bas.
Je dis au malade :
– Comment vous nommez-vous ?
Rien… Ses yeux demeurèrent fixes et mornes…
– Ne le tourmentez pas, docteur, dit M. de Beaumont ; il m’a déjà dit trois fois qu’il s’appelait Nicolas-Joseph-Laurent.
– Mais ce ne sont que des noms de baptême, dis-je.
– N’importe, n’importe, reprit le bon archevêque avec un peu d’impatience, cela suffit à la religion : ce sont les noms de l’âme que les noms de baptême. C’est par ces noms-là que les saints nous connaissent. Cet enfant est bien bon chrétien.
Je l’ai souvent remarqué ; entre la pensée et l’œil, il y a un rapport si direct et si immédiat, que l’un agit sur l’autre avec une égale puissance. S’il est vrai qu’une idée arrête le regard, le regard, en se détournant, détourne aussi l’idée. J’en ai fait la preuve auprès des fous.
Je passai les mains sur les yeux fixes de ce jeune homme, et je les lui fermai. Aussitôt la raison lui vint, et il prit la parole.
– Ah ! monseigneur ! dit-il, donnez-moi les sacrements. Ah ! bien vite, monseigneur, avant que mes yeux ne se soient rouverts à la lumière ; car les sacrements seuls peuvent me délivrer de mon ennemi, et l’ennemi qui me possède, c’est une idée que j’ai, et cette idée me reviendra tout à l’heure.
– Mon système est bon, dis-je en souriant.
Il continua.
– Ah ! monseigneur ! Dieu est certainement dans l’hostie… Je ne croyais pas qu’une idée pût devenir dans la tête comme un fer rouge… Dieu est certainement dans l’hostie, et si vous me la donnez, monseigneur, l’hostie chassera l’idée, et Dieu chassera les philosophes…
– Vous voyez qu’il pense très bien, me dit tout bas le bon archevêque. Laissons-le dire, pour voir.
Le pauvre garçon continua.
– Si quelque chose peut chasser le raisonnement, c’est la foi, la foi du charbonnier ; si quelque chose peut donner la foi, c’est l’hostie. Oh ! donnez-moi l’hostie, si l’hostie a donné la foi à Pascal. Je serai guéri si vous me la donnez ; monseigneur, tandis que j’ai les yeux fermés, hâtez-vous, donnez-moi l’hostie.
– Savez-vous votre confiteor, dit l’archevêque ?
Il n’entendit pas, et poursuivit.
– Oh ! qui m’expliquera la SOUMISSION DE LA RAISON, ajouta-t-il avec une voix de tonnerre lorsqu’il prononça les derniers mots… Saint-Augustin a dit : « La raison ne se soumettrait jamais, si elle ne jugeait qu’elle doit se soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette quand elle juge qu’elle le doit. » Et moi, Nicolas-Joseph-Laurent, né à Fontenoy-le-Château, de parents pauvres… j’ajoute que, si elle ne se soumet à son propre jugement, c’est à elle-même qu’elle se soumet, et que, si elle ne se soumet qu’à elle-même, elle ne se soumet donc pas, et continue d’être reine… Cercle vicieux. Sophisme de saint ! Raisons d’école à rendre le diable fou !… Ah ! d’Alembert ! Joli pédant, que tu me tourmentes ?
Il ajouta ceci en se grattant l’épaule. Je crois que cela vient de ce que j’avais laissé un de ses yeux libre. Je le refermai de la main gauche.
– Hélas ? dit-il, monseigneur ! faites que je m’écrie comme Pascal :
Joye !Certitude, joye, certitude, sentiment, vue.Joye, joye, joye et pleurs de joye !Dieu de Jésus-Christ… oubli de tout, hormis Dieu.Il avait vu le Dieu de Jésus-Christ ce jour-là, depuis dix heures et demie du soir jusques à minuit et demi, le lundi 25 novembre 1654 ; et en conséquence, il était tranquille et sûr de son affaire. Il était bien heureux celui-là… Aïe ! aïe ! aïe ! Voici La Harpe qui me tire les pieds… Que me veux-tu ? On a jeté La Harpe dans le trou du souffleur avec les Barmécides. Tu es mort.
En ce moment, j’ôtai ma main et il ouvrit les yeux.
– Un rat ! cria-t-il… un lapin !… Je jure, sur l’Évangile, que c’est un lapin… C’est Voltaire !… C’est Vol-à-terre !… Oh ! le joli jeu de mots ! N’est-ce pas ? hein ?… mon petit vieux seigneur… il est gentil mon jeu de mots ?… Il n’y a pas un libraire qui veuille me le payer un sou… Je n’ai pas dîné hier, ni la veille… mais je m’en moque, parce que je n’ai jamais faim… Mon père est à sa charrue, et je ne voudrais pas lui prendre la main, parce qu’elle est enflée est dure comme du bois. D’ailleurs, il ne sait pas parler français, ce gros paysan en blouse ! Cela fait rougir quand il passe quelqu’un. Où voulez-vous que j’aille lui faire boire son vin ? Entrerai-je au cabaret, moi, s’il vous plaît ? Et que dira M. de Buffon, avec ses manchettes et son jabot ?… Un chat… C’est un chat que vous avez sur votre soulier, l’abbé…
M. de Beaumont n’avait pu s’empêcher, malgré son extrême bonté, de sourire quelquefois, les larmes aux yeux. Ici il recula en faisant rouler son fauteuil en arrière, et fut un peu effrayé.
Je pris la tête du jeune homme, je la secouai doucement dans mes mains, comme on roule le sac du jeu de loto, et je laissai mes doigts sur ses paupières baissées. Les numéros sortants furent tous changés. Il soupira profondément et dit, d’un ton aussi calme qu’il s’était montré emporté jusque-là :
– Trois fois malheur à l’insensé qui veut dire ce qu’il pense avant d’avoir assuré le pain de toute sa vie !… Hypocrisie, tu es la raison même ! tu fais que l’on ne blesse personne, et le pauvre a besoin de tout le monde… Dissimulation sainte ! tu es la suprême loi sociale de celui qui est né sans héritage… Tout homme qui possède un champ ou un sac est son maître, son seigneur et son protecteur. Pourquoi le sentiment du bien et du juste s’est-il établi dans mon cœur ?… Mon cœur s’est gonflé sans mesure ; des torrents de haine en ont coulé, et se sont fait jour comme une lave. Les méchants ont eu peur, ils ont crié ; ils se sont tous levés contre moi. Comment voulez-vous que je résiste à tous ? moi seul, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai rien au monde qu’une pauvre plume, et qui manque d’encre quelquefois ?
Le bon archevêque n’y tint pas. Il y avait un quart d’heure qu’il tremblait et étendait les bras vers celui qu’il nommait déjà son enfant ; il se leva pesamment de son fauteuil, et vint pour l’embrasser. Moi qui tenais mes doigts sur ses yeux avec une constance inébranlable, je fus pourtant forcé de les ôter, parce que je sentais quelque chose qui les repoussait, comme si les paupières se fussent gonflées. À l’instant où je cessai de les presser, des pleurs abondants se firent jour entre mes doigts, et inondèrent ses joues pâles. Des sanglots faisaient bondir son cœur, les veines du cou étaient grosses et bleues, et il sortait, de sa poitrine, de petites plaintes comme celles d’un enfant dans les bras de sa mère.
– Peste ! monseigneur, laissez-le, dis-je à M. de Beaumont : cela va mal. Le voilà qui rougit bien vite, et puis il est tout blanc et le pouls s’en va… Il est évanoui… Bien ! le voilà sans connaissance… Bonsoir…
Le bon prélat se désolait et me gênait beaucoup en voulant toujours m’aider. J’employai tous mes petits moyens pour faire revenir le malade, et cela commençait à réussir lorsqu’on vint me dire qu’une chaise de poste de Versailles m’attendait de la part du roi. J’écrivis ce qui restait à faire, et je sortis.
– Parbleu ! dis-je, je parlerai de ce jeune homme-là.
– Vous nous rendrez bien heureux, mon cher docteur ; car notre caisse d’aumônes est toute vide. Partez vite, dit M. de Beaumont ; je garde ici mon pauvre enfant trouvé.
Et je vis qu’il lui donnait sa bénédiction en tremblotant et en pleurant.
Je me jetai dans la chaise de poste.