II

2288 Words
II Je n’entendis pas la fin de sa phrase. La demoiselle de magasin, me saisissant brutalement par la taille, me couchait dans la boîte vide et fermait le couvercle si hermétiquement, que je n’entendais plus qu’une sorte de bourdonnement très gênant. Pour me consoler, je pensai que ce supplice ne serait pas de longue durée et que je serais portée bien vite par le vieux savant à la bonne petite fille qu’il aimait tant. Parfois je me sentais confortablement appuyée sur son bras ; mais, tout d’un coup, je me trouvais la tête en bas. Ma crainte était qu’il me laissât tomber sur le trottoir ; à chaque mouvement un peu saccadé, mon cœur battait terriblement. Bientôt le cahotement d’une voiture vint ajouter à mes malaises. Heureusement que le trajet ne fut pas long. Je me sentis de nouveau ballottée au bout de ses grands bras maigres ; puis il eut un moment de repos. Une main bienfaisante ouvrit la porte de ma prison, c’est-à-dire dénoua la ficelle rose qui entourait la boîte et leva le couvercle. J’étais dans une antichambre luxueuse, et M. Lancrette ôtait son paletot. « Voilà une bien belle poupée, dit un domestique en livrée, qui était un vieillard d’honnête apparence. Mademoiselle sera bien heureuse, monsieur. – En êtes-vous sûr, Sylvain ? dit M. Lancrette, qui s’imagina de lisser mon chignon si maladroitement, qu’il faillit m’éborgner. – J’en suis sûr, monsieur. À toutes les fêtes de Noël, Mademoiselle donne ses vieux joujoux aux sœurs de l’asile, et plus elle en a à distribuer, plus elle est contente. » M. Lancrette sourit d’un air enchanté, me coucha sur son bras gauche, prit les boîtes de mon trousseau dans sa main droite, et une porte s’ouvrit à deux battants pour nous laisser passer dans un salon plein de lumière. Je faillis jeter un cri de surprise, ou plutôt un cri de joie. Au coin de la grande cheminée en marbre vert, était un fauteuil, occupé par un vieux monsieur. Sur le bras du fauteuil, et s’amusant à boucler avec ses doigts les longs cheveux d’argent du vieillard, était assise une gracieuse petite fille, la visiteuse du matin, celle que l’on avait nommée Simonne de Gardeval. Il y avait d’autres personnes dans ce brillant salon ; mais, lorsque j’entrai, je ne vis qu’elle et son grand-père. Toutes sortes d’exclamations accueillirent notre entrée triomphale. Au milieu de toutes ces voix, je distinguai la voix moqueuse d’un jeune collégien qui disait : « Décidément, ma sœur a tourné la tête à notre bon vieil ami. – Mademoiselle Simonne, ajouta une voix d’homme, prenez bien vite cette belle personne des bras de Lancrette. Il pourrait avoir la fantaisie d’analyser le carmin de ses joues ou l’azur de ses yeux. » Lui, tout radieux, s’avança jusqu’au fauteuil, et me déposa dans les bras de la chère petite, qui le remercia avec effusion. Le grand-père, la maman se joignirent à elle pour le remercier et pour m’admirer. Je passai de main en main, et je fus littéralement accablée d’hommages. On louait mes cheveux, mes yeux, mon port de tête, mes mains, qui étaient en effet très souples et très effilées. Et moi je riais en dedans, pensant que leur admiration s’adressait à une bien piètre partie de mon personnage, et qu’ils auraient été autrement enthousiasmés s’il leur avait été donné de savoir quels dons intelligents j’avais reçus. Quand j’arrivai au collégien, j’étais légèrement étourdie, tant il est vrai que les louanges les plus banales ont le pouvoir de griser. Lui ne se montra pas galant ; il me regarda entre les deux yeux en louchant effroyablement et, me donnant une chiquenaude sur l’oreille, il s’écria : « Simonne, elle a l’air de s’en faire accroire, ta nouvelle poupée, tu l’appelleras au moins Rosemonde. » Le vieil ami de Simonne se récria. Il dit qu’il tenait à être mon parrain et qu’il m’avait déjà nommée Bouche-en-Cœur. Ils discutèrent quelque temps là-dessus avec une vivacité singulière. Je n’étais pas à deviner que les hommes se disputent souvent pour des riens. Tout à coup Simonne me prit, me plaça devant M. Lancrette, et dit : « Bouche-en-Cœur, voilà votre parrain, votre seul parrain et, quoi qu’en dise votre oncle Hugues, vous n’en aurez point d’autre. » Cette déclaration termina la discussion, et le collégien qui s’appelait Hugues, et qui était le frère de Simonne, me percha sur une console dorée d’où je dominais l’assistance. Un moment, on me laissa seule dans le beau salon plein de lumière, ce qui me donna tout le loisir de l’examiner. Naturellement, j’étudiai spécialement les portraits de la famille de Simonne, devenue la mienne. Je remarquai beaucoup de femmes charmantes, qui, sur la toile, étaient accompagnées d’une levrette, d’un oiseau ; il y avait même une amazone debout auprès de son cheval. J’ambitionnai de me faire peindre ou photographier avec Simonne ; mais, tout d’abord, il s’agissait de me faire aimer, et comment y arriverais-je, inanimée comme je l’étais en apparence ? Je reconnaissais, non sans surprise, qu’avec une jolie figure, une taille gracieuse, une riche toilette, il était facile de se faire admirer, mais se faire aimer est une tout autre affaire. Le dîner fini, la compagnie revint dans le salon, Simonne en tête ; elle conduisait son grand-père, qui marchait appuyé sur des béquilles. Je dois le dire, elle me fit en passant l’aumône d’un regard et d’un sourire, et, se penchant vers le vieillard, elle dit : « Grand-père, vous n’avez pas une idée de l’attitude de Bouche-en-Cœur, ma nouvelle poupée, sur la console où Hugues l’a perchée. Elle a des yeux d’un éclat ! On dirait qu’elle nous regarde. » Elle ne m’accorda pas d’autre souvenir et elle disparut la première du salon, après avoir embrassé ses parents et son bon vieux savant. Après son départ, une grande tristesse m’envahit le cœur ; mais bientôt les conversations m’intéressèrent. On parlait de choses qui m’étaient bien étrangères, et dont cependant j’avais une sorte d’intuition. J’admirai combien, chez les hommes, l’intelligence est reine et maîtresse, en entendant M. de Gardeval, un vieillard perclus, discourir sur la politique, l’histoire et même l’astronomie. Jusque-là je ne m’étais pas demandé à quelle nationalité je pouvais bien appartenir. En écoutant cette parole toute vibrante du patriotisme, je me déclarai Française, et, de fait, je l’étais, puisque c’était en plein Paris que je m’étais éveillée à la vie de l’intelligence. Cette soirée se prolongea assez tard. Après onze heures, les invités s’éclipsèrent peu à peu. Le grand-père lui-même quitta le salon, les bougies s’éteignirent et je restai seule sur ma console dorée, me sentant la tête fort lourde, et aussi le cœur un peu serré de l’indifférence que me témoignait ma chère Simonne. « Elle aurait dû au moins, pensai-je, m’emporter dans ses appartements. » Une vision jalouse me passa même devant les yeux. Je me figurai qu’aimant les poupées comme elle les aimait, elle avait plus d’un berceau dans sa chambre, et il me vint dans l’esprit que, tandis que je me morfondais sur ma console, craignant sans cesse de glisser sur la planche polie, le gros poupard aux yeux bêtes était délicatement couché entre des draps de batiste, dans un confortable berceau placé auprès du lit de sa petite maman. Le sommeil, un sommeil de plomb, amené par les grands efforts d’intelligence que j’avais faits pour comprendre les causeurs qui n’avaient pas tous le don d’être clairs, vint heureusement dissiper toutes ces imaginations et engourdir les atteintes de la jalousie, cette passion qui a de si terribles effets chez les hommes et dont j’eus le bon esprit de me garantir. … Je n’aurais jamais cru, d’après mes débuts dans la maison de Simonne, que la solitude la plus complète eût été mon partage. Et il en fut ainsi cependant. Ma petite maman continua à me considérer comme une sorte de bibelot de luxe, comme un ornement d’étagère. Je demeurai six jours dans ce beau salon désert et n’eus d’autre distraction que d’entendre les conversations qui s’y tenaient et aussi d’assister à la leçon de musique que l’on donnait à Simonne dans mon lieu d’exil. J’étais bel et bien exilée et j’avais des peurs bleues de perdre, en cette solitude profonde, le don d’intelligence qui m’avait été octroyé. Avec cela ma jalousie renaissait vivace. Simonne n’avait-elle pas imaginé d’amener à ses leçons de musique l’affreux poupard qu’elle avait le mauvais goût d’aimer ! Elle arrivait le dorlotant, l’asseyait sur le piano, et, entre chaque morceau, baisait sa grosse tête avec une tendresse qui me faisait enrager, je l’avoue. Pour moi, je devais me contenter de la compagnie de la maîtresse de musique, une jeune fille que je voyais grignoter du pain sec en grand mystère. Elle venait volontiers m’admirer, ou plutôt admirer ma toilette. « Est-ce que cette belle poupée que voilà passe ses journées dans le salon ? demanda-t-elle un jour à Simonne, en se détournant vers la console où je me morfondais. – Mon Dieu, oui, mademoiselle Augustine, répondit Simonne ; ne dirait-on pas qu’elle est faite pour cela ? C’est une belle dame de poupée qui doit aimer les réceptions. – Vous l’aimez beaucoup moins que ce poupard, ce qui m’étonne, » dit la bonne Augustine. Simonne m’adressa un sourire. « Mon Dieu, dit-elle, je ne sais pas comment expliquer mon faible pour les bébés. Est-ce que vous croyez, par exemple, que les mamans à qui on dirait en leur montrant une jeune fille de quinze ans : “Madame, voilà votre fille,” l’aimeraient comme un pauvre petit poupard, ressemblant à mon cousin Édouard qui a huit jours, qui ne voit, ne marche, ni n’entend ? Aimant à remplir le rôle de la maman avec mes poupées, je les aime mieux en bas âge, voilà tout. Mais je trouve Bouche-en-Cœur fort belle, et aujourd’hui elle présidera la collation que je donne à mes amies, collation qui m’est une occasion d’exhiber mes poupées. » Sur cette promesse elle se retourna sur son tabouret et la leçon commença. Un moment, elle fut interrompue par l’entrée d’Hugues, qui venait chercher sa sœur de la part de sa mère. Pendant l’absence de Simonne, Mlle Augustine s’empressa de tirer son petit pain de sa poche ; elle le dévora en quelques minutes, et c’était chose triste que de voir cette pauvre fille, qui avait des bracelets au bras et je ne sais combien de panaches à son chapeau, manger du pain sec avec une voracité qui annonçait un long jeûne. Quand Simonne rentra, elle se hâta de faire disparaître la dernière croûte au fond de la poche de sa robe de soie. Évidemment, elle faisait ce maigre repas en cachette, ce qui était bien inutile de sa part, étant donné le bon cœur de Simonne. Celle-ci, en sa qualité d’enfant riche, ne se doutait pas de la détresse de sa maîtresse de piano, et, ce jour-là, elle interrompait de temps en temps sa leçon pour parler de la collation de l’après-midi, c’est-à-dire de petits pâtés, de savarins, de bombes glacées, de tartes, de sirops, ce qui eût été vraiment mettre l’eau à la bouche de Mlle Augustine, si elle n’avait été plus orgueilleuse encore qu’affamée. Pour moi, ce que disait Simonne me ratissait et je sentais ma langueur disparaître à la pensée d’être enfin mêlée à sa vie, et non plus mise à l’écart comme un simple objet de luxe. Dans la crainte qu’elle ne m’oubliât, je poussai même l’imprudence jusqu’à me remuer tant qu’il m’était donné de le faire. Sur cette planche de palissandre, les talons de mes bottines glissèrent tout à coup et je tombai sur un pouf de satin bleu. Je fus relevée par Simonne, qui s’assura que je ne m’étais fait aucun mal, avec un tendre intérêt que j’aurais acheté à un plus haut prix qu’à celui d’une commotion désagréable. Elle m’emmena sur-le-champ dans son appartement, au seuil duquel nous trouvâmes son frère, qui m’adressa un profond salut. « Hugues est d’une politesse exquise pour vous, Bouche-en-Cœur, me dit Simonne. Il n’a que des chiquenaudes ou des taloches pour mes autres poupées, et Dieu sait si ses malices ont peuplé mon infirmerie. Je suis enchantée qu’il prenne des manières plus aimables avec vous. » Disant cela, elle me déposa sur le plus beau fauteuil de son ameublement de poupées, qui formait comme un petit salon à part dans sa jolie chambre rose. Je restai là quelques heures, que je passai à faire la revue de la chambre de ma chère Simonne. Ainsi que la jalousie m’en avait donné l’instinct il y avait, tout près de son alcôve, un joli berceau aux rideaux de mousseline transparents, et j’apercevais, creusant un trou dans l’oreiller garni de dentelle, la joue rouge et ronde du poupard. Les autres poupées, elles étaient dix, sans nous compter, le poupard et moi, faisaient salon avec moi, et, je dois le dire, leur compagnie n’avait rien de bien agréable. J’attendis avec impatience le moment de la réunion. Ne touche pas à mes filles. Des coups répétés du timbre clair, qui avait résonné à mon entrée, m’apprirent qu’une nombreuse société se réunissait dans le salon. Bientôt Simonne arriva en grande toilette et accompagnée de son frère, qui bondit comme un chat au milieu de notre cercle. « Hugues, ne touche pas à mes filles, s’écria Simonne en arrêtant sa main, emporte seulement l’ameublement du salon et celui de l’infirmerie. » D’un tour de main il entassa les poupées sur un canapé, pieds d’ici, têtes de là. Seule, je fus placée avec quelque précaution sur le lit même de Simonne. « Bouche-en-Cœur mérite certains égards, dit-il, c’est la plus belle de tes poupées. » Après cela il entassa nos meubles : canapés, fauteuils, armoires à glace, lits de fer, tables de toilette, dans une grande corbeille, et s’en alla l’emportant sur sa tête. En ce moment même la maman de Simonne entrait. « Que me veux-tu, chère fille ? demanda-t-elle, Hugues vient de me dire que tu avais à me parler. – Maman, c’est pour vous prier de m’aider à faire le choix entre mes poupées. Vous savez que vous ne voulez pas que j’en conserve plus de dix et, avec le poupard et Bouche-en-Cœur, voilà que j’en ai quatorze, dont trois à l’infirmerie. – Alors tu consens à donner le surplus aux enfants de l’Orphelinat ? – Oui, maman, répondit Simonne avec un léger soupir. J’aime mes poupées, même les infirmes, surtout les infirmes ; mais il faut bien en donner à ces pauvres petites qui n’ont pas de joujoux. » Un b****r, un de ces baisers comme jamais poupée n’en a reçu, hélas ! fut la réponse de la mère de Simonne, qui paraissait touchée du bon cœur de sa petite fille. Le choix fut fait sur-le-champ. On sépara du gros des poupées : une Suissesse dont le costume était un peu fané, un petit matelot qui avait une jambe de bois, un poupard qui avait une plaie à la tête, une assez jolie dame dont le bras droit était démis. Les autres, y compris le poupard dans son berceau, furent portées dans le salon. « Vais-je encore être oubliée, pensai-je avec amertume, et faut-il être un poupard idiot ou avoir l’œil poché pour acquérir la sympathie de cette étrange petite maman ? » Je ne puis le cacher, je possédais, avec l’intelligence, un grand fonds d’orgueil que mes succès de ce jour-là ne contribuèrent que trop à augmenter. Je m’étais désolée bien inutilement. Simonne revint me chercher.
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