Chapitre 13

1887 Words
13« Que va-t-il arriver à Zolfo ? », demanda Mercurio le lendemain matin au capitaine Lanzafame, avant qu’ils ne se remettent en route. Benedetta, angoissée, se tenait derrière lui. « Il a essayé d’assassiner une jeune fille », répondit gravement le capitaine. Regardant Benedetta : « Il risque la peine de mort. — Non… » Benedetta se mordit la lèvre. « Il avait un couteau, et si vous n’étiez pas intervenu… — Il ne voulait pas la tuer ! l’interrompit Benedetta. Vous ne le connaissez pas, il ne ferait pas de mal à une mouche ! — À une mouche peut-être pas, mais à un Juif si. » Lanzafame la regarda encore. Il se dit qu’elle était jolie. Trop jeune, peut-être. « Que va-t-il lui arriver ? », demanda de nouveau Mercurio. Le capitaine ne répondit pas tout de suite. Il lança un dernier regard à Benedetta. « Je dois y réfléchir », dit-il en s’éloignant. Mercurio courut derrière lui. « Capitaine, je vous en supplie… » Lanzafame s’arrêta. Il baissa la voix. « Zolfo est un faible… » Exactement ce qu’avait dit Scavamorto, pensa Mercurio. « Je connais les êtres humains mieux que quiconque, parce que je les regarde en face quand ils essaient de me tuer. Et ce gamin-là est un faible et un traître. Ne te fie pas à lui. Jamais ! — Capitaine, fit Mercurio. Il voulait lui faire peur… Peut-être lui faire du mal. Mais pas la tuer. » Lanzafame le fixa. « Tu n’y crois pas toi-même. — Faites-le pour Benedetta… » Le capitaine regarda la jeune fille à la peau d’albâtre. Elle avait la tête penchée et la lumière jouait dans ses cheveux cuivrés. De nouveau il pensa qu’elle était très jolie. Et très jeune. « Peut-être qu’à l’embarquement, le gamin sera mal attaché… — Merci, capitaine, fit Mercurio. — De quoi ? », dit Lanzafame, et il s’en alla, criant à ses hommes de se mettre en marche. Dans la nuit, le capitaine avait envoyé une estafette à Mestre pour annoncer leur arrivée. L’après-midi, quand ils atteignirent la Fidélissime, ainsi qu’on appelait l’antichambre de Venise, les combattants furent accueillis par une foule en liesse, même s’ils n’étaient qu’une petite caravane de blessés rentrant chez eux. Les commandants en chef et le gros des troupes alliées avec les Français du roi François 1er de Valois continuaient la guerre. Mais le peuple, après la peur des années précédentes, n’avait qu’un seul désir : fêter la victoire de Marignan, qui avait eu lieu quelque dix jours plus tôt : elle semblait marquer un tournant dans la terrible crise vénitienne et rendait à la Sérénissime une grande partie de ses territoires sur la terre ferme. Le capitaine Andrea Lanzafame marchait en tête de la colonne, derrière les porteurs d’étendards. Droit sur sa selle, une main sur le pommeau de l’épée qui pendait à son flanc gauche, l’autre menant son puissant hongre, il souriait à la foule qui chantait à la gloire des combattants. Sur son armure cabossée par les coups de l’ennemi claquait sa tunique sans manches, aux couleurs et aux armes de sa ville et de sa maison : croix d’or sur champ de gueules à deux sarments de vigne fruités de grappes d’or, indiquant qu’il descendait des seigneurs siciliens de Capo Peloro. Depuis le chariot des vivres, Mercurio, Benedetta, Isacco et Giuditta regardaient par les petites fenêtres latérales la foule bigarrée. Ils franchirent un affluent du Marzenego, le flumen de Mestre, puis passèrent sous la porte Belfredo del Castelnuovo, au nord de la cité. Mercurio compta onze tours, dont l’une portait une grande horloge. Les remparts étaient en mauvais état, montrant les traces profondes d’un incendie. Il trouva le château gigantesque, pendant que la procession pénétrait à l’intérieur d’un plan en forme d’écu. Au centre se dressait une tour plus grande et plus haute que les autres, le Mastio, siège du Proveditorat, devant lequel les plus hautes autorités de Mestre, en grande tenue de cérémonie, attendaient le retour de ces premiers héros. Placée à la gauche de Mercurio, Giuditta était si absorbée par cette vision que, tout excitée, elle serra sa main blessée, croyant peut-être avoir son père à côté d’elle. Au début, Mercurio se raidit, à la fois parce qu’il était surpris et qu’il avait eu mal. Mais il répondit ensuite à l’étreinte, avec chaleur. Giuditta se tourna vers lui, étonnée. Il avait le visage rouge et la fixait, le cœur battant la chamade, emporté par une émotion intense. Et il comprenait maintenant, à ce contact, pourquoi on disait que les filles n’apportent que des ennuis. Giuditta tenta de dégager sa main. Mercurio la retint. Elle le laissa la retenir. Ils se regardèrent un long moment. Autour d’eux, c’était comme si le silence s’était fait. Puis Isacco, se tournant vers sa fille, s’exclama : « Et ça, ce n’est rien, tu vas voir Venise ! » Les mains de Giuditta et Mercurio se dénouèrent à l’instant même. Le garçon se détourna, embarrassé, ne montrant plus au docteur que son dos. Il rencontra les yeux de Benedetta, qui le fixait d’un air renfrogné. Elle aussi était devenue rouge. Mais de colère, pensa Mercurio. Et de cela aussi il fut surpris. Il détourna les yeux mais ne savait plus où regarder. Giuditta, elle, continuait de sourire exagérément à son père, les joues empourprées. « Pourquoi fais-tu cette tête ? demanda Isacco, soupçonneux. — J’ai chaud », fit Giuditta, en s’éventant avec sa main. Isacco vit qu’elle avait du sang sur les doigts. Elle n’était pas blessée. Alors il regarda Mercurio, qui lui tournait le dos, obstinément. « Nettoie ta main », dit-il sévèrement à Giuditta. Et il déplaça sa fille pour s’interposer entre Mercurio et elle. À ce moment, la porte du chariot s’ouvrit. « Descendez festoyer avec nous, docteur », dit Donnola. L’espace d’un instant, la tension se dilua dans la lueur du jour, au milieu des cris de la foule et dans une ambiance de fête. En descendant du chariot, les deux jeunes gens se frôlèrent et de nouveau rougirent. Isacco prit sa fille et la tira derrière lui. Giuditta, en s’éloignant, lança un coup d’œil furtif à Mercurio, qui lui sourit à peine, encore bouleversé par ses propres émotions. « Restons ensemble », dit Benedetta d’une voix pleine de colère ; et elle rejoignit Zolfo, qui était attaché par les mains à un cheval. Mercurio la suivit, évitant son regard. Le capitaine Lanzafame, au milieu de la foule, retenait son cheval avec peine. Il pointa l’index vers Isacco. « Ressors ton bonnet jaune. Ici, il faut respecter la loi. » Puis ils se joignirent aux autorités, qui guidèrent les valeureux combattants vers la Fossa Gradeniga, où trois grosses barges, des navires marchands, les attendaient pour les emmener à Venise, piazza San Marco, en plein cœur des festoiements. « Montez avec nous, dit Lanzafame à Isacco, faisant signe aussi à Mercurio. En temps de guerre, les étrangers n’ont pas le droit d’embarquer pour Venise, mais vous avez gagné votre passage. » Une large passerelle de planches de hêtre était construite sur le rivage, surélevée pour rendre visibles les valeureux soldats et faciliter l’embarquement des chariots et des invalides. Les nuages s’étaient dispersés çà et là dans le ciel gris, laissant par endroit filtrer le soleil, qui éclairait la Route de l’Eau. Alors qu’Isacco et Giuditta montaient sur la passerelle, suivis par Mercurio, Benedetta et Zolfo toujours attaché, un cri retentit. « Satan ! Je t’ai retrouvé ! — Ne te retourne pas », ordonna Isacco à sa fille, en reconnaissant la voix. En revanche, tous les autres se retournèrent. Le frère prêcheur qu’Isacco et Giuditta avaient rencontré à l’auberge et qui les avait pourchassés s’avançait maintenant à grands pas, le crucifix à la main, jouant des coudes pour s’ouvrir un chemin. Ses cheveux étaient collés à son crâne et sa barbe inculte incrustée de restes de nourriture. « Suppôts de Satan ! Impies, pécheurs, ne semez pas votre chancre parmi nos troupes ! » Puis, à court d’insultes, il cria : « Espèce de Juifs ! » Isacco poussa sa fille derrière le cheval du capitaine Lanzafame. « Hérétiques ! », hurla le frère, qui se jeta presque sur la passerelle. L’animal, nerveux, fit un écart. « Ils ont déjà amené le malheur à quelques lieues d’ici ! Une petite fille innocente est morte par leur faute, une créature de Dieu ! Ils m’ont échappé une fois, mais Satan aujourd’hui ne me jouera pas un nouveau tour. — Que veux-tu, frère ? », l’apostropha Lanzafame. Mercurio s’aperçut que les yeux de Zolfo s’étaient de nouveau enflammés, et il lui donna une claque sur la tête. « Ne laisse pas ce chancre empester tes valeureux soldats », dit le frère avec emphase. Le capitaine laissa ses yeux errer sur les gens. Ils ne savaient de quel côté pencher, esclaves qu’ils étaient des superstitions religieuses. « Cet homme a soigné mes soldats, dit-il de façon à ce que tous l’entendent. Et c’est grâce à lui qu’ils rentrent dans leurs familles. » La foule comprit la valeur de cette dernière phrase. Elle chanta des hymnes et se rangea aux côtés du capitaine, sinon du médecin. Le frère avait perdu du terrain. Mais l’Église, et surtout la vie, l’avaient forgé pour la bataille. Il ne cherchait pas la victoire ou la défaite comme un quelconque mercenaire, mais l’élan vers la guerre, comme tous les fanatiques. « Satan ! Tu as donc déjà lâché tes diables ? » Il sauta sur la passerelle, essaya de contourner le cheval du capitaine. « Alors je serai là pour te combattre, sans céder d’un seul pas ! » Lanzafame tira son épée et la brandit avec une expression rageuse. La foule retint son souffle. Puis l’arme vola et vint se planter entre les pieds du prédicateur après avoir transpercé sa lourde robe de bure, l’ancrant à la passerelle. « Arrête-toi, oiseau de malheur ! Tu tortures mes oreilles, quand je n’ai envie d’entendre que la joie de mon peuple ! » La foule applaudit, aussi amusée que scandalisée. « Que le dernier récupère mon épée, si le frère ne l’a pas avalée ! », hurla le capitaine, qui éperonna son cheval. Puis il dit à Isacco : « Dépêche-toi de monter sur le bateau. — Suppôts de Satan ! », hurlait le moine. Les marins dénouèrent les cordes qui retenaient les barges – larges et plates, aux flancs peints de noir brillant – et appuyèrent leur longue rame contre le mouillage pour se pousser au milieu du canal. À ce moment-là, comme l’avait dit le capitaine Lanzafame, les liens qui emprisonnaient Zolfo se défirent : le soldat qui l’avait sous sa garde avait tiré un grand coup sur le nœud. « Va-t-en, couillon », maugréa l’homme. Aussitôt qu’il se retrouva libre, Zolfo, au lieu de s’échapper, fit un pas vers Isacco. « Suppôts de Satan ! », cria-t-il. Et avant que quiconque puisse intervenir, il escalada le parapet de l’embarcation, sauta sur le mouillage et s’enfuit en courant. Benedetta regarda Mercurio. Puis, voyant que la barge commençait à s’éloigner du mouillage, elle bondit à son tour à terre et s’élança à la poursuite de Zolfo. Mercurio était immobile. Il aurait voulu sentir encore la main de Giuditta dans la sienne. Le bateau était trop éloigné pour qu’il saute sur la terre ferme. Au milieu des gens, sur le mouillage, Benedetta le regardait. Mercurio se tourna vers Giuditta. « Je te retrouverai », lui dit-il. Le capitaine Lanzafame le fixait, l’air contrarié. « Allez au diable ! », s’écria Mercurio et il se jeta dans l’eau. Elle était glacée et boueuse, avec une odeur de vase. À terre, les gens rirent et applaudirent. En quelques brasses, il rejoignit le mouillage. Puis des mains et des bras forts le hissèrent au sec, au milieu des ricanements. Mercurio repoussa ceux qui l’avaient aidé et se tourna vers la barge. Giuditta le regardait. « Je te retrouverai », scanda-t-il, espérant qu’elle lirait sur ses lèvres. Puis il courut vers Benedetta. Quand il la rejoignit, elle était avec Zolfo près du moine. « Qu’est-ce que tu veux ? », demandait le frère à Zolfo en l’examinant de ses yeux fous, animés par le fanatisme, comme s’il voulait le transpercer du regard. « Je hais les Juifs ! », répondit le petit garçon, qui semblait répéter un mot d’ordre. Le frère sembla l’évaluer. Le seul, parmi tous ces gens, qui lui prêtât l’oreille. Il pointa le doigt vers les embarcations déjà loin au milieu du canal. « Tu les hais tant que ça ? », demanda-t-il gravement. « Oui ! », répondit Zolfo, avec un enthousiasme valant apparemment aussi pour Mercurio et Benedetta qui, debout à côté, se taisaient, surpris et embarrassés. Mercurio, ruisselant, continuait de regarder vers la Fossa Gradeniga, où les barges s’éloignaient. Giuditta n’était plus qu’un petit point. « Suivez-moi, soldats du Christ ! », s’exclama le frère, les mains au ciel. Puis il s’élança d’un bon pas, fendant la foule.
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