Chapitre 14

1806 Words
14Quand Mercurio s’était jeté dans le canal, Giuditta avait eu la tentation de le retenir. Ou de s’y jeter avec lui. Elle ne voulait pas renoncer à la sensation de sa main dans la sienne. Elle ne voulait pas renoncer à lui. Déjà, les nuits précédentes, dans le chariot, elle avait senti une forte attraction pour les yeux de cet étrange garçon. Elle n’avait jamais regardé de cette façon les garçons de l’île de Negroponte. Et elle n’avait jamais rien ressenti de ce genre quand eux la regardaient. Et aucun ne l’avait sauvée d’un coup de couteau. Aucun n’avait uni son sang au sien. Tout à coup, le souffle lui manqua. Elle était effrayée. Qu’est-ce qui lui avait pris ? se demanda-t-elle. Qui était ce garçon ? Il n’était pas prêtre, il le lui avait avoué. Quels mots avait-il dits en sautant du bateau ? Elle se souvenait à peine. Sa tête se faisait légère. “Je te retrouverai”, voilà ce qu’il avait dit. Elle s’accrocha à son père. « Regarde », lui dit Isacco en la serrant contre lui, la tirant ainsi du labyrinthe d’émotions dans lequel elle se perdait. Il tendit le bras devant lui. « Regarde », répéta-t-il. Et là, au fond du canal, comme un fantôme, silhouette confuse voilée de brume, Giuditta la vit. « Venise », dit Isacco, comme s’il murmurait un nom sacré. Les lourdes barges filaient en silence, fendant l’eau saumâtre. « Docteur Negroponte, dit Donnola dans le dos d’Isacco, d’un ton officiel. Je vous salue et je vous souhaite le meilleur. — Merci, Donnola. Tu as été un excellent assistant », lui répondit Isacco, tout aussi solennellement. Donnola balançait sa tête pointue, semblant acquiescer. Et soudain, oubliant les formalités, s’approchant un peu plus d’Isacco, il dit à voix basse : « Si vous avez encore besoin d’un assistant, vous me trouverez toujours derrière le Rialto, au marché aux poissons. Je pourrais vous procurer des clients. » Isacco ne sut que répondre, surpris. Gêné. Il n’avait pas poussé ses projets jusqu’à ce point. « Ça me paraît une proposition intéressante, dit-il, très vague. Alors c’est moi qui viendrai te chercher. À Rialto. — Pas à Rialto, précisa Donnola. Au marché aux poissons. Derrière le Rialto. — Juste, dit Isacco. Derrière le Rialto. Je m’en souviendrai. — Et si vous voulez acheter les instruments que vous avez utilisés ces derniers jours, reprit Donnola tout bas, je pourrais vous les faire avoir pour une somme avantageuse. — Non, merci, Donnola. » Isacco avait refusé d’instinct. Il n’avait pas encore réellement décidé ce qu’il allait faire. Il craignait que dans une cité telle que Venise, n’importe qui soit à même de comprendre qu’il n’était pas un vrai docteur. Puis il sentit que Giuditta pressait sa main contre son flanc. Il la regarda. « Et pourquoi pas… docteur ? » Les yeux noirs et intelligents de sa fille semblaient lui ordonner d’accepter. « Au moins, parlez-en à vos collègues. Peut-être que quelqu’un cherchera des instruments, insista Donnola. — Peut-être, à bien y réfléchir…, se reprit Isacco, peut-être que ça pourrait m’être utile. Il fit un clin d’œil à Giuditta. Si tu me fais un bon prix. » Le visage de Donnola s’éclaira d’un sourire, aussitôt suivi d’une sombre expression. « Le prix que je peux vous faire est avantageux, c’est sûr…, commença-t-il, mais je devrai donner la plus grande part de l’argent à la famille de Candia, et il m’en restera bien peu pour moi… » Isacco le regarda en silence. Il ne dirait pas un seul mot. Donnola cherchait à faire monter le prix au maximum, mais il le laisserait se passer le nœud coulant tout seul. « D’un autre côté…, reprit Donnola, brisant le silence, on ne peut pas dire que ce barbier avait une famille très nombreuse… » Il rit. Il savait reconnaître quand il tombait sur un os. Et ce médecin, indéniablement, en était un, et un dur. Autant lâcher du lest et le coincer sur un autre front. « Proposez vous-même votre prix, docteur, dit-il. Et puis on pensera à une petite commission pour chaque client que je vous trouverai. » Isacco sourit avec complaisance. Donnola était un filou de première, il connaissait son affaire. Il l’avait mis dos au mur. À présent, il était presque obligé d’accepter sa collaboration. Mais dans le fond, ce serait un bon associé. « D’accord, Donnola. Marché conclu. » Et en disant ces mots, comme si son destin ou le chant d’une sirène l’appelait, Isacco voulut se tourner vers la Cité promise pour ne pas perdre un seul instant de cet événement prodigieux. Quand la Sérénissime commença de se dévoiler, les marbres des palais lui parurent bien plus brillants qu’il ne l’aurait jamais imaginé. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’étaient les barbes d’algues qui ondoyaient à fleur d’eau comme de vertes bannières déployées. Mais il n’avait pas imaginé non plus cette finesse des colonnes et des chapiteaux, ces rosaces, ces têtes d’animaux et ces figures mythologiques sculptées dans le marbre qui soutenait les balcons. Et ces tuyaux de cheminée partout, hauts et fins comme les pattes osseuses d’un grand crabe le ventre à l’air. Tandis que grandissait en lui une émotion qu’il ne parvenait pas à contrôler, il pensait qu’il allait réaliser le rêve que son père avait poursuivi sa vie durant. Il regardait les verres soufflés des fenêtres sertis de plomb, les lourdes tentures à larges rayures vives avec plumets et pendeloques, soutenues par des piquets de bois noir orné de feuilles et de boutons de fleur dorés. Et même s’il en avait déjà entendu parler, il s’étonna de voir ces barques particulières qu’on ne voyait qu’à Venise, longues et minces, capables d’habiles manœuvres dans les endroits les plus étroits, arquées tant à la poupe, où l’on voguait à l’aide d’une seule rame, qu’à la proue, où une sorte de serpent stylisé en métal représentait le Grand Canal avec tous ses sestieri, ces six quartiers qui formaient la structure de la Sérénissime. Il regarda avec émerveillement le grand pont du Rialto qui s’ouvrait pour laisser passer une galère à deux mâts. Et enfin, là où le Grand Canal s’élargissait en une sorte de petite mer, il vit à sa gauche la piazza San Marco, le campanile, le Palais des Doges et une foule démesurée qui commença à pousser des cris aussitôt qu’apparurent les barges portant les enseignes de la bataille. Giuditta percevait les états d’âme de son père et vibrait à l’unisson, éblouie par la majesté de cette ville, par son absurdité architecturale mythique. Elle fut reconnaissante à son père de s’être décidé à franchir ce pas. Elle se sentit en proie à une exaltation intense qu’elle n’avait jamais éprouvée jusque là, et se dit qu’à Venise, elle trouverait l’amour. Son imagination courut au beau visage de Mercurio. Elle rougit et se tourna vers son père, qui était ému, le regard tourné vers la grande place remplie de monde, et elle lui dit : « Merci ». Isacco ne l’entendit pas. Dans ses oreilles se mélangeaient les trompettes et les tambours de la Sérénissime. Les barges, comme si elles glissaient sur de l’huile, rames levées, pointèrent la proue vers le mouillage de la place. Puis elles virèrent et, avec un léger craquement de bois, bas et sourd, vinrent s’appuyer contre les pilotis et les grands sacs de protection, faits de corde remplie de chiffons. En quelques instants, les amarres furent lancées et de larges passerelles abaissées, et l’on déroula au centre un tapis de drap rouge. Le capitaine Lanzafame n’était pas descendu de cheval de tout le trajet. Il regarda d’abord la foule qui les acclamait puis ses hommes, avec une expression fière et joyeuse. Il tira son épée et la brandit en l’agitant. Tous ses hommes, y compris les blessés et les invalides, répondirent en levant leurs armes. Puis le capitaine se tourna vers Isacco et lui sourit. Isacco vit qu’il avait les yeux brillants, comme quand on a de la fièvre. Et il comprit que lui aussi devait avoir ce regard. « Tu es arrivé », lui dit le capitaine et, avant même qu’Isacco ait pu répondre, il éperonna son cheval si fort que celui-ci se cabra presque. L’animal sauta sans hésiter sur la passerelle. L’épée encore levée, le capitaine mena son hongre sur les dallages humides de la place. La foule poussa un cri d’excitation. Après la cavalerie descendirent les soldats qui pouvaient marcher, auxquels se joignirent Isacco et Giuditta. Derrière eux, les chariots des blessés. La lumière étincelait des mille chandelles de couleur allumées en gigantesque auréole autour de la tête coupée de saint Jacques Pater Domini, une des cent reliques que possédait, au moins, la Sérénissime. Les restes sacrés se trouvaient dans un reliquaire hissé au sommet d’un poteau doré, haut de deux perches et quatre paumes, et ils étaient protégés par une mâchoire et une calotte crânienne en argent. Les autres reliques sacrées – des mains, des pieds, des momies, des clous et des morceaux de la sainte Croix, le bras de sainte Lucie, l’œil de saint Zorzi, l’oreille de saint Côme – étaient portées en procession par une troupe de moines de San Salvador et San Giorgio Maggiore, qui s’étaient disputé ce rôle important dans le déroulement de la fête. Les spectateurs, comme des possédés, tendaient les bras pour toucher les objets sacrés, repoussés à grand peine par les hommes d’armes qui les protégeaient. Immédiatement après venaient les évêques, avec leurs ornements sacrés, et le vicaire de Saint-Marc qui portait l’Évangile écrit de la main de l’Apôtre. Au fond de ce couloir humain, qui ondulait sous la poussée de ceux qui voulaient regarder et toucher, le doge octogénaire Leonardo Loredan et le patriarche de Venise, Antonio II Contarini, attendaient les héros pour l’étreinte de la Patrie. Isacco et Giuditta n’avaient pas fait trois pas entre les murs compacts de la foule que quatre gardes du Doge, au commandement d’un haut fonctionnaire de la Sérénissime en grand uniforme, les arrêtèrent. « Suivez-moi. Vous n’avez pas le droit d’être ici », dit le fonctionnaire. Les gardes du Doge les arrachèrent au cortège. Le capitaine Lanzafame, qui s’était tourné pour encourager ses hommes, vit la scène. Ses yeux croisèrent ceux d’Isacco. Il n’y eut ni signe de tête, ni crispation des lèvres, ni main qui se levait. Juste ce long regard muet entre deux hommes fiers, sculptés dans la pierre. Le capitaine savait qu’on les éloignait, mais qu’on ne les arrêtait pas. Il fallait simplement que ces deux bonnets jaunes disparaissent de la procession. Le médecin ne serait pas mentionné dans les actes officiels, comme s’il n’avait jamais existé. Mais en regardant ses hommes, qui agitaient dans l’air leurs moignons ensanglantés, aussi effrayants que les très-saintes reliques – et acclamés comme des reliques par le peuple –, il pensa qu’en dépit de ce qui serait écrit dans les chroniques officielles, un valeureux médecin, pendant des jours et des nuits, avait œuvré avec art. « Rien à foutre de ces conneries », dit à ce moment-là Donnola en se détachant du cortège pour rejoindre Isacco et Giuditta, enivrés par les fastes de cette procession orgiaque. « Venez », dit Donnola et, prenant Isacco par le bras, il les entraîna dans une ruelle plus calme. « Vous avez besoin d’une auberge pour dormir et manger, je parie. — Et moi, je parie que tu as déjà ton idée, se mit à rire Isacco. — La meilleure de la ville, je vous le jure, dit Donnola en posant la main droite sur son cœur. Des lits propres, pas trop de punaises, on y mange sain et bon marché. Vraiment la meilleure auberge de la ville… » Il fit une pause, embarrassé. « Et ils ne tiqueront pas devant des bonnets jaunes. — Je croyais que cette ville était libérée des préjugés du monde chrétien. — Elle l’est, docteur, je le jure », et Donnola posa de nouveau la main sur son cœur. « Mais pour parler franchement, vous devez bien comprendre que vous êtes quand même juifs. »
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