Chapitre 5

3034 Words
5Quand, au matin, Mercurio sauta en bas de la plate-forme, il dit : « Ma mère était comédienne. Comédien, en fait. » Il regarda les trois autres, qui descendaient et l’écoutaient. « Vous savez que les femmes n’ont pas le droit de jouer au théâtre ? », ajouta-t-il. Benedetta et Zolfo se regardèrent. « Bien sûr, mentit Benedetta. — Ah oui ? fit Mercurio. Eh bien, ma mère, pour jouer, elle s’est déguisée en homme pendant des années. Et tout le monde y croyait. Et elle était tellement mignonne en homme qu’on lui faisait faire les rôles de femme. » Benedetta et Zolfo l’écoutaient, fascinés mais perdus dans tous ces changements de sexe. Mercurio attrapa un pan de la toile sale et rapiécée accrochée à la plate-forme. « Vous êtes prêts ? », dit-il avant de le tirer d’un geste théâtral, révélant ce qu’il cachait. Benedetta, Ercole et Zolfo restèrent bouche bée. On se serait cru dans un atelier de couture. Ou dans un magasin : une soutane de curé et une robe de bure côtoyaient un habit noir de copiste et une livrée de domestique à rayures ; un uniforme de soldat du Pape avec son gilet de cuir renforcé à la poitrine dépassait sous des chausses de l’armée espagnole, une jambe amarante et une jambe safran ; un gilet à manches bouffantes scintillant de broderies était suspendu près d’un tablier de forgeron, d’une grande cape noire et d’une houppelande de voyage en toile cirée. D’un panier d’osier sortaient chapeaux, perruques, lunettes, monocles, fausses barbes, bourses et parchemins. Et d’un autre une multitude d’objets : une petite épée, un marteau de forgeron, un autre plus fin de maréchal-ferrant, une ceinture de cuir avec des ciseaux et des gouges de graveur, un rasoir de barbier, des scies de menuisier et des cachets-tampons de secrétaire, des plumes d’oie, des encriers. Il y avait des chaussures basses, des bottes, des pantoufles et des sabots de vendeur de poisson. Enfin, une robe de courtisane bleu cobalt, rehaussée de fausses pierres précieuses en verre coloré, voisinait avec un ensemble vert foncé pour jeune fille de bonne famille, à l’élégance discrète, et une tenue de servante plus modeste, grise et marron, à tablier à grande poche, complétée d’une coiffe blanche. « p****n de Dieu ! », s’exclama Benedetta. Mercurio se dandinait, tout fier. « Mettons-nous au travail, dit-il. Il m’est venu une idée pour reprendre la pièce d’or à cet aubergiste. — Où as-tu trouvé tout ça ? demanda Benedetta comme si elle n’avait pas entendu. — Ma mère me l’a laissé en héritage, dit Mercurio. C’est elle qui m’a appris à me déguiser. Sauf que je suis une espèce de comédien un peu différent… ajouta-t-il en riant. — T’es pas orphelin ? demanda Zolfo. — Si, mais en mourant ma mère a demandé au directeur de la troupe de me retrouver et de me donner toutes ses affaires, avec sa bénédiction. » Mercurio les regarda : ils étaient suspendus à ses lèvres. « Écoutez, c’est une longue histoire. Disons que ma mère couchait avec un comédien de la compagnie qui savait qu’elle était une femme. C’est comme ça que je suis né et que ma mère a été obligée de… — De t’abandonner sur la roue comme Ercole et moi, dit Zolfo, et il cracha par terre. — La roue, ricana Ercole. — Tais-toi, imbécile, lui dit Zolfo. — Non. Ma mère ne m’aurait jamais abandonné. Elle m’a confié à une femme à qui elle a donné de l’argent pour m’élever. Sauf que la femme a gardé l’argent, et m’a laissé sur la roue à l’orphelinat de San Michele Arcangelo. — La s****e ! — Bref, après ça, ma mère est tombée malade et elle est morte. Le directeur de troupe m’a retrouvé, et il m’a donné tout ce qu’elle possédait, c’est-à-dire les costumes de tous les rôles qu’elle interprétait. C’est lui qui m’a raconté son histoire. Il m’a dit que c’était la meilleure comédienne de toute sa compagnie et qu’… — … qu’elle t’avait toujours aimé ? demanda Zolfo, les yeux pleins d’espoir et d’envie. — Exactement ! — Mais comment il a fait pour te retrouver et savoir que c’était toi ? s’interposa Benedetta. — C’est compliqué, coupa Mercurio. Maintenant, occupons-nous de l’aubergiste. Lave-toi la figure et les mains, lui dit-il. Il y a de l’eau dans le seau. — Pas question ! lâcha-t-elle. — Lave-toi, répéta Mercurio. — Pourquoi je devrais ? — Parce que ça fait partie de mon plan. Lave-toi et tu verras. » Il prit le costume vert de jeune fille de bonne famille. « Il devrait t’aller, dit-il en le lui tendant. — L’eau est froide, se lamenta Benedetta qui commença par se nettoyer les yeux avec deux doigts. — Fais pas de chichis, tu dois avoir l’air propre. — Je déteste me laver, répondit-elle, d’un ton maussade. — Ça, tu peux être sûre qu’on le sent ! » Et Mercurio éclata de rire. Benedetta le foudroya du regard, plongea ses deux mains dans l’eau et se frotta la figure avec rage. « Bien. Maintenant change-toi, dit Mercurio, après avoir vérifié que le noir sous ses ongles avait disparu. — Où ? » Mercurio eut une expression étonnée. « Comment ça, où ? — Tu crois pas que je vais me montrer toute nue ? répliqua Benedetta. — Ben… j’ai qu’une seule pièce, si tu vois ce que je veux dire… — Tournez-vous ! Et vous avez pas intérêt à regarder ! », ordonna la jeune fille. On entendit des bruissements d’étoffe. Peu après, elle dit : « J’ai fini ». Zolfo et Ercole restèrent bouche bée. « Tu es magnifique », s’exclama le premier. Et l’autre répéta : « Ercole aussi dit mifique ». Benedetta rougit fortement. « Idiots », lança-elle, et elle regarda Mercurio, qui dit alors : « Commencez à sortir. J’arrive et je vous explique mon plan ». Une petite demi-heure plus tard, ils étaient dans la rue, marchant d’un pas vif. Benedetta se plaça à côté de Mercurio. « Elle jouait quel rôle, avec ce costume ? — Qui ? — Ta mère. — Ah, oui… Elle jouait… la duchesse. — La duchesse ? », fit Benedetta. Elle passa la main sur le costume, en se dandinant. Elle fit encore quelques pas, bombant la poitrine. « Écoute, je suis désolée pour hier soir. — À quel sujet ? demanda Mercurio. — Je parlais pas sérieusement… quand je disais que tu pouvais aussi bien t’y noyer, dans ton égout… Si j’avais su… — C’est bon. » Benedetta lui toucha l’épaule de la main. Mercurio s’écarta. « Je veux pas d’amis. — Et moi donc… », dit-elle. Puis elle le toisa et se mit à rire. « T’as vraiment l’air d’un curé. » Mercurio sourit, satisfait. Il portait une longue soutane noire à boutons rouges, avec sur la poitrine un cœur sanglant couronné d’épines. Et sur la tête, un chapeau noir et brillant. « C’est pas encore parfait », dit-il. Il s’approcha du râtelier de deux mulets, prit une poignée de foin qu’il roula en boule et glissa sous sa soutane, à la hauteur du ventre : « Les curés déjeunent, dînent et soupent tous les jours. Pas comme nous. C’est pour ça qu’ils sont si gras. » Puis il attrapa une pomme à la volée sur un étal de fruits, en coupa deux tranches et les mit dans sa bouche, coincées entre les gencives et la joue. « Voigà, baintenant je suis farfait, et il rit. Il fuffit de barcher un feu flus lourdement… » Et il changea son rythme de marche. « C’est fou ! s’exclama Benedetta. — Bour ze déguiser, il ne fuffit bas… — Je comprends rien à ce que tu dis », fit Benedetta. Mercurio enleva les tranches de pomme de sa bouche et les jeta. « Non, ça va pas. Autre règle : jamais exagérer. Si l’aubergiste ne comprend pas ce que je dis, tout se casse la figure. Je disais : pour se déguiser, il ne suffit pas de mettre une tenue différente de ta tenue habituelle. Tu dois te débrouiller pour qu’elle devienne habituelle. Te déplacer avec comme si tu la mettais tous les matins. — Comment je devrais me déplacer dans cette robe de duchesse ? demanda Benedetta. — Tu devrais déjà tortiller du cul. — Va te faire foutre », fit Benedetta, mais quelques pas plus loin elle éclata de rire et se mit à se déhancher. Ils tournèrent dans le vico de’ Funari. « Attends ici. Reste en vue, dit Mercurio à Benedetta. Vous deux, ne vous montrez pas. » L’aubergiste du vico de’ Funari était un homme fort, au visage rougi par l’excès de boisson et à l’air plein d’assurance. L’Osteria de’ Poeti était vaste et lumineuse, avec de grandes entrées et des portes à quatre panneaux repliables, que les serviteurs étaient en train de fixer au mur. Contre le mur de droite, deux énormes tonneaux de vin, qui montraient la richesse du patron, étaient exposés. Dans le dos de l’aubergiste une voix résonna : « Bonne journée, mon frère. — J’ai pas de frère », répondit l’autre d’un ton hargneux, se retournant vers le jeune prêtre. « Notre seigneur, aujourd’hui, veut te donner une chance », dit Mercurio avec un sourire suave. L’aubergiste le toisa de la tête aux pieds. « Si tu cherches des offrandes, tu viens taper dans la mauvaise poche, curé », répondit-il. Et il fit mine de lui tourner le dos. « Brave homme, tu ne comprends pas. C’est notre Seigneur qui, dans son immense générosité, veut te faire, à toi, une offrande. » L’aubergiste le regarda, fronça les sourcils. « Quelle offrande ? — Il te donne la possibilité de réparer un tort. » L’aubergiste devint suspicieux. Il croisa les bras et redressa le buste. Les lèvres serrées, il fixa le petit curé. Mercurio soutint son regard. « Et ça serait quoi, ce tort ? », finit par céder l’aubergiste. Mercurio eut un sourire béat. « Son Excellence Révérendissime l’évêque de Carpi, Monsignor Tommaso Barca di Albissola, que j’ai le très haut honneur de servir comme secrétaire, in saecula saeculorum atque voluntas Dei… — Arrête de dégoiser en latin et parle. Et vite, fit l’homme, qui avait perdu un peu de sa superbe, à entendre un nom aussi long. — Il ne sert à rien que je parle. Il te suffira de regarder cette jeune fille pour comprendre. » Et en disant ces mots, il se tourna vers la ruelle et montra Benedetta. « Tu la reconnais ? — Pourquoi ? Je devrais ? dit l’aubergiste, sur la défensive. — Parce qu’hier tu lui as retenu une pièce d’or qui était en sa légitime possession, dit Mercurio. — Que je sois damné si c’est vrai… » Mercurio hocha la tête, plissant les lèvres en signe de désapprobation. « Notre Seigneur, par la main de l’humble serviteur que je suis, t’offre une chance, et tu la gaspilles aussi vilainement ? Je représente la main de Dieu et la bourse de sa Seigneurie. La pièce que tu as soustraite à la jeune fille appartient à l’évêque, en visite à Rome auprès du Saint Père comme chaque année. Et Son Excellence ne sait encore rien de tout cela… » L’aubergiste était partagé. Il avait peur de se faire avoir, mais ne voulait pas se mettre à dos un prélat. S’il n’entendait pas se séparer d’une pièce d’or si facilement gagnée, il connaissait bien la férocité de la justice administrée par les puissants. « Elle avait l’air d’une voleuse, toute sale et mal habillée…, marmonna-t-il. — Évidemment. Elle sortait de l’orphelinat de San Michele Arcangelo, où l’évêque choisit ses… servantes. Et l’épreuve d’hier était la première qu’elle devait surmonter. À chaque nouvelle fille je dois donner une pièce d’or et l’envoyer commander de la nourriture. Si elle revient avec le dîner et la monnaie, elle peut recevoir une éducation. Mais si elle disparaît avec, elle est recherchée par les gardes et traitée comme la voleuse qu’elle est… » Pour attirer l’attention de son pigeon sur un détail et l’empêcher de réfléchir, il souleva son chapeau, riant intérieurement. Sa réponse était toute prête. Comme il s’y attendait, l’aubergiste eut un regard hésitant et dit : « Elle est où, ta tonsure ? Qui me dit que t’es un curé et pas un escroc ?… — Je suis un novitium saecularis », répondit Mercurio, se délectant de cette expression inventée lors d’une escroquerie précédente. Il prit le petit sac de toile où il avait mis les pièces d’or volées au marchand, les fit tinter puis dénoua le lacet et ouvrit le sac. Il le posa sur sa paume et le tendit sous le nez de l’aubergiste. « Aubergiste de peu de foi, sache que c’est la miséricorde qui me guide. Regarde ces pièces. Ne sont-elles pas identiques à celle que tu as prise à cette jeune fille ? N’ont-elles pas toutes un lys sur une face et un Saint Jean-Baptiste sur l’autre ? Ces pièces ne sont pas courantes à Rome. » L’aubergiste tendit le cou et regarda. Puis il glissa la main dans sa poche et prit la pièce volée. « Comment je pouvais savoir ? », bafouilla-t-il, et il la lança en l’air, nerveusement, avant de la reprendre à la volée. Mercurio ne dit rien. L’homme regarda vers Benedetta. « Comment je pouvais savoir ? », répéta-t-il, sur le point de céder. Et il lança encore la pièce, plus haut, pour retarder le moment de s’en séparer. À cet instant, un hurlement féroce retentit dans tout le vico de’ Funari. « Voleurs ! Maudits voleurs ! » L’aubergiste se retourna et vit un Juif qui désignait Benedetta et deux autres jeunes gens. Il comprit qu’on avait voulu l’arnaquer. Mais la pièce était encore en l’air que Mercurio, vif comme un chat, s’en était déjà saisi. « Grand couillon », dit-il en éclatant de rire, avant de prendre ses jambes à son cou. « Au voleur, au voleur ! », s’écria l’aubergiste lancé à sa poursuite. Mercurio était plus rapide, mais il n’avait pas d’autre issue que de partir dans la direction du marchand, qui était toujours en train de s’en prendre à Benedetta, Zolfo et Ercole. Il se faufila dans l’espace qui restait entre le mur de la ruelle et leur groupe. Dans sa fuite, la paille qui avait servi de bedaine sous sa soutane tomba. Shimon Baruch, sans comprendre, laissa passer Mercurio. Mais en voyant ce curé semer du foin derrière lui, le marchand comprit et se lança aussitôt à sa poursuite. « Au voleur ! Au voleur ! » Derrière lui courait aussi l’aubergiste : « Au voleur ! Au voleur ! » Plus personne ne s’occupant d’eux, Benedetta s’éloigna dans la direction opposée, suivie de Zolfo et Ercole, qui avait pris un regard d’enfant effrayé. À peine avaient-ils passé le coin de la rue qu’après quelques pas Benedetta s’arrêta et regarda Zolfo. « Il faut l’aider. » Mercurio courait le plus vite possible pour semer le marchand, mais la soutane le ralentissait. L’aubergiste, lui, avait très vite renoncé. Mercurio l’avait vu se plier en deux, le souffle court, dès les premières ruelles. Mais chaque fois qu’il se retournait, le marchand était plus près. Il obliqua vers San Paolo alla Regola. Là-bas commençait un dédale de ruelles où l’on perdrait sa trace. Mais le marchand regagnait du terrain. Derrière, Mercurio eut l’impression de voir Benedetta courant comme une furie, les jupes relevées. Il l’imita, releva sa soutane et accéléra sa course. Ses pieds s’enfonçaient dans la boue, ses poumons brûlaient. S’il jetait le sac de pièces d’or, le marchand s’arrêterait pour le ramasser, et il serait sauvé. Mais il ne voulait pas s’en séparer. Il tourna vers San Salvador in Campo et vit qu’il avait de plus en plus de mal à courir. “Ne craque pas”, se dit-il. Il se faufila dans une succession de petites rues et se retourna pour vérifier. Le marchand n’allait pas tarder. Il tourna dans une ruelle remplie des détritus du marché aux légumes tout proche. Mais aussitôt entré, il comprit son erreur : une impasse. Il entendait le marchand approcher. Il s’aplatit entre deux colonnes de brique rouge, dans un renfoncement de mur, et retint son souffle. Shimon Baruch arriva au croisement des ruelles. Malgré l’interdiction faite aux Juifs de porter des armes, il avait acheté une petite épée, à double tranchant et à longue poignée. Devant lui, trois autres ruelles, deux à droite et une à gauche, minuscule et sale. « Sois maudit ! », s’écria-t-il en entrant dans l’impasse. Il resta immobile, écrasé par le désespoir de l’avoir perdu. « Maudit ! », cria-t-il encore. Il sortit de la ruelle. Aussitôt, il entendit un craquement : de la verdure piétinée. Il revint sur ses pas comme une furie. Mercurio s’était jeté à terre derrière le tas de légumes, attirant l’attention du marchand. « Voleur ! Te voilà ! s’exclama Shimon Baruch. Rends-moi mon argent ! — Votre Seigneurie…, dit Mercurio, levant les mains en signe de reddition, je l’ai pas… » Shimon Baruch avait les yeux rouges, exorbités, les narines dilatées. Sa bouche ouverte bavait, il était essoufflé d’avoir couru. Sa main qui tenait l’arme tremblait. Il tenta une première attaque, en hurlant : « Rends-moi mon argent ! » Derrière lui apparurent Benedetta, Zolfo et Ercole. Benedetta fit signe à Mercurio de se taire. Puis elle murmura quelque chose à l’oreille d’Ercole. Mercurio vit que le géant faisait non de la tête. Il avait les yeux emplis de terreur. Shimon Baruch avança encore, ignorant ce qui se passait dans son dos. « Maudit chien, tu voulais me ruiner, hein ? Rends-moi mon argent ou je te tue ! » Il fit un pas, l’épée pointée sur la poitrine de Mercurio. Effrayé par sa propre folie, il ne savait s’il devait éventrer son voleur ou prendre ses jambes à son cou. Il tremblait de tout son être, et cependant continuait d’approcher, les yeux exorbités, la gorge sèche. Il poussa un long cri rauque pour se donner du courage. Mercurio était terrorisé. Il ferma les yeux. Benedetta poussa Ercole. « Ercole aga peur ! », pleurnicha le géant. Zolfo lui donna un coup de pied. Le marchand se retourna d’un bond, son épée au bout du bras, à l’instant même où Ercole s’élançait les mains tendues pour le désarmer. Mais Ercole, parce qu’il avait peur, ou par maladresse, trébucha et tomba sur le marchand, lequel, dans sa frayeur, lui enfonça l’épée dans le ventre. Mercurio entendit un gémissement étouffé. Il ouvrit les yeux et vit la pointe effilée, rouge de sang, ressortir du dos d’Ercole, percé de part en part. Shimon Baruch recula pour retirer l’arme et fixa Ercole, qui mourait par sa main. « Je ne voulais pas… Je ne voulais pas… », bredouilla-t-il. Le géant s’écroula au sol, lentement. « Ercole… aga… mal… — Non ! hurla Zolfo. — Je ne voulais pas », répéta Shimon Baruch. Puis il regarda Mercurio, redoublant de haine. « C’est ta faute, tout ça ! C’est ta faute ! », hurla-t-il en se jetant sur lui. Cette fois, Mercurio ne ferma pas les yeux. Il réussit à attraper la main armée du marchand. En luttant, ses forces démultipliées par la terreur, il tenta de contenir la fougue du premier assaut. Il tomba à genoux, sans lâcher sa prise sur le poignet du marchand qui tenait l’épée. La lame ensanglantée arracha un éclat de mur au-dessus de sa tête. « C’est ta faute ! C’est ta faute ! », hurlait le marchand. Mercurio, toujours serrant son poignet, pivota sur lui-même en prenant appui sur la hanche du marchand. Il agissait sans réfléchir. Soudain, l’épaule de son adversaire cogna contre le mur et céda. Son coude se plia d’une manière étrange. Son poignet se retourna. Et le poids de Mercurio poussa le poignet vers le bas, involontairement. La lame entra dans la gorge du marchand. Mercurio entendit un bruit de cartilage, comme une blatte qu’on écrase ; il sentit le goût du sang qui lui éclaboussait la bouche. Il se releva, terrorisé. Ses yeux se reflétèrent dans ceux de Shimon Baruch, qui s’éteignaient peu à peu. Il resta là à le fixer, immobile, l’arme à la main. Il lâcha l’épée qui tomba, avec une vibration de métal. « Non… », dit doucement Benedetta. Alors Mercurio, tout à coup, comme sortant de sa léthargie, détacha de sa ceinture le sac de toile avec les pièces qu’il avait volées. « C’est ça que tu voulais ? hurla-t-il, comme devenu fou. C’est ça, hein ? » Et il le lança sur le marchand qui râlait à terre, les mains serrées contre sa gorge. « Prends-les, tes pièces ! Elles sont à toi ! Prends-les, maintenant ! — Viens, Mercurio, on s’en va », lui dit Benedetta en lui touchant le bras. Mercurio se retourna sans la voir, puis la reconnut peu à peu. Il regarda Ercole : une tache de sang s’élargissait sur sa casaque, à hauteur de l’estomac. Il l’aida à se remettre debout. « Tiens-le de l’autre côté », dit-il à Zolfo. Zolfo pleurait. « Tiens-le ! », ordonna Mercurio. Il regarda Benedetta. « Partons. » Ils partirent, laissant le marchand derrière eux et disparurent dans le dédale des ruelles de Rome. Quand les gardes arrivèrent, une vieille femme se mit à sa fenêtre et dit : « C’est un curé qui l’a tué ». Un garde se pencha sur Shimon Baruch. « Il est pas mort », fit-il. « C’est un curé qui l’a tué », répétait la vieille.
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