Chapitre 3

1680 Words
3À la neuvième heure, la galéasse se mit sous le vent. L’équipage était composé pour la majeure partie de Macédoniens. Leur visage sombre, cuit par le sel et la glace, était marqué de rides profondes. Çà et là, sur leur peau couleur café au lait, comme dans leurs cheveux noirs qui tombaient par paquets, apparaissaient des taches grumeleuses comme des fraises écrasées. Quand certains de ces hommes parlaient, découvrant leurs gencives, on voyait un jus rouge clair, mouillé de salive, couler de leurs dents jaunes déchaussées par cette maladie que les grands voyageurs de la mer connaissaient sous le nom de scorbut. Pour en venir à bout, les remèdes étaient nombreux. Mais les marins restaient convaincus que la seule méthode était de porter une amulette spéciale : le Qalonimus. Une antique légende parlait d’une sainte, martyrisée par les barbares, qu’un médecin charitable aurait soignée ; il avait rendu sa mort plus douce et recueilli ses dernières volontés. La sainte voulait que ses restes soient rapportés dans sa patrie et y reçoivent une sépulture digne de ce nom. Mais pour éviter que le scorbut ne tue les marins auxquels sa dépouille mortelle serait confiée, elle avait murmuré avant son trépas à l’oreille du médecin la composition d’un mélange d’herbes miraculeuses. Les marins qui la porteraient sur eux, quelle que soit leur religion, seraient protégés de la maladie. La légende avait oublié le nom de la sainte mais pas celui du médecin, Qalonimus, et l’amulette avait pris son nom. En fait, la légende n’avait rien d’antique. Elle avait été inventée moins de vingt ans plus tôt, et ni la sainte ni le médecin n’avaient jamais existé. Le seul à le savoir était le créateur de la légende, qui s’était enrichi en vendant aux marins crédules et superstitieux une amulette de son invention composée d’un simple mélange d’herbes malodorantes enfermé dans un petit sac de cuir avec une lourde plaque de fer. Mais une semaine plus tôt, l’escroc avait tenu à raconter la vérité à sa fille, une adolescente de quinze ans. Le nom de l’escroc, qui prétendait descendre du médecin de la légende inventée par lui, était Yits’aq Qalonimus da Negroponte ; sa fille s’appelait Yeoudith. Le père et la fille se trouvaient à présent sur le pont de la galéasse, main dans la main, torse bombé, prêts à recevoir le salut du capitaine et de la chiourme de Macédoniens qui les avait amenés jusqu’ici, dans cette partie de la mer Adriatique, peu profonde et peu salée, face à l’embouchure du Pô. « Votre voyage se termine ici, dit le capitaine, un homme à la mine patibulaire. Vous connaissez la loi vénitienne. Les Juifs ne peuvent entrer dans Venise par le port. » L’escroc s’inclina respectueusement. « Merci, vous avez fait plus que je ne l’espérais. — Votre réputation vous a précédé », répondit le capitaine. Yits’aq savait bien que le capitaine mentait. Il se tourna vers la chiourme clairsemée. Chacun de ces marins n’avait qu’une hâte : se débarrasser d’eux. Le capitaine fit signe de descendre une chaloupe. Les poulies de bois gémirent, dans une odeur d’huile brûlée. « Amène… Amène… », rythma la voix du marin à la manœuvre qui, penché sur le bastingage, vérifiait le bon amerrissage de la chaloupe à quatre rameurs. « Mes hommes vous mèneront jusqu’à la rive sur ce bras du fleuve, dit le capitaine en montrant une vaste étendue d’eau bordée de roseaux. Vous êtes dans les environs de l’antique cité d’Adria. Dans la campagne, il y a une auberge où passer la nuit. Ensuite, vous vous dirigerez vers le nord-est. Vous trouverez Venise. — Ma fille et moi vous serons redevables à vie », dit pompeusement Yits’aq Qalonimus da Negroponte. Puis il laissa aller son regard vers les trois grandes malles fermées avec des chaînes et des cadenas. « Vos biens seront remis à Asher Meshullam, dans son palais de San Polo, comme vous l’avez demandé, dit le capitaine. Ne vous inquiétez pas. — Je me fie totalement à vous », répondit Yits’aq, en continuant à fixer ses trois malles, comme s’il ne voulait pas s’en séparer. Puis il tourna son regard vers les marins, et perçut leur impatience, leur cupidité. Il regarda de nouveau le capitaine, si exagérément aimable mais tout aussi pressé, à voir l’agitation de sa jambe droite et ses mains qui ne cessaient de s’entrecroiser comme deux araignées en amour. « Je me fie à vous… », répéta-t-il, mais plus qu’une affirmation, c’était manifestement une question. Ou une supplique. Le capitaine sourit. Ou plutôt, un ricanement contracta sa face, entre nervosité et plaisir. « Partez… ou la nuit vous surprendra en chemin. Et le monde est plein de gens mal intentionnés », dit-il, avec un geste d’agacement. Yits’aq acquiesça, la tête basse, résigné, puis poussa sa fille vers l’échelle de corde que les marins avaient lancée. « Allons-y, mon petit. » À ce moment-là, un vieux marin rongé par le scorbut se détacha du groupe et se jeta aux pieds d’Yits’aq. « Touchez le Qalonimus, votre Seigneurie, que je puisse guérir du mal », dit-il. Le capitaine frappa le vieux marin d’un coup de pied et pesta, incapable de contenir sa rage : « Couillon ! ». Se tournant vers Yits’aq, il tenta de minimiser l’incident. « Vous devez y aller… — Permettez, capitaine. Cela ne prendra qu’un instant », dit Yits’aq. Il se pencha sur l’homme. Regarda ses dents, ses gencives et les ecchymoses sur son cou. « As-tu encore foi dans le Qalonimus ? lui demanda-t-il, surpris. — Bien sûr, votre Seigneurie, dit le vieux marin. — C’est bien », soupira l’escroc, et il pensa avec nostalgie aux temps anciens où tous les marins croyaient aux pouvoirs mystérieux du Qalonimus, quand chacun payait trois sous d’argent pour le porter autour du cou. « Touchez le Qalonimus, Illustrissime », répéta le vieux marin. Il y eut un mouvement d’impatience parmi les membres de l’équipage, comme une vibration qui passa de l’un à l’autre. Mais nul ne parla. Yits’aq Qalonimus da Negroponte se pencha sur le marin et prit entre ses doigts l’amulette qui l’avait rendu riche pendant des années. C’était un sachet contenant une plaque de fer pour l’alourdir et de simples herbes cueillies près de sa maison. Une vieille femme l’avait cousu pour quelques pièces. Elle était morte aujourd’hui. Yits’aq ferma les yeux et murmura, d’une voix basse : « Par l’autorité de la sainte dont le nom s’est perdu, et en vertu de mon sang, qui est le sang de mon prestigieux ancêtre le docteur Qalonimus, je confère à la prescription miraculeuse une force de guérison nouvelle ». Il ouvrit les yeux, lâcha l’amulette et posa les deux mains sur la tête du marin. « Voici ma berakhah, dit-il avec solennité. Tu es béni et sauvé. » Puis il se tourna vers sa fille, lui fit un sourire rapide comme le coup de griffe d’un chat, mi-embarrassé mi-complice, et dit : « Allez, partons ». Yeoudith passa le sac en bandoulière qu’elle avait confectionné dans un kilim persan aux couleurs éclatantes, et releva ses jupes jusqu’aux genoux, attirant le regard de tous les matelots sur ses jolies jambes. Elle attrapa les montants en cèdre du Liban de l’échelle qui pendait le long des flancs de la galéasse et commença à descendre. D’un bond agile, elle sauta dans la chaloupe. Le père salua une nouvelle fois le capitaine et rejoignit sa fille. « Vogue », annonça le timonier. Les marins plongèrent leurs rames dans l’eau, en cadence. La chaloupe commença à bouger lentement, tandis que les bois grinçaient dans les dames de nage. Puis, en un instant, elle prit de la vitesse et commença à glisser sur l’eau, vers le fleuve paresseux. Yeoudith tourna la tête en direction de la galéasse et vit que le capitaine et la chiourme des Macédoniens se jetaient sur leurs précieuses malles. Elle se tourna vers son père, le regard inquiet. « Je le sais, mon enfant. Les sauterelles sont déjà à l’œuvre, lui dit Yits’aq tout bas, pour ne pas être entendu des rameurs. — Mais nos affaires… ? », répondit Yeoudith, angoissée. Son père lui prit délicatement la tête et la tourna vers l’embouchure du Pô. « Regarde devant. » Yeoudith ne comprenait pas. Sa respiration se faisait plus haletante dans sa poitrine, là où sa robe, depuis un an, avait commencé à se remplir. Elle secoua la tête, comme si elle se rebellait devant cette injustice. « Ce sont des voleurs, père, murmura-t-elle avec inquiétude. — Oui, ma chérie », répondit Yits’aq. Yeoudith tenta de se dégager de l’étreinte de son père. « Comment peux-tu supporter une chose pareille ? », siffla-t-elle. Yits’aq la retint, avec force. « Maintenant arrête, dit-il d’un ton sévère. — Mais père… — J’ai dit arrête. » Il la regarda, de ses yeux noirs comme ceux de certains béliers. Yeoudith tenta à nouveau de se dégager mais son père la retint, lui faisant presque mal, jusqu’à ce que la jeune fille se rende. La chaloupe quitta le large et entra dans l’embouchure du Pô, franchissant aisément la légère ride où l’eau douce rencontrait l’eau salée. Le fleuve surgit devant eux, mystérieux et fécond comme leur avenir. Les talus boueux, irréguliers, flottaient dans un marécage de roseaux. Un oiseau au long cou prit son envol sur leur passage. Une barque plate, sans rames, que des pêcheurs au visage émacié poussaient à l’aide d’une longue perche, tirait derrière elle ses filets comme un escargot sa bave humide. On apercevait au milieu du marais une cabane de pêche sur pilotis, faite de paille et de roseaux. Le soleil commençait à se coucher et colorait d’ambre rougeâtre tout le paysage. De l’eau s’élevaient des vapeurs de brouillard, maintenues basses par le froid. Alors, Yits’aq, qui s’était rapidement tourné vers la galéasse, dit, presque indifférent : « Les cadenas et les chaînes ont tenu assez longtemps, race d’incapables ». Yeoudith sentit son père relâcher sa prise. Elle se retourna elle aussi vers la galéasse et vit le capitaine, qui n’était plus qu’un petit point noir, faire de grands gestes dans leur direction pour appeler l’attention des rameurs et du timonier. Derrière lui, les marins faisaient eux aussi de grands gestes, comme un animal tentaculaire. Ils devaient crier, mais on était bien trop loin pour les entendre. Yeoudith, en pleine confusion, regarda son père. Yits’aq, sans sourire, à sa manière brusque, dit : « Je suis désolé de laisser à ces imbéciles de pirates trois malles aussi belles ». Il soupira. « Et tous ces précieux cailloux de notre île… — Des cailloux… ? — Tu aurais préféré que je remplisse les malles avec de l’or et de l’argent ? » Il la serra contre lui. Yeoudith regarda le profil de son père, au nez aquilin, noble et effilé, avec son menton volontaire sur lequel frisait une petite barbe en pointe. Le monde d’Yits’aq Qalonimus da Negroponte était bien plus complexe qu’elle ne l’avait imaginé. Mais cette étreinte, forte et chaude, suffit pour qu’elle se sente en sécurité, même si elle savait depuis quelques jours qu’Yits’aq était un charlatan et un escroc. Elle fronça ses épais sourcils noirs, puis pencha la tête et s’abandonna sur l’épaule de son père. Leur vie passée était bien finie. C’était une nouvelle vie qui commençait, avec de nouvelles règles. « Des cailloux », répéta-t-elle, en riant doucement.
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