Anna n’avait pas besoin de cette visite pour savoir qu’un changement de société amène un changement total de conversation, d’opinions et d’idées. Elle aurait voulu que les Elliot pussent voir combien leurs affaires, traitées avec une telle solennité à Kellynch, avaient ici peu d’importance. Cependant elle sentit qu’elle avait encore besoin d’une leçon, car elle avait compté sur plus de curiosité et de sympathie qu’elle n’en trouva. On lui avait bien dit : « Ainsi, miss Anna, votre père et votre sœur sont partis ? » Ou bien : « J’espère que nous irons aussi à Bath cet hiver ; mais nous comptons loger dans un beau quartier. » Ou bien, Marie disait : « En vérité ! comme je m’amuserai seule ici pendant que vous serez à Bath ! » Anna se promettait de ne plus éprouver à l’avenir de telles déceptions, et pensait avec reconnaissance au bonheur inexprimable d’avoir une amie vraie et sympathique comme lady Russel. Cependant elle trouvait très juste que chaque société dictât ses sujets de conversation. Les messieurs Musgrove avaient leur chasse, leurs chevaux, leurs chiens, leurs journaux. Les dames avaient les soins d’intérieur, la toilette, les voisins, la danse et la musique. Anna, devant passer deux mois à Uppercross, devait meubler son imagination et sa mémoire avec les choses d’Uppercross. Elle ne redoutait pas ces deux mois. Marie était abordable et accessible à son influence. Anna était sur un pied de bonne amitié avec son beau-frère ; les enfants l’aimaient presque autant et la respectaient plus que leur mère. Ils étaient pour elle une source d’intérêt, d’amusement et d’occupation. Charles était poli et agréable ; il était certainement, comme esprit et comme bon sens, supérieur à sa femme. Cependant Anna et lady Russel pensaient qu’une femme intelligente aurait pu donner à son caractère plus de suite, à ses habitudes plus d’élégance, à ses occupations plus d’utilité et de sens pratique. Il ne mettait beaucoup d’ardeur à rien, si ce n’est au jeu, et il gaspillait son temps. Il était d’un caractère gai, s’affectant peu des doléances de sa femme ; il supportait son manque de bon sens avec une patience qui émerveillait Anna, et en définitive, malgré quelques petites querelles (où les deux parties appelaient Anna, à son grand regret), ce couple pouvait passer pour heureux. Il y avait une chose sur laquelle ils étaient toujours parfaitement d’accord : le besoin d’argent et le désir de recevoir un cadeau de M. Musgrove. Quant à l’éducation de leurs enfants, la théorie de Charles était meilleure que celle de sa femme. « Je les gouvernerais très bien, si
Marie ne s’en mêlait pas, » disait-il, et Anna trouvait que c’était assez vrai. Mais quand Marie répondait à cela : « Charles gâte tellement les enfants que je ne puis en venir à bout, » Anna n’était jamais tentée de dire que c’était vrai. Ce qu’il y avait de moins agréable dans son séjour, c’était d’être la confidente de tous les partis. On savait qu’elle avait quelque influence sur sa sœur, et l’on voulait qu’elle s’en servît, même au delà du possible. « Tâchez donc de persuader à Marie de ne pas toujours se croire malade, » disait Charles. Et Marie disait : « Je crois que si Charles me voyait mourante, il dirait encore que ce n’est rien. Vous pouvez, Anna, lui persuader que je suis plus malade que je ne l’avoue. » Ou bien : « Je n’aime pas à envoyer les enfants à Great-House, quoique leur grand’mère les demande toujours. Elle les gâte tellement, et leur donne tant de friandises qu’ils reviennent malades et grognons pour le reste de la journée. » Et Mme Musgrove mère, aussitôt qu’elle était seule avec Anna, disait : « Ah ! miss Anna ! si seulement Mme Charles avait un peu de votre méthode avec les enfants ! Ils sont tout autres avec vous ! Il faut convenir qu’ils sont bien gâtés ! Ils sont aussi beaux et aussi bien portants que possible, les chers petits, mais ma belle-fille ne sait pas s’y prendre avec eux ! Mon Dieu ! qu’ils sont ennuyeux quelquefois ! Je vous assure que c’est là ce qui m’empêche de les avoir autant que je voudrais. Je crois que Marie est mécontente que je ne les invite pas plus souvent, mais vous savez combien il est désagréable d’avoir des enfants qu’il faut gronder à chaque instant : « Ne faites pas ceci, ne touchez pas à cela, » ou qu’on ne peut tenir tranquilles qu’en leur donnant trop de gâteaux. » Marie disait encore : « Mme Musgrove croit ses domestiques si fidèles que ce serait un crime de mettre cela en question ; mais je n’exagère pas en disant que sa cuisinière et sa femme de chambre flânent toute la journée dans le village. Je les rencontre partout, et je ne vais pas deux fois dans la chambre des enfants sans rencontrer l’une des deux. Si Jémina n’était pas la créature la plus fidèle et la plus sûre, cela suffirait pour la gâter. » Et Mme Musgrove : « Je me fais une loi de ne jamais me mêler des affaires de ma belle-fille, mais je vous dirai, miss Anna, (parce que vous pouvez y remédier), que je n’ai pas bonne opinion de sa femme de chambre, j’entends d’étranges histoires. Elle est toujours dehors, et s’habille comme une dame. C’en est assez pour perdre tous les autres domestiques. Marie ne voit que par ses yeux ; mais je vous avertis : soyez sur vos gardes, parce que, si vous découvrez quelque chose, il ne faut pas craindre de le dire. » Marie se plaignait aussi de n’avoir pas à table la place qui lui était due. Quand, à Great-House, il y avait d’autres invités, on la plaçait comme si elle était de la maison. Un jour qu’Anna se promenait avec les misses Musgrove, l’une d’elles, parlant de noblesse et de susceptibilités de rang, dit : « Je n’ai aucun scrupule à vous dire, parce qu’on sait que vous y êtes indifférente, combien quelques personnes sont absurdes pour garder leur rang. Cependant je voudrais qu’on pût faire comprendre à Marie qu’elle ne devrait pas être si tenace, et surtout ne pas se mettre toujours à la place de ma mère. Personne ne doute de son droit à cet égard, mais il serait plus convenable de ne pas toujours le garder. Ce n’est pas que maman s’en soucie le moins du monde, mais beaucoup de personnes le remarquent. » Comment Anna aurait-elle pu concilier tout le monde ? Elle ne pouvait qu’écouter patiemment, apaiser les griefs ; excuser l’un, puis l’autre ; les engager à l’indulgence nécessaire entre voisins, surtout quand il s’agissait de sa sœur. Sa visite eut du reste un bon résultat ; le changement de place lui fit du bien, et Marie, ayant une compagne assidue, se plaignit moins. Les relations quotidiennes avec l’autre famille étaient très agréables, mais Anna pensait que tout n’aurait pas été si bien sans la présence de M. et de Mme Musgrove, ou les rires, les causeries et les chansons des jeunes filles. Elle était meilleure musicienne que celles-ci ; mais, n’ayant ni voix, ni connaissance de la harpe, ni parents indulgents pour s’extasier sur son jeu, on ne pensait guère à lui demander de jouer, sinon par simple politesse, ou pour laisser reposer les autres. Elle savait depuis longtemps qu’en jouant elle ne faisait plaisir qu’à elle-même. Excepté pendant une courte période de sa vie, elle n’avait jamais, depuis la mort de sa mère chérie, connu le bonheur d’être écoutée et encouragée. Elle y était accoutumée, et la partialité de M. et Mme Musgrove pour leurs filles, loin de la vexer, lui faisait plutôt plaisir, à cause de l’amitié qu’elle leur portait. Quelques personnes augmentaient parfois le cercle de Great-House. Il y avait peu de voisins, mais les Musgrove voyaient tout le monde, et avaient plus de dîners et de visites qu’aucune autre famille. Ils étaient très populaires. Les jeunes filles aimaient passionnément la danse, et les soirées se terminaient souvent par un petit bal improvisé. À quelques minutes d’Uppercross habitait une famille de cousins, moins riches, qui recevaient tous leurs plaisirs des Musgrove. Ils venaient n’importe quand, organisaient un jeu ou un bal à l’improviste, et Anna, qui préférait à un rôle plus actif s’asseoir au piano, leur jouait des danses de village pendant une heure de suite, obligeance qui attirait sur son talent musical l’attention des Musgrove, et lui valait souvent ce compliment : « Très bien, miss Anna, très bien, vraiment. Bonté du ciel ! Comme vos petits doigts courent sur le piano ! » Ainsi passèrent les trois premières semaines, puis vint la Saint-Michel, et le cœur d’Anna retourna à Kellynch. La maison aimée occupée par d’autres ! D’autres gens jouissant des chambres, des meubles, des bosquets et des points de vue ! Elle ne put penser à autre chose le 29 septembre, et Marie, remarquant le quantième du mois, fit cette sympathique remarque : « Mon Dieu ! n’est-ce pas aujourd’hui que les Croft entrent à Kellynch ? Je suis contente de n’y avoir pas pensé plus tôt. Cela m’impressionne désagréablement. » Les Croft prirent possession avec une exactitude militaire. Une visite leur était due. Marie déplora cette nécessité : personne ne savait combien cela la faisait souffrir. Elle reculerait autant qu’elle pourrait. Néanmoins elle n’eut pas un moment de repos tant que Charles ne l’y eut pas conduite, et, quand elle revint, son agitation n’avait rien que d’agréable. Anna se réjouit sincèrement qu’il n’y eût pas de place pour elle dans la voiture. Elle désirait cependant voir les Croft, et fut contente d’être à la maison quand ils rendirent la visite. Charles était absent. Tandis que l’amiral, assis près de Marie, se rendait agréable en s’occupant des petits garçons, Mme Croft s’entretenait avec Anna, qui put ainsi établir une ressemblance avec son frère, sinon dans les traits, du moins dans la voix et la tournure d’esprit. Mme Croft, sans être grande ni grosse, avait une carrure et une prestance qui donnaient de l’importance à sa personne. Elle avait de brillants yeux noirs, de belles dents et une figure agréable ; mais son teint hâlé et rougi par la vie sur mer lui donnait quelques années de plus que ses trente-huit ans. Ses manières ouvertes, aisées et décidées n’avaient aucune rudesse et ne manquaient pas de bonne humeur. Anna crut avec plaisir aux sentiments de considération exprimés pour la famille et pour elle-même, car, dès le premier moment, elle s’était assurée que Mme Croft n’avait aucun soupçon du passé. Tranquille sur ce point, elle se sentait pleine de force et de courage, quand ces mots de Mme Croft lui donnèrent un coup subit : « C’est vous, n’est-ce pas, et non votre sœur que mon frère eut le plaisir de connaître quand il était dans ce pays ? » Anna espérait avoir dépassé l’âge où l’on rougit ; mais certainement elle fut émue. « Peut-être ne savez-vous pas qu’il est marié ? » Elle ne sut quoi répondre ; et quand Mme Croft expliqua qu’il s’agissait du ministre Wenvorth, elle fut heureuse de n’avoir rien dit qui pût la trahir. Il était bien naturel que Mme Croft pensât à Édouard Wenvorth plutôt qu’à Frédéric. Honteuse de l’avoir oublié, elle s’informa avec intérêt de leur ancien voisin. Le reste de la conversation n’offrit rien de remarquable, mais en partant, elle entendit l’amiral dire à Marie : « Nous attendons un frère de Mme Croft, je crois que vous le connaissez de nom ! » Il fut interrompu par les petits garçons, qui s’accrochaient à lui comme à un vieil ami et ne voulaient pas le laisser partir : il leur offrit de les emporter dans ses poches, et fut bientôt trop accaparé pour finir sa phrase ou se souvenir de ce qu’il avait dit. Anna tâcha de se persuader qu’il s’agissait toujours d’Édouard Wenvorth ; mais cela ne l’empêcha point de se demander si l’on avait parlé de cela dans l’autre maison, où les Croft étaient allés d’abord. On attendait ce soir-là au cottage la famille de Great-House. Tout à coup Louisa entra seule, disant qu’elle était venue à pied pour laisser plus de place à la harpe qu’on apportait. « Et je vais vous dire pourquoi, dit-elle : Papa et maman sont tout tristes ce soir, maman surtout ; elle pense au pauvre Richard ; et nous avons eu l’idée d’apporter la harpe, qui l’amuse plus que le piano. Je vais vous dire ce qui la rend si triste. Mme Croft nous a dit ce matin que son frère, le capitaine Wenvorth, est rentré en Angleterre, et ira prochainement les voir. Maman s’est souvenue que Wenvorth est le nom du capitaine de notre frère Richard. Elle a relu ses lettres, et maintenant elle ne pense qu’à son pauvre fils qu’elle a perdu. Soyons aussi gaies que possible, pour que sa pensée ne s’appesantisse pas sur un si triste sujet. » La vérité de cette pathétique histoire était que les Musgrove avaient eu le malheur d’avoir un fils mauvais sujet, et la chance de le perdre avant qu’il eût atteint sa vingtième année. On l’avait fait marin, parce qu’il était stupide et ingouvernable ; on se souciait très peu de lui, mais assez pour ce qu’il valait. Il ne fut guère regretté quand la nouvelle de sa mort arriva à Uppercross, deux années auparavant. Ses sœurs faisaient aujourd’hui pour lui tout ce qu’elles pouvaient faire en l’appelant « pauvre Richard », mais en réalité il n’avait été rien de plus que le lourd, insensible et inutile d**k Musgrove ; n’ayant droit, vivant ou mort, qu’à ce diminutif de son nom. Il avait été plusieurs années en mer, et dans le cours de ces changements fréquents pour les mousses dont le capitaine désire se débarrasser, il avait été six mois sur la frégate Laconia, commandée par le capitaine Frédéric Wenvorth, et sous l’influence de ce dernier, il avait écrit à ses parents les deux seules lettres désintéressées qu’ils eussent jamais reçues de lui ; les autres n’étaient que des demandes d’argent. Il disait toujours du bien de son capitaine, mais ses parents s’en souciaient si peu qu’ils n’y avaient fait aucune attention, et si Mme Musgrove fut frappée par le nom de Wenvorth associé avec celui de son fils, c’était par un de ces phénomènes de la mémoire assez fréquents chez les personnes distraites. Elle avait relu les lettres de ce fils perdu pour toujours, et cette lecture, après un si long intervalle, alors que les fautes étaient oubliées, l’avait affectée plus profondément que la nouvelle de sa mort. M. Musgrove l’était aussi, mais à un moindre degré, et en arrivant au cottage ils avaient besoin d’être écoutés et égayés. Ce fut une nouvelle épreuve pour Anna d’entendre parler de Wenvorth, et répéter son nom si souvent, d’entendre disputer sur les dates, et affirmer enfin que ce ne pouvait être que le capitaine Wenvorth, ce beau jeune homme qu’on avait rencontré plusieurs fois en revenant de Clifton huit années auparavant. Elle vit qu’il fallait s’accoutumer à ce supplice, et tâcher de devenir insensible à cette arrivée. Non seulement il était attendu prochainement, mais les Musgrove, reconnaissants des bontés qu’il avait eues pour leur fils, et pleins de respect pour le caractère que d**k leur avait dépeint, désiraient vivement faire sa connaissance. Cette résolution contribua à leur faire passer une soirée agréable.
Quelques jours plus tard, on sut que le capitaine était à Kellynch. M. Musgrove lui fit visite et revint enchanté. Il l’avait invité à dîner avec les Croft pour la semaine suivante, et n’avait pu, à son grand regret, fixer un jour plus rapproché. Anna calcula qu’elle n’avait plus qu’une semaine de tranquillité ; mais elle faillit rencontrer le capitaine, qui rendit aussitôt à M. Musgrove sa visite. Elle et Marie se dirigeaient vers Great-House quand on vint leur dire que l’aîné des petits garçons avait fait une chute grave : l’enfant avait une luxation de la colonne vertébrale. On revint en toute hâte. Anna dut être partout à la fois, chercher le docteur, avertir le père, s’occuper de la mère pour empêcher une attaque de nerfs, diriger les domestiques, renvoyer le plus jeune enfant, soigner et soulager le pauvre malade, enfin donner des nouvelles aux Musgrove, dont l’arrivée lui donna plus d’embarras que d’aide. Le retour de son beau-frère la soulagea beaucoup ; il pouvait au moins prendre soin de sa femme. Le docteur examina l’enfant, remit la fracture et parla ensuite à voix basse et d’un air inquiet au père et à la mère. Cependant il donna bon espoir, et l’on put aller dîner plus tranquillement. Les deux jeunes filles restèrent quelques instants après le départ de leurs parents pour raconter la visite du capitaine ; dire combien elles étaient enchantées et contentes que leur père l’eût invité à dîner pour le lendemain. Il avait accepté d’une manière charmante, comme s’il comprenait le motif de cette politesse. Il avait parlé et agi avec une grâce si exquise, qu’il leur avait tourné la tête. Elles s’échappèrent en courant, plus occupées du capitaine que du petit garçon. La même histoire et les mêmes ravissements se répétèrent le soir, quand elles vinrent avec leur père prendre des nouvelles de l’enfant. M. Musgrove confirma ces louanges. Il ne pouvait reculer l’invitation faite le matin au capitaine, et regrettait que les habitants du cottage ne pussent venir aussi. Ils ne voudraient sans doute pas quitter l’enfant. « Oh ! non, » s’écrièrent le père et la mère. Mais bientôt Charles changea d’avis ; puisque l’enfant allait si bien, il pouvait aller passer une heure à Great-House après le dîner. Mais sa femme s’y opposa : « Oh ! non, Charles, je ne souffrirai pas que vous sortiez. Si quelque chose arrivait ! » L’enfant eut une bonne nuit et alla mieux le lendemain ; le docteur ne voyait rien d’alarmant, et Charles commença à trouver inutile de se séquestrer ainsi. L’enfant devait rester couché, et s’amuser aussi tranquillement que possible. Mais que pouvait vait faire le père ? C’était l’affaire d’une femme, et ce serait absurde à lui de s’enfermer à la maison. D’ailleurs son père désirait beaucoup le présenter à Wenvorth. Au retour de la chasse, il déclara audacieusement qu’il allait s’habiller et dîner chez son père. « Votre sœur est avec vous, ma chère, et vous-même, vous n’aimeriez pas à quitter l’enfant. Je suis inutile ici, Anne m’enverra chercher s’il est nécessaire. » Les femmes comprennent généralement quand l’opposition est inutile. Marie vit que Charles était décidé à partir. Elle ne dit rien, mais aussitôt qu’elle fut seule avec Anna : « Ainsi on nous laisse seules nous distraire comme nous pourrons avec ce pauvre enfant malade, et pas une âme pour nous tenir compagnie le soir. Je le prévoyais ; je n’ai pas de chance ; s’il survient une chose désagréable, les hommes s’en dispensent. Charles ne vaut pas mieux que les autres. Il n’a pas de cœur ; laisser ainsi son pauvre petit garçon ! Il dit qu’il va mieux. Sait-il s’il n’y aura point un changement soudain, dans une demi-heure ? Je ne croyais pas Charles si égoïste. Ainsi, il va s’amuser, et parce que je suis la pauvre mère, il ne m’est pas permis de bouger ; et cependant je suis moins capable que personne de soigner l’enfant. Précisément parce que je suis sa mère, on ne devrait pas me mettre à une telle épreuve. Je ne suis pas de force à la supporter. Vous savez combien j’ai souffert des nerfs hier ? – C’était l’effet d’une commotion soudaine ; j’espère que rien n’arrivera qui puisse nous effrayer. J’ai bien compris les instructions du docteur, et je ne crains rien. Vraiment, Marie, je ne suis pas surprise que votre mari soit sorti. Ce n’est pas l’affaire des hommes. – Il me semble que je suis aussi bonne mère qu’une autre ; mais ma présence n’est pas plus utile ici que celle de Charles. Je ne puis pas toujours gronder et tourmenter un pauvre petit malade. Vous avez vu, ce matin, quand je lui disais de se tenir tranquille, il s’est mis à donner des coups de pied autour de lui. Je n’ai pas la patience qu’il faut pour cela. – Seriez-vous tranquille si vous passiez votre soirée loin de lui ? – Pourquoi non ? son père le fait bien. Jémina certainement est si soigneuse. Charles aurait pu dire à son père que nous irions tous. Je ne suis pas plus inquiète que lui. Hier, c’était bien différent, mais aujourd’hui ! – Eh bien ! si vous croyez qu’il n’est pas trop tard pour avertir, laissez-moi soigner le petit Charles. M. et Mme Musgrove ne trouveront pas mauvais que je reste avec lui. – Parlez-vous sérieusement ? dit Marie les yeux brillants. Mon Dieu quelle bonne idée ! En vérité, autant que j’y aille. Je ne sers à rien ici, n’est-ce pas ? et cela me tourmente. Vous n’avez pas les sentiments d’une mère : vous êtes la personne qu’il faut. Jules vous obéit au moindre mot. Ah ! bien certainement j’irai, car on désire beaucoup que je fasse connaissance avec le capitaine, et cela ne vous fait rien de rester seule. Quelle excellente idée ! Je vais le dire à Charles, et je serai bientôt prête. Vous nous enverrez chercher, s’il le faut, mais j’espère que rien d’alarmant ne surviendra.