Chapitre 4

2177 Words
Chapitre 4 Je m’endormis à deux heures du matin et me réveillai à sept. Je pris une douche froide, décidai de faire un jogging au Jardin Miquelone. Pour cela je descendis par Freud jusqu’à l’avenue du Cap Leeuwin que je pris à ma gauche et rejoignis ce parc en forme de carré qui mesure environ un kilomètre de côté. Ce jardin est arrosé constamment par les jardiniers de la ville, il y règne une atmosphère douce et parfumée. Son côté sud donne sur la promenade devant l’océan. Au bout d’une heure de footing et d’étirements je regagnai mes pénates et me glissai à nouveau sous une douche froide. Rasage à la lame, un récurage poussé sur l’émail de mes dents à la brosse rotative électrique. J’enfilai une chemise blanche sans cravate et je choisis un costume de lin beige. L’accoutrement parfait dans cette ville, en cette saison, pour passer inaperçu. Je consultai une dernière fois les documents du juge Laupper, ainsi que la photo perforée de la bourgmestre. Je plaçai les feuillets de papier dans un vieux seau à champagne en aluminium où était structuré en relief le sigle Moët & Chandon. J’y mis le feu. Les yeux fixes, j’observai la combustion, puis déversai les cendres dans la cuvette des WC. J’appuyai sur le bouton de la chasse d’eau et cette dernière siphonna les résidus noircis de mon contrat. Je rinçai le seau. Je retournai dans la cuisine et, avec une paire de tenailles, je cassai le verre, emprunté la veille dans le bistrot des loubards, en petits morceaux. La canette en alu subit le même sort, je mis les déchets minéraux dans le sac-poubelle adéquat et en fis de même avec les déchets en alliage. Sur le palier, je composai un code qui appela le petit monte-charge destiné aux sacs à ordures, ouvris le portillon et j’enfournai les deux sacs dans la cage en inox. J’appuyai sur le bouton : direction deuxième sous-sol. Là, j’ignorais ce qu’il en advenait : tous les jours des camions munis de bennes à ordures sortaient des sous-sols et fonçaient vers des destinations inconnues, du moins par moi. Avant d’accéder au garage du loueur de voitures je ne pus m’empêcher de pénétrer dans le magasin de vaisselle où Sandra plumeautait des verres et autres babioles fragiles. Le magasin était désuet et d’un autre temps puisqu’une petite clochette fixée au-dessus du chambranle de la porte se mit à tintinnabuler à l’ouverture de celle-ci. À moins que ce ne fût un effet de mode voulu par la demoiselle. — Bonjour, dis-je. Elle me fit un sourire à faire b****r tous les ânes du Royaume. C’était sa façon à elle de me dire bonjour. — Que puis-je pour vous Leonard ? Lors de deux ou trois visites précédentes, nous avions échangé nos noms… enfin façon de parler, car mon nom servait de prénom, tout ça à cause de mon adoption par le Roi. L’officier de l’état civil n’avait validé que Leonard sur son registre en chevauchant les cases, l’abruti, l’administration de notre Monarchie a des œillères et ne reconnaît pas ses erreurs. Je m’appelle donc Leonard tout court. Je suis sans amertume et m’y fais très bien. — Heu… fis-je, ce qui montrait une grande détermination… J’ai déjà pris une tasse l’autre jour, il m’en faudrait une deuxième de la même couleur. C’était une tasse anglaise, j’aime bien les tasses anglaises… Enfin je suppose qu’elle était anglaise, ajoutai-je, saisi soudain d’un doute. — Vous avez raison de supposer, c’était une tasse Magyar… — J’aime bien aussi les tasses Magyar, m’empressai-je de la couper. — J’ai le service complet si vous voulez ? — Heu, non. J’aime autant les acheter une par une… — Ce serait moins cher, dit-elle avec son sourire à faire bramer les cerfs. Elle se dirigea vers l’arrière de son comptoir, saisit une tasse et la mit dans une petite boîte en carton. — Je pourrais la prendre ce soir ? précisai-je. — Bien sûr, je vous la mets de côté ; encore que ce ne serait pas nécessaire avec la couleur que vous avez choisie, il y a peu d’amateurs. — Si elle est si moche que ça, pourquoi l’avez-vous dans votre boutique ? rétorquai-je, vexé. Elle rougit jusqu’à la racine de ses cheveux noirs, coupés court, son sourire s’estompa et elle vint vers moi les mains en avant et saisit les miennes. Ses yeux noisette se plantèrent dans les miens. — Excusez-moi, Leonard, je ne voulais pas vous offenser. Ma boutique fait partie d’une chaîne de magasins dont le patron est Hongrois… d’où ces tasses magyares. Chaque boutique a son quota à écouler. Et d’ailleurs elles ne sont pas si laides que ça, je vous taquinais. Je lui fis un sourire, lui baisai les mains l’une après l’autre et les lui rendis. — À ce soir, Sandra. La clochette tintinnabula à nouveau. Le loueur était du genre bourru dans ses mauvais jours et pour lui c’était un mauvais jour puisqu’il était bourru. J’ignorai ses récriminations : on était prisonniers d’une ville merdique, oubliés du Royaume… plus personne ne voulait bosser… bientôt les laissés-pour-compte sortiraient des marécages… Il faudrait bien de la main-d’œuvre, etc. Je pensais qu’il ne devait pas rôder souvent près des LSL. La Volvo grise m’attendait sur le parking devant la boutique. Je pris possession des clefs, enclenchai la boîte automatique et appuyai sur la pédale d’accélération. J’allai jusqu’à mon studio d’armement à trois blocs de là par la 5e rue et stationnai en premier sous-sol. Comme toutes les tours et immeubles de Beckenra City, la tour K11 ne comporte que deux sous-sols, ce qui semble impensable pour de telles constructions. La raison en est simple : la peur du Fleuve. Quand la première ville avec ses baraques en bois fut rasée par la volonté du Roi et que le bourgmestre d’alors, bâtisseur devant l’éternel, entreprit de copier Brasilia, on dut constater qu’il ignorait tout de l’urbanisme, de la géologie et de l’espace. Brasilia est un éden à côté de Beckenra. Notre cité est un jeu fléché avec des cases surplombées par des tours immenses. Il n’y a que le réseau de tramways qui quadrille la ville de part en part qui est une réussite. Lors de la reconstruction, un entrepreneur aiguisé par l’appétit d’un promoteur se voulut des talents de spéléologie. Il creusa le sol jusqu’à dix mètres de profondeur et là, stupeur : de l’eau grouillante et sale serpentait comme des tentacules venant du Fleuve. Deux ou trois geysers éclatèrent ses engins de terrassement. Il combla vite fait la cavité créée et il fut décidé de ne pas descendre à plus de deux sous-sols. Sa tour fut érigée : par forage on y coula des pieux en béton qui trouvèrent le bon sol à moins trente mètres. On posa des longrines sur ses pieux et un radier sur les longrines et tout Beckenra fut ainsi construite à l’identique. Le projet de métro fut abandonné. Ce connard de Fleuve s’y engouffrerait. Alors pourquoi avoir bâti cette ville ? C’est une autre histoire, qui démarre en 1860, mais pour l’heure j’ai mieux à faire et en parlerai plus tard. Dans mon studio d’armement, près des caisses de munitions, siège un petit établi où je modifie certaines balles selon l’usage que je leur destine. Je sortis de ma ceinture le pistolet qui m’avait servi la veille, le coinçai dans l’étau et assénai un coup de massette sur le canon. Je desserrai l’étau et saisis l’Heckler par la crosse, je constatai qu’aucune balle ne pourrait jamais plus être tirée de cet engin. Aucune comparaison balistique ne serait possible avec les trois balles tirées hier soir. Je me débarrasserais plus tard de l’arme à vingt kilomètres en amont du Fleuve. À cet endroit une balustrade en béton de deux mètres de hauteur le longe et je pourrais y balancer innocemment l’arme en la poussant de mon pied dans une sorte de barbacane qui aspire l’eau de la pénétrante Freud. Soupirail pas assez grand pour y passer un corps, même découpé en cinq morceaux. En tranches, peut-être. Je remplaçai mon pistolet par un autre Heckler & Koch USP légèrement différent du précédent ; il fallait y ajouter la mention Tactical, ce dernier terme signifiant un pas de vis externe à la bouche du canon pour y visser un silencieux. Réducteur de bruit, chargeurs et pistolet que je mis dans un sac musette. J’opérais toujours de cette façon quand l’artillerie devenait trop importante. Je jetai le sac en bandoulière sur mon épaule et je quittai mon studio. Je n’aimais pas me rendre rive droite. Je ne me l’explique pas, mais ma vie est à gauche du Fleuve. Je descendis Freud, pris P2 pour traverser le Fleuve (P2 signifiant que c’était le deuxième pont en partant de l’embouchure), je me retrouvai avenue Gaëtan Gatian de Clérambault (une autre particularité de Beckenra City, sur la rive droite les avenues portent des noms de psychiatres ou tout ce qui a trait à la psychiatrie et sur la rive gauche des noms de grands caps maritimes, exceptée la pénétrante Freud, je ne sais pas pourquoi) et je tournai à gauche par la 63e rue pour rejoindre la Promenade Océane du Roi. Là siège l’hôtel de ville, une tour de cinquante étages flanquée de chaque côté de deux bâtiments massifs en béton beaucoup moins hauts qui abritent, l’un les archives municipales et provinciales, l’autre la bibliothèque de la ville. Vu du ciel, l’ensemble ressemble à un immense H. Je garai la Volvo sur le parking du front de mer, mis la musette dans le coffre et, les mains dans les poches de mon pantalon, je pénétrai dans l’édifice. Au milieu de l’immense hall, une cage en verre grouillait de secrétaires hommes et femmes. Tout ce monde palabrait à des guichets et répondait aux questions des visiteurs, nombreux en ce milieu de matinée. Je lus les écriteaux au-dessus de chaque guichetier : c’est incroyable ce que l’administratif peut générer comme sujets divers. État civil, Recherche de paternité, Décès, Renseignements, Permis de conduire, Handicap, etc. Je remarquai un guichet sans file d’attente et m’y rendis. Une seule personne terminait son exposé à renfort de grands gestes : c’était l’accueil de la dératisation. Peut-être pas le meilleur choix, mais bon : je n’aime pas les queues. La cinquantenaire m’accueillit sans enthousiasme ; sans doute marre des rats. Ma question la surprit : — Je voudrais rencontrer Luth Miller, s’il vous plaît. — Vous êtes sérieux ? — Oui… C’est bien la bourgmestre ? — Bien sûr, mais elle tient rarement le guichet de la dératisation, ironisa-t-elle. — J’en étais persuadé, fis-je, mais peut-être pouvez-vous me recommander à son secrétariat ? Elle bougonna et appuya sur une touche de son téléphone. Elle transmit ma demande et écouta la réponse. Elle raccrocha. — Pouvez monter au cinquième étage, on vous renseignera. — Merci. Je ne pris pas l’ascenseur et grimpai les étages calmement, à mon rythme. Au cinquième régnait une atmosphère plus ouatée, les pas se feutraient dans une épaisse moquette laineuse. Je me dirigeai vers un bureau d’accueil vitré. La femme à la réception, blonde et rondelette, me toisa, esquissa un sourire mécanique. Elle avait deviné qu’un mec comme moi, avec ma démarche de guépard et ma sale silhouette de beau gosse, ne lui baverait pas sur les escarpins. Il m’arrivait pourtant de faire des efforts, pour la bonne cause. — C’est à quel sujet ? dit-elle avant que j’ouvre la bouche. — Je voudrais parler à Luth Miller. Elle éclata de rire : — On ne rencontre pas Madame la bourgmestre comme ça, il faut prendre rendez-vous. Elle reçoit les sujets de Sa Majesté le mercredi après-midi (elle ouvrit un agenda), j’ai quinze heures dans trois mois, le… — Trop tard, la coupai-je. — Comme vous voulez, je ne peux rien faire d’autre pour vous, Monsieur. — Je vous remercie… Ah au fait, elle est à cet étage ? — Vous voulez rire. Non. Son bureau est au 49e niveau, le dernier est occupé par la sécurité. Je fis un geste de désappointement et lui tournai le dos. Sur le palier je pris l’ascenseur, direction l’étage de la bourgmestre. Quand il s’arrêta au 49e j’eus droit au traditionnel haut-le-cœur. Les portes coulissèrent et je me trouvai nez à nez avec deux gardes armés ou deux flics, en uniforme anthracite, avec revolver Colt Python .357 Magnum au ceinturon. Des balèzes engraissés aux hamburgers. Un Noir et un Blanc. Les deux fous opposés d’un jeu d’échec ou les cavaliers de la reine Luth. — Vous avez rendez-vous ? me balança blanco. — Bien sûr, répondis-je froidement, nullement impressionné. — Votre laissez-passer ? demanda noiro. Vous n’avez pas de badge autour du cou. — Je l’ai oublié. — Vous avez rendez-vous avec madame Miller ? insista blanco. Je me mis à rire. — Ah ah, non pas du tout, il y a maldonne, j’ai rendez-vous avec monsieur Ricardo, dis-je innocemment. Peut-être ne suis-je pas au bon étage ? — Je pense en effet que vous vous êtes trompé, Monsieur, que fait ce Ricardo ? — Il distribue les urnes funéraires aux gens nécessiteux et leur attribue des emplacements dans les funérariums de la ville. Vous savez, ces petites boîtes pour mettre les cendres de nos chers défunts. Je suis représentant et spécialiste de ces petits vases. Un très beau métier qui nous confronte hélas avec une réalité peu reluisante… mais je vois que je vous ennuie, chacun son job. Les deux gardes se regardèrent en se signant. Notre royaume très catholique, pensai-je en les observant. Je fis un geste de la tête qui signifiait « Alors, qu’est-ce que je fais ? », noiro compris mon message. — Le mieux à faire, dit-il en réfléchissant… Vous descendez au rez-de-chaussée et là, vous verrez à l’accueil un écriteau « Décès », ils doivent connaître Ricardo. Hein ! Hans ? C’est ça, non ? — Ouais c’est ça, dit blanco en me dévisageant. D’ailleurs, comment ne l’avez-vous pas vu à votre arrivée ? ajouta-t-il. — Vous savez, le hall est immense… Et puis, on m’avait dit « Pour l’urne, c’est au 49e », j’ai grimpé ici sans réfléchir, je vais en parler à mon chef. Excusez-moi, Messieurs, de vous avoir dérangés dans vos occupations. — Y a pas de mal, mais la prochaine fois ne venez pas ici sans badge, on serait obligés de pratiquer une fouille corporelle. Vous comprenez ? — Oui, merci, fis-je en m’engouffrant dans un ascenseur qui venait d’arriver sur le palier et d’où sortait Luth Miller en personne entourée de deux autres gardes. Seul dans la cage, je blêmis. Mes jambes tremblèrent légèrement. Je l’avais vue. Sans ses yeux transpercés. Les deux gardes blanco et noiro, attristés, songèrent « il fait vraiment un sale boulot, ce pauvre type… ».
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