CHAPITRE VII
François et Amandine
François et Amandine couchaient dans une pièce située immédiatement au-dessus de la cuisine, à l’extrémité a un corridor sur lequel s’ouvraient plusieurs autres chambres servant de cabinets de société aux habitués du cabaret.
Après avoir partagé leur repas frugal, au lieu d’éteindre leur lanterne, selon les ordres de la veuve, les deux enfants avaient veillé, laissant leur porte entrouverte pour guetter leur frère Martial au passage, lorsqu’il rentrerait dans sa chambre.
Posée sur un escabeau boiteux, la lanterne jetait de pâles clartés à travers sa corne transparente.
Des murs de plâtre rayés de voliges brunes, un grabat pour François, un vieux petit lit d’enfant beaucoup trop court pour Amandine, une pile de débris de chaises et de bancs brisés par les hôtes turbulents de la taverne de l’île du Ravageur, tel était l’intérieur de ce réduit.
Amandine, assise sur le bord du grabat, s’étudiait à se coiffer en marmotte avec le foulard volé, don de son frère Nicolas.
François, agenouillé, présentait un fragment de miroir à sa sœur, qui, la tête à demi tournée, s’occupait alors d’épanouir la grosse rosette qu’elle avait faite en nouant les deux pointes du mouchoir…
Fort attentif et fort émerveillé de cette coiffure, François négligea un moment de présenter le morceau de glace de façon à ce que l’image de sa sœur put s’y réfléchir.
– Lève donc le miroir-plus haut – dit Amandine ; – maintenant je ne me vois plus… Là… bien… attends encore un peu… voilà que j’ai fini… Tiens, regarde ! Comment me trouves-tu coiffée ?
– Oh ! très bien ! très bien !… Dieu ! Oh ! la bulle rosette ! Tu m’en feras une pareille à ma cravate, n’est-ce pas ?
– Oui, tout à l’heure… mais laisse-moi me promener un peu. Tu iras devant moi… à reculons, en tenant toujours le miroir haut… pour que je puisse me voir en marchant…
François exécuta de son mieux cette manœuvre difficile, à la grande satisfaction d’Amandine qui se prélassait, triomphante et glorieuse, sous les cornes et sous l’énorme bouffette de son foulard.
Très innocente et très naïve dans toute autre circonstance, cette coquetterie devenait coupable en s’exerçant à propos du produit d’un vol que François et Amandine n’ignoraient pas. Autre preuve de l’effrayante facilité avec laquelle des enfants, même bien doués, se corrompent presque à leur insu, lorsqu’ils sont continuellement plongés dans une atmosphère criminelle.
Et d’ailleurs le seul mentor de ces petits malheureux, leur frère Martial, n’était pas lui-même irréprochable, nous l’avons dit ; incapable de commettre un vol ou un meurtre, il n’en menait pas moins une vie vagabonde et peu régulière. Sans doute les crimes de sa famille le révoltaient ; il aimait tendrement les deux enfants, il les défendait contre les mauvais traitements ; il tâchait de les soustraire à la pernicieuse influence de sa famille ; mais n’étant pas appuyé sur des renseignements d’une moralité rigoureuse, absolue, ses conseils sauvegardaient faiblement ses protégés. Ils se refusaient à commettre certaines mauvaises actions, non par honnêteté, mais pour obéir à Martial, qu’ils aimaient, et pour désobéir à leur mère, qu’ils redoutaient et haïssaient.
Quant aux notions du juste et de l’injuste, ils n’en avaient aucune, familiarisés qu’ils étaient avec les détestables exemples qu’ils avaient chaque jour sous les yeux, car, nous l’avons dit, ce cabaret champêtre, hanté par le rebut de la plus basse populace, servait de théâtre à d’ignobles orgies, à de crapuleuses débauches : et Martial, si ennemi du vol et du meurtre se montrait assez indifférent à ces immondes saturnales.
C’est dire combien les instincts de moralité des enfants étaient douteux, vacillants, précaires, chez François surtout, arrivé à ce terme dangereux où l’âme hésitant, indécise, entre le bien et le mal peut être en un moment à jamais perdue ou sauvée…
– Comme ce mouchoir rouge te va bien, ma sœur ! – reprit François : – est-il joli ! Quand nous irons jouer sur la grève devant le four à plâtre du chaufournier, faudra te coiffer comme ça, pour faire enrager ses enfants, qui sont toujours à nous jeter des pierres et à nous appeler petits guillotinés…
Moi, je mettrai aussi ma belle cravate rouge, et nous leur dirons : C’est égal, vous n’avez pas de beaux mouchoirs de soie comme nous doux !
– Mais, dis donc, François… – reprit Amandine après un moment de réflexion – s’ils savaient que les mouchoirs que nous portons sont volés… ils nous appelleraient petits voleurs…
– Avec ça qu’ils s’en gênent de nous appeler voleurs ?
– Quand c’est pas vrai… c’est égal… Mais maintenant…
– Puisque Nicolas nous les a donnés, ces mouchoirs, nous ne les avons pas volés.
– Oui, mais lui, il les a pris sur un bateau, et notre frère Martial dit qu’il ne faut pas voler…
– Mais puisque c’est Nicolas qui a volé, ça ne nous regarde pas.
– Tu crois, François ?
– Bien sûr ?
– Pourtant, il me semble que j’aimerais mieux que la personne à qui ils étaient nous les ait donnés… Et toi, François ?
– Moi, ça m’est égal… On nous en a fait cadeau ; c’est à nous.
– Tu en es bien sûr ?
– Mais, oui, oui, sois donc tranquille !
– Alors… tant mieux, nous ne faisons pas ce que mon frère Martial nous défend, et nous ayons de beaux mouchoirs.
– Dis donc, Amandine, s’il savait que, l’autre jour, Calebasse t’a fait prendre ce fichu à carreaux dans la balle du colporteur pendant qu’il avait le des tourné ?
– Oh ! François, ne dis pas cela ! – dit la pauvre enfant dont les yeux se mouillèrent de larmes. – Mon frère Martial serait capable de ne plus nous aimer… vois-tu… de nous laisser tout suels ici…
– N’aie donc pas peur… est-ce que je lui en parlerai jamais ? Je riais…
– Oh ! ne ris pas de cela, François ; j’ai eu assez de chagrin, va : mais il a bien fallu ; ma sœur m’a pincé jusqu’au sang, et puis elle me faisait des yeux… des yeux… et pourtant par deux fois le cœur m’a manqué ; je croyais que je ne pourrais jamais… Enfin, le colporteur ne s’est aperçu de rien, et ma sœur, a gardé le fichu. Si on m’avait prise pourtant, François, on m’aurait mise en prison…
– On ne t’a pas prise. C’est comme si tu n’avais pas volé.
– Tu crois ?
– Pardi !
– Et en prison, comme on doit être malheureux !
– Ah ! bien oui… au contraire…
– Comment, François au contraire ?
– Tiens ! tu, sais bien le Gros-Boiteux qui loge à Paris chez le père Micou, le revendeur de Nicolas… qui tient un garni à Paris, passage de la Brasserie ?
– Un gros boiteux ?
– Mais oui, qui est venu ici ; à la fin de l’automne, de la part ; du père Micou, avec un montreur de singes et deux femmes.
– Ah ! oui, oui ; un gros boiteux qui a dépensé ; tant, tant d’argent.
– Je le crois bien, il payait pour tout le monde… Te souviens-tu, les promenades sur l’eau… c’est moi qui les menais… même que le montreur de singes avait emporté son orgue pour faire de la musique dans le bateau ?…
– Et puis, le soir, le beau feu d’artifice qu’ils ont tiré, François ?
– Et le Gros-Boiteux n’était pas chiche ! il m’a donné dix sous pour moi ! ! Il ne prenait jamais que du vin cacheté ils avaient du poulet à tous leurs repas ; il en a eu au moins pour 80 francs.
– Tant que ça, François ?
– Oh ! oui…
– Il était donc bien riche ?
– Du tout… ce qu’il dépensait, c’était de l’argent qu’il avait gagné en prison, d’où il sortait !
– Il avait gagné tout cet argent-là en prison ?
– Oui… il disait qu’il lui restait encore sept cents francs ; que quand il ne lui resterait plus rien… il ferait un bon coup… et que si on le prenait… ça lui était bien égal, parce qu’il retournerait rejoindre les bons enfants de la geôle, comme il dit.
– Il n’avait donc pas peur de la prison, François ?
– Mais au contraire… il disait à Calebasse qu’ils sont là un tas d’amis et de noceurs ensemble… qu’il n’avait jamais eu un meilleur et une meilleure nourriture qu’en prison… de la bonne viande quatre fois la semaine, du feu tout l’hiver, et une bonne somme en sortant… tandis qu’il y a des bêtes d’ouvriers honnêtes qui crèvent de faim et de froid, faute d’ouvrage…
– Pour sûr, François, il disait ça, le Gros-Boiteux ?
– Je l’ai bien entendu… puisque c’est moi qui ramais dans le bachot, pendant qu’il racontait son histoire à Calebasse et aux deux femmes, qui disaient que c’était la même chose dans les prisons de femmes d’où elles sortaient.
– Mais alors, François, faut donc pas que ça soit si mal de voler, puisqu’on est si bien en prison ?
– Dame ! je ne sais pas, moi… ici, il n’y a que notre frère Martial, qui dise que c’est mal de voler… peut-être qu’il se trompe…
– C’est égal, il faut le croire, François, il nous aime tant !…
– Il nous aime, c’est vrai… quand il est là, il n’y a pas de risque qu’on nous batte… S’il avait : été ici ce Soir, notre mère ne m’aurait pas roué de coups… Vieille bête ! est-elle méchante !… oh ! je la hais… je la hais… que je voudrais être grand pour lui rendre tous les coups qu’elle nous a donnés… à toi, surtout, qui es bien moins dure que moi…
– Oh ! François ; tais-toi… ça me fait peur d’entendre dire, que tu voudrais battre notre mère – s’écria la pauvre petite en pleurant et en jetant ses bras autour du cou de son frère, qu’elle embrassa tendrement.
– Non, c’est que c’est vrai aussi – reprit François en repoussant Amandine avec douceur – pourquoi ma mère et Calebasse sont-elles toujours si acharnées sur nous ?
– Je ne sais pas – reprit Amandine en essuyant ses yeux du revers de sa main ; – c’est peut-être parce qu’on a mis notre frère Ambroise aux galères et qu’on a guillotiné notre père, qu’elles sont injustes pour nous…
– Est-ce que c’est notre faute ?
– Mon Dieu, non ; mais, que veux-tu ?
– Ma foi si je devais recevoir ainsi toujours, toujours de ? coups, à la fin j’aimerais mieux voler comme ils veulent, moi… À quoi ça m’avance-t-il de ne pas voler ?…
– Et Martial, qu’est-ce qu’il dirait ?
– Oh ! sans lui… il y a longtemps que j’aurais dit oui car ça lasse aussi d’être battu ; tiens ce soir, jamais ma mère n’avait été aussi méchante… c’était comme une furie… il faisait noir, noir… elle ne disait pas un mot… je ne sentais que sa main froide qui me tenait par le cou pendant que de l’autre elle me battait… et puis il me semblait voir ses yeux reluire…
– Pauvre François… pour avoir dit que tu avais vu un os de mort dans le bûcher.
– Oui, un pied qui sortait de dessous terre – dit François en tressaillant d’effroi : – j’en suis bien sûr.
– Peut-être qu’il y aura eu autrefois un cimetière ici n’est-ce pas ?
– Faut croire… mais alors pourquoi notre mère m’a-t-elle dit qu’elle m’abîmerait encore si je parlais de l’os de mort à mon frère Martial ?… Vois-tu, c’est plutôt quelqu’un qu’on aura tué dans une dispute et qu’on aura enterré là pour que ça ne se sache pas.
– Tu as raison… car te souviens-tu ? un pareil malheur a déjà manqué d’arriver.
– Quand cela ?
– Tu sais, la fois où M. Barbillon a donné un coup de couteau à ce grand qui est si décharné, si décharné, si décharné, qu’il se fait voir pour de l’argent.
– Ah ! oui le squelette ambulant… comme ils l’appellent ? ma mère est venue, les a séparés… sans ça, Barbillon aurait peut-être tue le grand décharné ! As-tu vu comme il écumait et comme ses yeux lui sortaient de la tête, à Barbillon ?…
– Oh ! il n’a pas peur de vous allonger un coup de couteau pour rien… C’est lui qui est un crime !
– Si jeune et si méchant… François !
– Tortillard est bien plus jeune, et il serait au moins aussi méchant que lui s’il était assez fort…
– Oh ! oui il est bien méchant… L’autre, jour il m’a battue, parce que je n’ai pas voulu jouer avec lui…
– Il t’a battue ?… bon… la première fois qu’il viendra…
– Non, non, vois-tu. François… c’était pour rire…
– Bien sûr ?
– Oui, bien vrai.
– À la bonne heure… sans ça… Mais je ne sais pas comment il fait, ce gamin-là pour avoir toujours autant d’argent ; est-il heureux ! La fois qu’il est venu ici avec la Chouette, il nous a montré des pièces d’or de vingt francs. Avait-il l’air moqueur, quand il nous a dit : – Vous en auriez comme ça, si vous n’étiez pas des petits sinves.
– Des sinves ?
– Oui en argot ça veut dire des bêtes, des imbéciles.
– Ah oui ! c’est vrai.
– Quarante, francs… en or… comme j’achèterais des belles choses avec ça… Et toi. Amandine ?
– Oh ! moi aussi.
– Qu’est-ce que tu achèterais ?
– Voyons – dit l’enfant en baissant la tête d’un air méditatif – j’achèterais d’abord pour mon frère Martial une bonne casaque bien chaude pour qu’il n’ait pas froid dans son bateau.
– Mais pour toi ?… pour toi ?…
– J’aimerais bien un petit Jésus en cire avec son mouton et sa croix, comme ce marchand de figures de plâtre en avait dimanche… tu sais, sous le porche de l’église d’Asnières ?
– À propos, pourvu qu’on ne dise pas à ma mère ou à Calebasse qu’on nous a vus dans l’église ?
– C’est vrai, elle qui nous a toujours tant défendu d’y entrer… C’est dommage, car c’est bien gentil eu dedans, une église… n’est-ce pas, François ?
– Oui… quels beaux chandeliers, d’argent !
– Et le portrait de la Sainte-Vierge… comme elle a l’air bonne…
– Et les belles lampes… as-tu vu ?… Et la belle nappe sur le grand buffet du fond, où le prêtre disait la messe avec ses deux amis habillés comme lui… et qui lui donnaient de l’eau et du vin ?
– Dis donc, François, te souviens-tu, l’autre année, à la Fête-Dieu, quand nous avons d’ici vu passer sur le pont toutes, ces petites communiantes avec leurs voiles blancs ?
– Avaient-elles de beaux bouquets !
– Comme elles chantaient d’une voix douce en tenant les rubans de leur bannière !
– Et comme les broderies d’argent de leur bannière reluisaient au soleil !… C’est ça qui doit coûter cher !…
– Mon Dieu… que c’était donc joli, hein, François !